A. Les chambres d’agriculture assistent à l’organisation corporative

Vers la loi du 2 décembre 1940 ?

En reprenant le titre utilisé par Isabel Boussard dans la version publiée de sa thèse 1165, il s’agit en fait d’en questionner la pertinence. Si, comme elle le note, « le document le plus ancien que l’on trouve dans les archives de la Corporation date du 15 juin 1940 » 1166, l’empressement des théoriciens du corporatisme et de ceux qui s’y rallient dans l’opportunisme et les malentendus ne signifie guère que l’organisation corporative soit mise en œuvre sans heurts jusqu’au vote de la loi. Les chambres d’agriculture et l’APPCA sont finalement les victimes de la loi, mais cela n’augure en rien les positions et les ambitions des groupes qui les constituent et de l’institution elle-même, à supposer toutefois que les paroles en soient audibles. De la fin du mois de juin au 2 décembre, alors que son sort est scellé, comment et au nom de quoi les acteurs de l’APPCA se sont-ils impliqués dans les évènements ?

Joseph Faure aurait eu une entrevue avec Albert Chichery, ministre de l’Agriculture, les 5 et 8 juillet 1167. Dans ses mémoires, Jacques Le Roy Ladurie donne à ce sujet de plus amples informations. Il relate une conversation tenue le 5 juillet, à Vichy, avec « [s]on vieil ami Luce Prault : il m’expliqua d’un mot les raisons de sa présence à Vichy. Le matin même, il avait conduit Joseph Faure et Lucas, respectivement président et secrétaire de l’APPCA […], chez Albert Chichery, le ministre de l’Agriculture et du Ravitaillement. "Accueil excellent, me confia-t-il. Enfin un ministre décidé à coopérer avec les chambres d’agriculture. Sur un point, dans le désastre général, vous pouvez du moins n’être pas trop mécontent; désormais l’agriculture "légale" va s’appuyer sur l’agriculture réelle." Et d’ajouter, se faisant pressant: "Vous aussi, allez voir Chichery. N’êtes-vous pas le porte-parole de l’UNSA ? C’est l’occasion ou jamais." » 1168. Cette dernière phrase semble bien résumer les opportunités entrevues en ce début de juillet 1940, quoique celles-ci restent vagues.

En juillet 1940, 44 membres de chambre d’agriculture dont quatorze présidents sont parlementaires : 18, dont trois présidents, sont députés, et 26, dont onze présidents, sont sénateurs. Convoquée à Vichy dès le 2 juillet, l’Assemblée nationale décide le 9 juillet, conjointement avec les sénateurs et à la quasi-unanimité, qu’il y a lieu de réviser les lois constitutionnelles. Le lendemain, 10 juillet, 569 parlementaires votent pour l’article unique du projet de loi constitutionnelle, et seuls 80 s’y opposent. Par cet article, « l’Assemblée nationale donne tout pouvoir au gouvernement de la République, sous l’autorité et la signature du Maréchal Pétain, à l’effet de promulguer par un ou plusieurs actes une nouvelle constitution de l’État français. Cette constitution devra garantir les droits du travail, de la famille et de la patrie. Elle sera ratifiée par la Nation et appliquée par les Assemblées qu’elle aura créées » 1169. L’attitude des membres et des présidents de chambre d’agriculture le 10 juillet est particulièrement éclairante 1170 : non que l’appartenance à une chambre d’agriculture ou à l’APPCA soit un facteur décisif, loin de là, mais en ce que leur positionnement d’alors rejaillit sur l’image de l’assemblée des années 1930 et range l’institution parmi celles qui n’accueillirent pas le plus chaleureusement le gouvernement de Pétain. Alors que parmi les parlementaires qui sont simples membres d’une chambre d’agriculture, on compte deux tiers de votes en faveur des pleins pouvoirs au maréchal Pétain, seuls sept des présidents parlementaires, soit un sur deux, ont voté pour 1171. Il s’agit de sept sénateurs : un radical-socialiste, trois siégeant à la « gauche démocratique », deux autres à l’« union républicaine » et un non-inscrit. Leurs motivations sont peu connues et sont sans doute les mêmes que celles des 562 autres votants. Gaston Veyssière, ex-bâtonnier de Rouen, président de la chambre d’agriculture de Seine-Maritime depuis 1931, qualifié par les rédacteurs d’une notice biographique de « républicain très modéré, est évidemment plus que réservé face au Front Populaire. Il refuse par deux fois sa confiance à Léon Blum. Aussi, vote-t-il sans état d’âme les pleins pouvoirs à Pétain » 1172 : de fait cette réaction des adversaires du Front populaire, des revanchards lui attribuant la défaite, est répandue. Elle se lit notamment en filigrane dans les dernières pages des mémoires de Joseph Faure 1173.

Il faut préciser que six des parlementaires présidents de chambre d’agriculture, deux députés et quatre sénateurs, n’ont pas pris part au vote. Le nombre est trop faible pour que des statistiques soient valables, mais il révèle une indécision certaine. Ainsi Léon Lauvray, président de la chambre d’agriculture de l’Eure, « ne se rend pas à Vichy pour le vote des pleins pouvoirs au Maréchal Pétain. Désormais, ce républicain modéré mais fermement attaché aux institutions, refuse toute compromission avec le nouveau régime » 1174. L’absence de témoignage à la première personne et « à chaud » prive le chercheur de la possibilité d’apprécier le sens de cette abstention qui ne dit alors pas son nom, mais qu’il est apparu opportun de désigner comme telle a posteriori. Entre Charles-Henri Cournault, président de la chambre d’agriculture de Meurthe-et-Moselle et sénateur de l’« Union républicaine », qui « se retir[e] dans ses terres » 1175, et le président de la chambre d’agriculture de la Meuse, Georges Lecourtier, sénateur issu de la « Gauche républicaine démocratique », âgé de 74 ans, qui décède une quinzaine de jours plus tard à Bagnoles-de-l’Orne 1176, il ne semble pas que l’on puisse déceler une communauté de vues.

