Du choix des propagandistes locaux aux assemblées constitutives des URCA

Les témoignages ne sont pas nombreux qui témoignent du processus laborieux de constitution des syndicats corporatifs dans les communes. Celui de Claudius Delorme évoquant « sa méthode » paraît reconsidéré a posteriori dans le sens d’un aplanissement des difficultés rencontrées alors : « je réunissais dans les communes ou les cantons les membres des bureaux des organismes des deux tendances confondues ; je leur expliquais que les anciennes divisions étaient dépassées ; que la loi prescrivait l’unité du monde paysan et qu’ils avaient tout intérêt, pour éviter une fusion autoritaire, à s’entendre pour négocier un accord entre eux. Je leur demandais de prendre l’initiative d’une assemblée générale de tous les agriculteurs de la commune que je viendrais présider. Une liste de candidats à proposer venant de tous les organismes agricoles était élaborée en commun. Le syndic (le président) était ensuite élu comme un maire par un conseil. Avec cette méthode, j’ai réussi et, dans une atmosphère d’entente, j’ai pu mettre en place, pendant l’hiver 1941-1942 deux cent soixante syndicats locaux sur deux cent soixante-sept communes rurales. L’atmosphère était bonne. Les quelques cas en instance, pour des motifs locaux, ont été réglés par la suite » 1373. Gérard Bourdin évoque même l’« enthousiasme » à propos de l’Orne, où « la constitution des nouveaux syndicats locaux se fait assez rapidement » et où « à la lecture de la presse, un certain enthousiasme semble percer, tout au moins dans le Bocage, [et où] les difficultés pour la création des syndicats sont rares » 1374.

Le processus d’organisation corporative au niveau local se présente différemment suivant qu’il existe dans la commune un syndicat agricole, aucun ou plusieurs. Peu après leur constitution, les CROC nomment des propagandistes et des chefs de district, dont le rôle est de « préparer psychologiquement le terrain et de lever d’avance les principales difficultés qui pourraient se présenter ». Ainsi « le chef de district ou le propagandiste désigné effectue dans la circonscription un certain nombre de visites destinées : 1° à s’éclairer sur l’état d’esprit général et à prévenir les difficultés de personnes. 2° à faire comprendre à un noyau judicieusement choisi (destiné à devenir des militants) ce qu’est la corporation, sa structure, l’avantage qu’a la Paysannerie à s’organiser sur des bases solides et durables, et par voie de conséquence, sur le plan local, les avantages pratiques et moraux qu’il y a à appartenir au syndicat local. […] Quand le propagandiste estime que la préparation est au point et que tous ceux qui sont susceptibles de se syndiquer spontanément ont été touchés, il passe à l’exécution. Il s’agit de réunir les syndiqués. Le jour, l’heure et le lieu de la réunion doivent être choisis avec le plus grand soin. Les futurs syndiqués sont convoqués simultanément par la voie du journal corporatif local, par celle du ou des journaux les plus lus dans la région, et si possible, par une convocation personnelle adressée sous pli, ou à défaut, par invitations verbales faites par un messager ou un militant » 1375. On voit bien le rôle crucial de ces hommes, la volonté de mobilisation immédiate d’acteurs présentant des qualités de dynamisme et de mobilité, entièrement dévoués à la nouvelle organisation.

Parmi les présidents de chambre d’agriculture de 1940, cinq chefs de district seulement ont été identifiés de manière certaine 1376. On peut arguer que les présidents de chambre d’agriculture, âgés de 64 ans en moyenne en 1940, sont considérés comme trop vieux pour exercer la fonction de chef de district. L’âge ne semble cependant pas le seul critère : parmi les présidents de chambre d’agriculture choisis comme chefs de district, on compte certes Jacques Le Roy Ladurie, âgé de 39 ans en 1941, mais également le Lozérien Jean Fournier, âgé de 74 ans, et le Mainoligérien Henry Chatenay, 62 ans. Jacques Le Roy Ladurie et Joseph Boulangé, respectivement secrétaire général et président de l’UNSA en 1939, sont-ils d’autant plus actifs au niveau local dans l’organisation corporative qu’ils ont été écartés – ou se sont tenus à l’écart – de la commission d’organisation corporative paysanne (COCP) ? On remarque que les hommes de la COCP sont également absents de cet échelon de l’organisation corporative : propagandistes au niveau national, souvent délégués responsables ou délégués régionaux, ils semblent avoir délégué le fastidieux travail de mise en marche de la Corporation dans les cantons.

En Mayenne, trois membres de la chambre d’agriculture de 1940 seraient devenus chefs de districts en 1941 1377. Aucun d’eux n’était membre du CROC en avril 1941. Si Léon Desinai était vice-président de la Fédération indépendante des syndicats agricoles de la Mayenne, présidée par Raymond Delatouche, délégué adjoint du CROC, les deux autres, Gaston Rallu et Auguste Gouabau ne nous sont pas connus, même au niveau des syndicats agricoles communaux affiliés à l’Union des syndicats agricoles de la Mayenne, ou des syndicats d’élevage. Dans le Loir-et-Cher, ils ne sont que deux membres de la chambre d’agriculture à avoir été désignés comme chefs de districts. Georges Gabillet, élu en 1927, était alors viticulteur, secrétaire de la coopérative de distillerie et administrateur des Sociétés mutuelles locales contre les accidents et l’incendie, dans la commune de Thézée 1378. Bernard Touzeau, 57 ans, élu de la chambre depuis 1927 et secrétaire-général de celle-ci depuis 1936, a été secrétaire de la Fédération des assurances contre la mortalité chevaline de Vendôme, président des Société mutuelles d’assurances accidents et incendie de Vendôme 1379 et est encore secrétaire