Un seul président de chambre d’agriculture, Léonel de Moustier, du Doubs, a voté contre l’octroi des pleins pouvoirs au maréchal Pétain : ses convictions républicaines, maintes fois affirmées 1177, ne font guère de doute. Quatre autres membres d’une chambre d’agriculture appartiennent aux « Quatre-Vingts » qui ont voté contre le 10 juillet 1940, dont trois qui sont suppléants-délégués à l’APPCA. Parmi eux, on trouve Marcel Astier, vice-président de la chambre d’agriculture de l’Ardèche, président de la section « sociétés coopératives agricoles de production et de vente » au bureau du comité central de la Fédération nationale de la mutualité et de la coopération agricoles (FNMCA) 1178, député de l’Ardèche depuis 1924 et inscrit au groupe de la gauche radicale. Le 10 juillet, « lors de la proclamation des résultats du scrutin, au milieu de la clameur des majoritaires, il fut seul à crier : "Vive la République quand même !" » 1179. Les autres sont Alexis Jaubert, vice-président de la chambre d’agriculture de la Corrèze, ainsi que Jean-Emmanuel Roy et Henry Sénès, membres respectivement, de la chambre d’agriculture de la Gironde et de celle du Var. Leur geste est lourd de conséquences au cours des années suivantes, mais en sont-ils conscients alors ? D’Alexis Jaubert, on sait que « ce "non" à Vichy et son engagement dans la résistance lui valurent, en 1941, d’être révoqué de ses fonctions de maire de Larche puis d’être traqué par la police de Vichy jusqu’à la Libération » 1180, et d’Henry Sénès que le « régime de Vichy, en représailles, dissout, le 22 novembre 1940, le conseil municipal du Muy "jusqu’à la cessation des hostilités", privant ainsi Henry Sénès de son écharpe de maire. Un an plus tard, l’ancien sénateur est exclu de l’ordre de la Légion d’honneur » 1181.

Le remaniement ministériel du 12 juillet fait de Pierre Caziot 1182 le nouveau ministre de l’Agriculture. Le 16 juillet, il reçoit Joseph Faure : quelques semaines plus tard, à la fin du mois d’août, dans les locaux du 19 de la rue Saint-Genès où se sont installés les services de l’APPCA, Luce Prault, « entouré de quelques employés fidèles » en aurait rendu compte à Jacques Le Roy Ladurie en ces termes : « "Depuis notre dernière rencontre, rien ne va plus. Vous vous souvenez de la bonne impression que nous avait laissée Albert Chichery, qui nous reçut deux fois à Vichy, les 5 et 8 juillet, Joseph Faure, Lucas et moi-même. Hélas, avec Caziot, ce n’est plus la même chose. Le 16 juillet, il nous recevait à son tour. Il se montra très vague, et depuis plus rien. Silence total. Je n’en attends rien de bon. Ses intentions à l’égard des organisations professionnelles et spécialement des chambres d’agriculture ne me paraissent pas très catholiques. Cette réserve officielle cache-t-elle un mauvais coup ?" À quoi Le Roy Ladurie aurait répondu : "Ce ne serait pas étonnant : Caziot n’est pas un agriculteur professionnel. Il doit se méfier de nous. Au gré des équipes de Vichy, nous sommes certainement les témoins surannés de temps révolus." ». Et aurait pensé : « "Disant cela, je songeais à part moi que Luce Prault, fils d’un directeur d’école laïque, lui-même enfant de la "laïque", était fréquemment taxé d’homme de gauche par les "chevau-légers" de certains clans agricoles ; son attachement sincère à la république sentait le fagot" ». À cette date, Luce Prault entendait « essayer de maintenir les contacts avec les chambres d’agriculture de la zone libre et si possible faire paraître [la] revue Chambres d’agriculture, [et] récidiver, [notamment en faisant son possible pour parvenir à] rencontrer le Maréchal, [enfin en se proposant] d’organiser à travers la France une série de réunions régionales avec les présidents des chambres d’agriculture et leurs bureaux » 1183. La préciosité de ces transcriptions de paroles échangées ne doit pas occulter la fragilité du témoignage a posteriori, susceptible d’être biaisé par une vision téléologique et par le souci de dédouaner les hommes de leurs égarements des « années troubles » : le portrait de Luce Prault en républicain laïc vu comme un « homme de gauche » doit être juxtaposé à l’image de l’homme qui au cours de l’été 1940 fait preuve d’un grand acharnement à rencontrer le maréchal Pétain. À moins que le classement à gauche ne soit que relatif, dans le regard de l’ex-dorgériste Jacques Le Roy Ladurie.

Les interventions de Joseph Faure auprès de Pierre Caziot les 20, 22, 24 et 26 août 1940, auraient eu pour objet la transmission des « vœux de l’APPCA relatifs à la libération des prisonniers de guerre ; au rapatriement des réfugiés ; à l’approvisionnement des agriculteurs en produits nécessaires à la culture et l’alimentation des animaux, spécialement aux tracteurs agricoles ; à l’amélioration des transports et moyens de communication ; à la généralisation de l’emploi des moteurs à gazogène par l’attribution d’une prime à l’achat ou à la transformation ; à l’encouragement à la production de charbon de bois ; aux allocations familiales et assurances sociales ; à la suppression de certaines taxations abusives de produits agricoles sans contre-partie nécessaire dans la taxation des produits et matériels, outils, engrais, etc. indispensables à la culture » 1184. Enfin le 9 septembre, Joseph Faure, les deux vice-présidents de l’APPCA et son secrétaire, Henri Decault, Félix Garcin et Jules-Édouard Lucas, sont reçus en audience par le maréchal Pétain 1185. Nous ne savons rien de cette entrevue, sinon que Joseph Faure y a joué son rôle d’« interprète permanent des Chambres départementales d’Agriculture et de l’APPCA auprès du Ministre Secrétaire d’État à l’Agriculture, de ses collaborateurs et des Services Ministériels intéressés et responsables, tant militaires que civils » 1186. Au cours du mois de septembre, à Limoges, Toulouse, Marseille, Lyon et Clermont-Ferrand, il préside des réunions régionales où se rendent les représentants des chambres d’agriculture de la zone non-occupée : rapport en est fait systématiquement à Pierre Caziot. Et « malgré de multiples difficultés, les services de l’APPCA (3 personnes) ont, conformément aux instructions reçues du président, repris la publication de la revue de l’APPCA Chambres d’agriculture dont 11 fascicules (659 pages) ont été publiés de fin juin à fin décembre 1940 et expédiés aux chambres d’agriculture de la zone non occupée » 1187.

Alors que les présidents membres du Comité permanent général (CPG) pour la zone occupée se réunissent à Paris le 10 octobre, au 11bis rue Scribe, leurs homologues de la zone non-occupée tiennent une réunion à Clermont-Ferrand le 15 octobre : « au cours de ses réunions ont été préparées les dispositions à prendre et les interventions nécessaires afin de permettre aux présidents des chambres et à leurs suppléants délégués de participer à la session ordinaire de novembre en la ville siège provisoire du Gouvernement de l’État français, à Vichy » 1188. Pendant ce temps, comme le résume Gordon Wright, « les corporatistes trouvèrent à Vichy bien des oreilles complaisantes. Pétain lui-même, dès le début, avait publiquement proclamé son intention d’en finir avec le "désordre libéral" » 1189. Le flou règne cependant sur la délimitation de cette nébuleuse que constituent les « corporatistes » et sur la chronologie des négociations officieuses qui durèrent tout l’automne 1940. Toujours selon l’historien américain, c’est en septembre 1940 qu’« un groupe de dirigeants de l’UNSA présenta un projet de loi en vue de créer une structure corporative dans l’agriculture, la Corporation paysanne. L’UNSA s’était dépensée depuis dix ans pour parvenir à une telle réforme, et bien que certains de ses dirigeants eussent à présent un moment d’hésitation, craignant que l’idéal corporatiste fût à tout jamais compromis par son association avec la victoire allemande, la majorité persévéra dans cette voie sans hésitation. En tête se trouvait Louis Salleron, théoricien quasi officiel de l’UNSA, homme au tempérament passionné qui ne pouvait souffrir d’attendre. Salleron fut l’auteur principal du projet de loi de septembre 1940 » 1190.

Quant à elle, Isabel Boussard observe qu’« en juillet 1940, les corporatistes s’agitent beaucoup à Vichy, puisque leur doctrine est une des bases du nouveau régime. Mais ils sont nombreux et ne sont pas toujours d’accord entre eux sur différents points de doctrine ou d’organisation. De plus des problèmes personnels se posent » 1191. Elle admet toutefois ne « posséd[er] sur l’élaboration de la loi du 2 décembre que des renseignements très fragmentaires » 1192 et reste évasive : « voici ce que l’on peut savoir de la genèse de la loi du 2 décembre : une origine indubitablement syndicale, de nombreuses interventions du ministère pour faire modifier le projet et un résultat final qui satisfait, malgré tout grandement les dirigeants de l’UNSA. Avaient-ils craint pire ? C’est possible, et pourtant le ministère était loin de leur avoir laissé toute la liberté qu’ils désiraient, comme nous allons le voir maintenant en comparant le dernier projet syndical et la loi définitive » 1193.

Isabel Boussard insiste peu sur les velléités des « autres mouvements agricoles, idéologiquement opposés aux premiers, [qui] essayent également de faire pression sur le gouvernement en vue d’une réforme » : elle cite un éditorial de La Volonté paysanne, l’organe officiel de la Confédération nationale paysanne (CNP), proche de la SFIO, signé par Élie Calvayrac, relatant le voyage des principaux dirigeants de l’organisation à Vichy pour présenter leur programme de rénovation intitulé « Pour la Résurrection de la Nation Par la Résurrection de la Paysannerie » 1194. Édouard Lynch donne quelques éléments de compréhension de ce texte quand il clôt sa thèse sur les « incertitudes doctrinales et [les] convergences agrariennes » des socialistes à la fin des années 1930 1195. Il reste que ces propositions semblent être restées sans écho à Vichy : l’enchaînement rhétorique des paragraphes de l’ouvrage d’Isabel Boussard laisse entendre que ce sont « les plus actifs », soit les « syndicalistes corporatistes de l’UNSA, réunis autour de Louis Salleron » qui l’emportèrent. C’est faire fi de ses résonances profondes avec le projet vichyssois, avec ses précoces équivoques 1196 et avec la mystique paysanne inhérente aux discours de Pétain. C’est évacuer d’un trait de plume les divergences constatées plus tôt : ce faisant, c’est affirmer bien vite que la doctrine corporative agricole française n’est en rien copiée sur les corporations allemandes ou italiennes, dont eussent pu s’inspirer certains et dont les réminiscences ne sont pas totalement absentes de la loi finalement votée.

Quoi qu’il en soit, à l’automne 1940, alors que le texte proposé en septembre par des dirigeants de l’UNSA est « refondu une bonne vingtaine de fois » 1197, « les dirigeants des autres organisations s’inquiét[ent] de savoir quelle place leur serait réservée. L’animateur de l’AGPB, Hallé, bien placé comme directeur du cabinet du ministre, défendit particulièrement les associations de produits. Des conversations sortirent un second puis un troisième projet où s’étoffèrent progressivement les développements sur la coopération, la mutualité, le crédit, les chambres d’agriculture, les groupes spécialisés » 1198. Aucun indice ne nous permet d’identifier de la part des dirigeants de l’APPCA la moindre tentative d’infléchissement du contenu de ce texte dans le sens d’un maintien, d’un renforcement ou d’une intégration des chambres d’agriculture et de l’APPCA à la « Charte paysanne » en gestation.

Pourtant, le projet de loi circule : le 26 septembre, Pierre Caziot en envoie un exemplaire à Michel Augé-Laribé, à qui Robert Préaud, secrétaire général au ministère de l’Agriculture, vient de demander « de créer, au ministère, un service d’études et de documentation qui sera, plus tard, relié au service statistique ». Michel Augé-Laribé a longuement côtoyé Luce Prault quand les deux hommes étaient respectivement secrétaire général et secrétaire adjoint de la commission exécutive de la CNAA, de 1926 au milieu des années 1930 1199. Sa réponse à la demande d’avis de Caziot est très claire : son hostilité au projet est totale et sans appel. La dimension autoritaire et uniformisatrice suscite d’abord ses griefs. Le flou des attributions et des modalités d’application hérissent le dirigeant agricole chevronné qu’il est. Surtout, lui pose problème le fait que le premier rôle soit donné au syndicalisme, tandis que caisses de crédit, assurances mutuelles et coopératives sont reléguées à un emploi secondaire et subordonné, tant il attribue de faiblesses au premier et de succès aux seconds. Il insiste sur le fait que « pour justifier ces spoliations au profit des syndicats on invoque la "dispersion" des grandes institutions professionnelles agricoles [et écrit :] il me semble qu’un grand effort avait été fait dans ces derniers temps pour les rassembler. La création de Maisons de l’Agriculture dans presque tous les départements montrait bien qu’on y avait réussi ou au moins qu’on en avait compris l’utilité. Et j’ajoute dès maintenant que la fondation des chambres d’agriculture avait aidé à cette coordination désirable » 1200. On voit combien s’affine au fil des lignes son positionnement : ce sont les organisations du boulevard Saint-Germain qui ont sa préférence face à celles de la rue d’Athènes. Dans la lutte opiniâtre que mènent certains corporatistes pour arracher le plus de pouvoir, pas seulement patrimonial, à l’État, il est clairement du côté du ministère.

Mais il demeure dans son « rôle de conciliateur », forgé au cours des années 1930 – il a alors contribué à rapprocher, au sein de la CNAA et plus informellement, les organisations de la rue d’Athènes et celles du boulevard Saint-Germain, dans une vaste et vaporeuse équivoque agrarienne. Dans cette perspective, le rôle – ou l’absence de rôle – attribué aux chambres d’agriculture et à leur assemblée permanente occupe une place importante : « J’en arrive aux chambres d’agriculture. Je les connais mal. Je n’ai fait partie d’aucune d’entre elles ni de l’administration de l’Assemblée des présidents. Elles ont été créées quand j’étais secrétaire général de la CNAA et elles sont pour une part cause de sa disparition. Cependant, la CNAA a aidé à leur naissance et je vais vous dire que je crois que les chambres d’agriculture, dans l’état d’inertie et d’indifférence où restaient plongés la plupart des paysans français, ont été et sans doute sont encore le mode d’organisation le plus convenable, celui qui permettra de former le plus rapidement les hommes capables de participer, à des degrés divers, à la direction de l’organisation professionnelle. Il suffira, je crois, d’en chasser les gens qui vivaient de la politique, élus ou candidats, même à l’échelon communal. Le projet propose la suppression des chambres d’agriculture départementales et leur remplacement par des chambres d’agriculture régionales. Pourquoi les chambres qui ne valent rien quand elles sont départementales deviennent-elles capables de « promouvoir », en liaison (naturellement !) avec les organisations professionnelles, le progrès de l’agriculture, quand elles se groupent par deux ? Le commentaire du projet n’en dit rien et je suis incapable de le deviner. Mais ce que je vois bien, c’est que l’application des sciences aux productions agricoles n’est probablement pas leur affaire. Il y faut des techniciens, des savants et non des praticiens. C’est comme si l’on disait que ce sont les écoliers qui doivent établir les programmes scolaires. Quant à l’assemblée des présidents des chambres d’agriculture, elle est tuée en deux lignes et ce sont certainement ces deux lignes-là que les rédacteurs du projet ont écrites avec le plus de plaisir. Je n’ai jamais assisté à une réunion de cette assemblée, mais je connais les publications faites en son nom. Je dirai que jamais encore dans l’agriculture française on n’avait fait un tel travail de documentation classée, d’information abondante, d’éducation, si nécessaire, des chefs de la profession. Je remarquerai encore que les présidents des chambres d’agriculture deviendraient fatalement pour la plupart les délégués et membres des Unions régionales et du Comité central, et que l’on ne comprend pas pourquoi leur travail sera meilleur quand ils auront changé le titre de leur groupement. Les hommes sont toujours les hommes, c’est-à-dire le plus mauvais des matériaux de construction. Comme toujours, c’est bien une question d’hommes qui se pose. On ne fait pas de la sociologie avec de la mécanique et des encadrements rigides » 1201.

Michel Augé-Laribé conclut en ces termes : « qu’y a-t-il derrière tout ce projet ? La persuasion chez quelques jeunes gens que, s’ils tenaient le volant, tout irait vite et bien » 1202. S’exprime dans sa lettre bien plus que l’aveu de conservatisme qu’a bien voulu y lire Isabel Boussard : c’est l’impossible rupture que pointe l’ancien secrétaire général de la CNAA. L’impossible émergence d’élites totalement nouvelles, l’impossible coupure avec les organisations des années 1930, car l’enchevêtrement des mandats cumulés crée un réseau inextricable dont les fils ne peuvent que se mêler à l’organisation en cours de création. Il ne semble pas exagéré de deviner une connivence avec Luce Prault même si rien ne permet d’attester de liens entre Augé-Laribé et lui. Si Luce Prault affirme, longtemps après, qu’« à aucun moment l’Assemblée permanente des présidents des chambres d’agriculture n’avait été consultée au sujet de cette loi sur l’organisation corporative de l’Agriculture » 1203, il ne faut pas en conclure qu’aucun des présidents de chambre d’agriculture ne l’a été, mais qu’aucun interlocuteur n’a été sollicité pour porter la parole de l’institution qu’est l’APPCA, ou du moins n’a à cette occasion bénéficié d’une écoute attentive qui aurait pu aboutir à une intégration de l’APPCA dans la nouvelle organisation corporative. Dans ses mémoires, Jacques Le Roy Ladurie laisse accroire également que les prémices de l’organisation corporative ont été conclus sans la moindre intervention de sa part quand il écrit : « un ersatz de corporation ne s’élaborait-il pas dans mon dos ? À Paris et à Vichy, que pouvaient bien fabriquer mes anciens amis depuis ma rupture avec eux ? » 1204.

Une réunion des présidents de chambre d’agriculture de la zone occupée, d’abord prévue pour le 14 novembre, est déplacée au 25 du même mois à la demande de Pierre Caziot, qui « désirait assister personnellement à cette réunion » 1205. Ce même 14 novembre, est expédiée une convocation pour la session du 21 novembre, qui doit se tenir à Vichy, en zone libre. L’ordre du jour détaillé est joint à cet envoi : il est prévu d’y débattre des « moyens de production : besoins, disponibilités actuelles et prochaines, répartition ; des taxations des produits agricoles et du ravitaillement ; des transports [et enfin du] retour à la terre : principes, application, résultats, collaboration avec les agriculteurs ; [et de la] collaboration des chambres d’agriculture dans le cadre de leurs attributions professionnelles, à l’effort de redressement national poursuivi par les pouvoirs publics » 1206. L’APPCA tient donc sa deuxième session ordinaire le jeudi 21 novembre « dans le local mis à la disposition de l’assemblée par Monsieur le ministre secrétaire d’État à l’Agriculture, Salle des Fêtes (1 er  étage), place de l’Hôtel-de-Ville à Vichy » 1207. Cinq présidents et un délégué seulement sont présents. La liste de présence mentionne que « les membres de l’assemblée résidant en Alsace et en Lorraine (A. et L.), en zone interdire (Z. I.) et en zone occupée (Z. O.) n’ont pu assister à la session » 1208. 39 présidents de la zone libre sont excusés ; le président de la chambre d’agriculture de la Lozère n’a pas donné de nouvelles et un seul suppléant délégué est présent. Cinq présidents métropolitains sont là : Joseph Faure, Joseph Verge, de l’Allier, Léon Dastrevigne, des Hautes-Alpes, André Néron-Bancel, de la Haute-Loire et Henri Côte, du Puy-de-Dôme ; à leurs côtés Gratien Faure, président de la chambre d’agriculture de Constantine, en Algérie. Comme il s’y attendait et notamment parce qu’« aucune facilité particulière n’a été accordée à [leurs] collègues de la zone occupée pour franchir la ligne de démarcation » 1209, le quorum est loin d’être atteint et la session renvoyée à huitaine. Le même jour, Joseph Faure apprend, et en informe les présidents, que, par une décision prise la veille par le ministre de l’Agriculture Pierre Caziot, la session de l’APPCA prévue pour le 29 novembre est ajournée sine die 1210. La réunion du 25 novembre est elle aussi annulée.

L’explication de ces atermoiements réside sans doute dans le fait que le projet de loi sur l’organisation corporative de l’Agriculture aurait été adopté en Conseil des ministres dès le 29 octobre 1940. Le communiqué officiel diffusé par la radio et la presse le 28 octobre l’annonçait comme un projet qui « tend notamment à substituer, tant à Paris que dans les départements, des conseils restreints aux anciens conseils consultatifs comprenant un très grand nombre de membres qui, la plupart du temps, étaient dans l’impossibilité de se rendre aux convocations » 1211. On mesure l’imprécision de l’annonce. Selon Isabel Boussard, une délibération gouvernementale de Caziot, non datée, développe ce projet tout en se gardant bien de le qualifier de corporatif : il y parle d’« ordre nouveau s’appuyant sur les organismes existants » 1212. Le texte, finalement décrété le 2 décembre, est publié au journal officiel le 7 décembre. Les divergences des corporatistes entre eux, leurs désaccords avec Caziot, la possible nécessité de soumettre le texte à l’approbation des autorités allemandes, expliquent ce délai exceptionnellement long. L’incertitude pesante du mois de novembre ne laisse filtrer dans les témoignages aucun indice du niveau d’information des dirigeants de l’APPCA, cependant que, par Michel Augé-Laribé, on peut se douter que Luce Prault et, par lui, Joseph Faure, étaient au fait de la teneur du texte en discussion, et de ses dispositions concernant les chambres d’agriculture et l’APPCA. « Le secret était sans doute nécessaire » 1213 : si pour les corporatistes et Caziot, il fallait ne point trop informer les dirigeants des organisations promises à la disparition, pour Joseph Faure et Luce Prault, il fallait réussir à réunir les présidents en session pour exister encore. Le massif absentéisme des présidents de la zone libre le 21 novembre doit-il nous conduire à conclure que les présidents étaient d’ores et déjà au courant du sort réservé à l’institution ? On ne saura quelles conclusions ils en avaient tirées.

D’après la loi du 2 décembre 1940, l’organisation corporative de l’agriculture « est fondée sur le syndicat local, à cadre communal ou intercommunal. Ce syndicat, qui réunit les familles paysannes d’un territoire, est dit corporatif ». C’est un syndicat unique, qui par ailleurs est tenu d’adhérer à l’union agricole corporative départementale ou régionale, laquelle participe à l’organisation nationale corporative. « Le syndicat corporatif agricole local est présidé par un syndic assisté, s’il y a lieu, de syndics adjoints nommés par l’union corporative agricole régionale sur proposition du syndicat local ». « L’union corporative régionale est présidée par un délégué régional, assisté d’un conseil de douze membres au plus ; le délégué et les membres du conseil sont nommés par le ministre secrétaire d’État à l’agriculture, sur proposition de l’assemblée générale des syndics, transmise par le conseil national corporatif ». L’Union agricole corporative régionale doit soumettre ses décisions à l’agrément du Conseil corporatif national, composé de l’ensemble des délégués régionaux. Ce Conseil national propose à l’agrément du ministre un comité permanent de dix membres « qui est auprès de lui un organisme consultatif ». Le titre II de la loi concerne les institutions agricoles de coopération et de mutualité : désormais, l’adhésion à ces organismes « implique l’affiliation à un syndicat corporatif agricole ». Le titre III touche aux groupes spécialisés par productions ou catégories de productions : ces groupes sont constitués à l’échelon national et éventuellement régional ou local. Leurs délégués sont désignés au niveau national.

Le titre IV de la loi est relatif aux chambres d’agriculture et à l’APPCA 1214 : ainsi, « des chambres régionales d’agriculture sont créées qui ont pour objet exclusif et reçoivent pour mission de promouvoir, en liaison avec les organisations professionnelles et avec les services du ministère de l’Agriculture, le progrès de l’agriculture par les applications des sciences aux productions agricoles, animales et végétales. […] Les chambres d’agriculture créées par la loi du 3 janvier 1924 seront supprimées par arrêté du ministre secrétaire d’État à l’agriculture dès que l’organisation régionale aura été constituée. Jusqu’à leur suppression, leur activité sera limitée aux questions techniques définies ci-dessus ». Enfin, « l’Assemblée permanente des présidents des chambres d’agriculture est supprimée. Un arrêté du ministre secrétaire d’État à l’agriculture fixera, avant le 30 avril 1941, les modalités de liquidation. Les biens et les intérêts de l’assemblée permanente sont gérés provisoirement par un comité de trois membres nommés par le ministre secrétaire d’État à l’agriculture ». L’article 18 de la loi se clôt toutefois sur ces mots : « un décret fixera la composition et les conditions de fonctionnement de l’organisme de coordination des travaux des chambres régionales d’agriculture » 1215. On ne sait cependant pas si un projet alternatif à l’APPCA, une assemblée des chambres régionales d’agriculture, était réellement en gestation.

La dimension autoritaire de l’unité syndicale, de l’interdiction de « toute grève ou lock-out », la mise sous tutelle des organisations coopératives et mutualistes, la mise en sommeil des chambres d’agriculture et la suppression de l’APCA vont bien dans le sens d’une victoire du syndicalisme agricole issu de la rue d’Athènes, de l’UNSA installée rue des Pyramides depuis le milieu des années 1930. La pluralité politique est évacuée, les organisations issues du boulevard Saint-Germain sont soumises aux syndicats, les chambres d’agriculture se trouvent réduites à l’impuissance et l’APPCA est annihilée. André Algarron, rédacteur en chef adjoint du Petit Parisien 1216, s’en réjouit sans réserve : « Il était d’ailleurs urgent de mettre fin à la confusion qui régnait dans la profession agricole, et qui provenait de la croissance extrêmement rapide d’organismes divers dont certains se faisaient inutilement concurrence. C’est ainsi que le syndicalisme, qui, depuis la loi de 1884, était la forme juridique normale de la défense des intérêts agricoles, se trouvait doublé depuis 1924 par les chambres d’agriculture. Tout comme les syndicats, les chambres d’agriculture avaient pour mission de défendre les intérêts agricoles et de les représenter auprès des pouvoirs publics. Mais elles n’avaient la gestion d’aucune activité économique et, étant recrutées par le mode électoral au stade du département, elles servaient trop souvent de marchepied aux fonctions publiques. Un grand nombre de conseillers généraux, de députés et de sénateurs s’y rencontraient et, parfois, s’y opposaient, avec les représentants véritables de la profession organisée. Cette déviation fâcheuse n’existera plus désormais » 1217. « Exemple parfait de la convergence des courants traditionalistes et républicains sous la III République » 1218, ou vues comme telles, les chambres d’agriculture, et a fortiori leur assemblée permanente, sont jugées incompatibles avec le régime corporatif. Dès le 14 décembre 1940, un arrêté ministériel nomme les membres du Comité de gestion provisoire des biens et intérêts de l’APPCA en attendant la fixation, par arrêté, des modalités de liquidation – arrêté du 22 mars 1941 1219.

Jacques Le Roy Ladurie et Luce Prault insistent chacun à leur façon sur le fait que « l’élaboration de la loi du 2 décembre 1940 relative à l’organisation corporative de l’agriculture a été entourée de mystère » 1220. Jacques Le Roy Ladurie surtout s’y attarde et écrit : « une ancienne circulaire de l’UNSA n’avait-elle pas prétendu que mon ami Luce Prault, le directeur général de cette assemblée, était dans le coup ? ». Il témoigne de sa surprise lorsqu’il découvre le texte de la loi et apprend la suppression de l’UNSA et de l’APPCA : « je tombai des nues », « je ne pus en croire mes yeux », « voilà qui me paraissait louche ». Il retranscrit enfin avec une précision étonnante un vif échange entre lui et Luce Prault, qui aurait eu lieu peu après le 7 décembre 1940 :

« – Comment ! fulmina mon ami [Luce Prault]. On ne m’a jamais rien demandé. Et comment a-t-on pu supposer un instant que je cautionnerais un texte semblable ? Non, non, reprit-il, de plus en plus furieux, il faut dénoncer dès à présent ce détournement de corporation. Ce n’est rien d’autre que la mainmise intégrale de l’État sur la totalité des structures professionnelles agricoles.

Ensemble, nous reprîmes, un à un, les articles de la loi. Prault conclut, et j’étais exactement de son avis : "C’est bien clair. Cette loi, qu’on veut nous présenter comme une nouvelle charte de l’agriculture, comme une charte de la vie paysanne, n’est en fait qu’une charte octroyée au peuple paysan, une fois de plus encadré et embrigadé. C’est un chef-d’œuvre d’équivoque. Il faut refuser votre concours personnel à cette mauvaise action"

– Alors que faire ? Alerter les cadres agricoles, leur ouvrir les yeux ? Leur montrer que cette duperie transgresse les deux principes essentiels du syndicalisme agricole français, l’indépendance totale de celui-ci vis-à-vis de l’État, et la liberté d’adhérer ou non à un quelconque syndicat agricole ?

– Inutile ! Gardez-vous-en, objecta Prault. Vous perdriez votre temps. Du haut en bas de l’échelle, tous vont s’y laisser prendre. Ils y verront le seul moyen de servir la cause agricole. On ne saurait d’ailleurs leur en faire le reproche. À l’échelon national, comme aux échelons régionaux et locaux, vos militants feront le raisonnement suivant : dans son article 2, la loi de 1940 se réfère aux dispositions du livre III du Code du travail sur les syndicats, il n’y aura donc pas, à leurs yeux, de rupture entre ce qui était et ce qui sera. Cela changera de nom, voilà tout ! Hier on était syndicat local agricole, demain on sera syndicat local corporatif ; hier on était union départementale ou régionale de syndicats agricoles, demain on sera union régionale corporative ; hier on était UNSA, demain on sera Corporation nationale paysanne ! Et voilà comment on fera avaler la pilule.

– Vous avez raison. Je suis désarmé. Je n’ai rien à faire dans cette nouvelle organisation. Je vais tout plaquer.

– Il n’en est pas question. Abstenez-vous seulement, mon cher Jacques, de toute participation personnelle au stade national de la Corporation ; mais ne lâchez ni le Calvados, ni même la Normandie. N’y perdez pas pied. Faites le gros dos sous l’orage, tout en gardant le contact avec la base. Demeurez en charge de votre pré carré, sinon vous risqueriez de ne jamais vous y retrouver.

– Alors, Luce ? Jouer le jeu ?

– Oui, mais uniquement sur le plan local. Il faut y garder autorité et prestige. Conservez autant que possible l’Union corporative du Calvados ; faites-en, même sous ce nom déguisé, un centre actif et représentatif, et, malgré la loi, conservez aussi la chambre d’agriculture départementale ou régionale. En un mot, ne suivez pas vos amis dans l’erreur ; mais ne vous laissez pas enterrer » 1221.

On objectera que cet échange est un chef-d’œuvre de reconstruction a posteriori : écrites dans les années 1970, période pendant laquelle Luce Prault opère lui aussi un retour sur les années d’Occupation, ces lignes sont empreintes de la volonté de se justifier. La publication des mémoires de Jacques Le Roy Ladurie répond-elle à un autre impératif ? Loin de tout simplifier, elles sont également loin de tout dire, et surtout elles visent à imposer l’image d’une personnalité complexe face aux simplifications de la Libération. Les projets nets et pugnaces des deux hommes collent cependant mal avec les incertitudes de l’heure et sont partiellement contredites par des évènements postérieurs. On regrettera aussi de n’avoir pu confronter ces écrits d’autres récits à la première personne qui eussent pu amorcer des dialogues qui n’auraient pas manqué d’être dissonants. Car Luce Prault n’écrit guère qu’en se retranchant derrière l’institution dont il se fait le porte-parole 1222, et les mémoires de Joseph Faure, rédigées en octobre 1943 sous la houlette du même Luce Prault 1223, décidément omniprésent, sont peu prolixes.

Joseph Faure y énonce surtout, à propos de la loi du 2 décembre 1940, ses conséquences sur « la vassalisation, l’assujettissement des agriculteurs, leur mise sous tutelle » et ses regrets de voir stoppée net l’action des organisations agricoles préexistantes. Sa position de 1943 est cependant celle d’un certain repli sur la situation corrézienne. En 1940, dans le numéro du 13 décembre de La Défense paysanne de la Corrèze, il se livre, contrairement à ce que laissera entendre Luce Prault presque quarante ans plus tard, à quelques prudents commentaires sur la loi du 2 décembre : « En bons Français que nous sommes nous nous inclinons devant la loi sans nous livrer au moindre commentaire. Toutefois, nous tenons à faire état aujourd’hui de l’action utile accomplie dans nos campagnes en faveur du monde paysan par les chambres départementales d’agriculture où siégeaient en toute indépendance ceux qui avaient la confiance des agriculteurs et des associations agricoles. Quant à l’Assemblée permanente des présidents des chambres d’agriculture qui coordonnait les efforts de toutes les chambres d’agriculture de France et d’Algérie afin de les rendre plus efficaces dans un esprit d’étroite solidarité, il serait superflu de rappeler son œuvre féconde auprès des pouvoirs publics » 1224. Difficile à mesurer précisément, l’écho de ces mots n’est sans doute pas retentissant et Joseph Faure, âgé de 65 ans, semble las et désabusé. Mais même pour ceux qui n’ont été pour rien dans l’élaboration de la loi – dont Isabel Boussard n’hésite à parler en termes de « processus décisionnel », de « procédure de consultation » et de « navette » instaurée « entre les milieux professionnels et les différents niveaux gouvernementaux : ministre de l’Agriculture, des Finances, cabinet du chef de l’État » 1225 – le temps ne s’arrête pas le 2 décembre 1940. Dès lors que l’organisation corporative est en marche, les implications des hommes et leurs motivations deviennent-elles pour autant plus lisibles ? Derrière la question des choix individuels se pose celle de ce que l’on pourrait nommer la « discipline institutionnelle », celle d’un comportement collectif pensé et cohérent, que recèlent, comme une fausse évidence, les paroles de Luce Prault soi-disant transcrites par Jacques Le Roy Ladurie.

Notes
1165.

« Vers la loi du 2 décembre ». Isabel BOUSSARD, Vichy et la Corporation Paysanne… ouvrage cité, p. 23.

1166.

Ibidem.

1167.

Luce PRAULT, Mort et résurrection des Chambres d’Agriculture… ouvrage cité, f° 5.

1168.

Jacques LE ROY LADURIE, Mémoires, 1902-1945, Paris, Plon, 1997, 497 p., pp. 206-207.

1169.

Annales de l’Assemblée nationale, séance du 10 juillet 1940, pp. 826-828. Voir en ligne : http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/vote-80.pdf

1170.

Voir Annexes. Dossier n° 5. Tableau 1.

1171.

Il s’agit des sénateurs Jacques Guilhem, de l’Aude, Paul Bénazet, de l’Indre, Henri Léculier, du Jura, Henri Patizel, de la Marne, Hubert d’Andlau, du Bas-Rhin, Gaston Veyssière, de Seine-Inférieure et Joseph Harent, de la Somme.

1172.

Jean-Pierre CHALINE et Anne-Marie SOHN, Dictionnaire des parlementaires de Haute-Normandie sous la Troisième République : 1871-1940, Rouen, Publication de l’Université de Rouen, 2000, 349 p., pp. 340-341.)

1173.

Joseph Faure, 1875-1944… ouvrage cité.

1174.

Jean-Pierre CHALINE et Anne-Marie SOHN, Dictionnaire des parlementaires de Haute-Normandie…, ouvrage cité., pp. 173-174.

1175.

Jean JOLLY, Dictionnaire des parlementaires français … ouvrage cité, p. 1163.

1176.

Valeurs et célébrités meusiennes, 600 biographies recueillies et rassemblées par la Société philomathique de Verdun, Verdun, Frémont, 1953, II-219 p., pp. 131-132.

1177.

Voir notamment : Henri de MOUSTIER, 1940, l’armistice-trahison : le courage politique de Léonel de Moustier, Besançon, Cêtre, 2002, 375 p.

1178.

Annuaire national agricole 1939, p. 55.

1179.

Jean JOLLY, Dictionnaire des parlementaires français … ouvrage cité, p. 402.

1180.

Assemblée nationale, Dictionnaire des parlementaires français : notices biographiques sur les parlementaires français de 1940 à 1958, tome 4 : E-K, Paris, La Documentation française, 2001, 454 p., pp. 389-390.)

1181.

Jean MAITRON et Claude PENNETIER [dir.], Dictionnaire biographique… ouvrage cité.

1183.

Jacques LE ROY LADURIE, Mémoires, 1902-1945… ouvrage cité, pp. 225-226.

1184.

Luce PRAULT, Mort et résurrection des Chambres d’Agriculture… ouvrage cité, f° 5.

1185.

Ibidem.

1186.

Ibidem.

1187.

Ibidem, f° 4.

1188.

Ibidem, f° 6.

1189.

Gordon WRIGHT, La révolution rurale en France… ouvrage cité, p. 123.

1190.

Ibidem, citant une interview de Louis Salleron, août 1951.

1191.

Isabel BOUSSARD, Vichy et la Corporation Paysanne… ouvrage cité, p. 26.

1192.

Isabel BOUSSARD, La Corporation paysanne. Une étape dans l’histoire du syndicalisme agricole…, ouvrage cité, p. 84.

1193.

Ibidem, p. 91.

1194.

Isabel BOUSSARD, Vichy et la Corporation Paysanne… ouvrage cité, p. 29. (citant La Volonté paysanne, août 1940).

1195.

Édouard LYNCH, Moissons rouges… ouvrage cité, pp. 403-432.

1196.

Pierre BITOUN, « L’équivoque vichyssoise », article cité.

1197.

Gordon WRIGHT, La révolution rurale en France… ouvrage cité, p. 124.

1198.

Pierre BARRAL, Les agrariens français de Méline à Pisani… ouvrage cité, p. 275.

1199.

Annuaire national agricole 1930, p. 122.

1200.

Lettre de Michel Augé-Laribé à Pierre Caziot, Les Terrasses, 28 septembre 1940. Cité par Isabel BOUSSARD, Vichy et la Corporation Paysanne… ouvrage cité, pp. 36-40.

1201.

Ibidem.

1202.

Ibidem.

1203.

Luce PRAULT, Mort et résurrection des Chambres d’Agriculture… ouvrage cité, f° 7.

1204.

Jacques LE ROY LADURIE, Mémoires, 1902-1945… ouvrage cité, pp. 233-234.

1205.

Lettre de Jules-Édouard Lucas, secrétaire de l’APPCA, aux présidents de chambre d’agriculture, le 8 novembre 1940, à Paris. (reproduite dans APPCA, Compte rendu des séances des 21-29 novembre 1940 (ajournement), p. 24..

1206.

Ibidem, pp. 27-28.

1207.

APPCA, Compte rendu des séances des 21-29 novembre 1940 (ajournement), p. 39.

1208.

Ibidem, p. 33.

1209.

Lettre de Joseph Faure, président de l’APPCA, aux présidents de chambre d’agriculture, Paris/Clermont-Ferrand, le 14 novembre 1940. Ibidem, p. 25.

1210.

Lettre de Joseph Faure, président de l’APPCA, aux présidents de chambre d’agriculture, Paris/Clermont-Ferrand, le 21 novembre 1940. Ibidem, p. 29.

1211.

Cité par Luce PRAULT, Mort et résurrection des Chambres d’Agriculture… ouvrage cité, f° 7.

1212.

Isabel BOUSSARD, Vichy et la Corporation Paysanne… ouvrage cité, p. 41.

1213.

Luce PRAULT, Mort et résurrection des Chambres d’Agriculture… ouvrage cité, f° 7.

1214.

Voir Annexes. Dossier n° 5. Document 1.

1215.

Journal officiel de la République française, samedi 7 décembre 1940, Loi du 2 décembre 1940 relative à l’organisation corporative de l’agriculture, pp. 6 005-6 008.

1216.

Pascal ORY, Les collaborateurs, 1940-1945, Paris, Éditions du Seuil, 1976, 331 p., p. 73.

1217.

André ALGARRON, « La Charte paysanne de la France. L’organisation corporative de l’agriculture est réalisée. Le maréchal Pétain a donné aux agriculteurs des pouvoirs professionnels considérables », dans Le Petit Parisien, mercredi 11 décembre 1940.

1218.

Pierre BITOUN, Les paysans et la République... ouvrage cité.

1219.

Luce PRAULT, Mort et résurrection des Chambres d’Agriculture… ouvrage cité, f° 8.

1220.

Ibidem, f° 7.

1221.

Jacques LE ROY LADURIE, Mémoires, 1902-1945… ouvrage cité, pp. 234-235.

1222.

Nos démarches auprès de son fils, Jean-Louis Prault, n’ont pas été couronnées de succès à ce sujet. S’il nous a communiqué de nombreux documents permettant de reconstituer la carrière de Luce Prault, il a refusé sans équivoque la possibilité de consulter des documents produits par son père (notes, correspondance etc.). Aussi, nous ne disposons de ce type de source que pour la période qui débute en 1948.

1223.

Jean-Marie FOUR, Joseph Faure, Mémoires d’un paysan, mémoire de maîtrise d’histoire, U.E.R. des Lettres et sciences humaines de Limoges, 1986, [non paginé].

1224.

La Défense paysanne de la Corrèze, 13 décembre 1940.

1225.

Isabel BOUSSARD, La Corporation paysanne… ouvrage cité, p. 85.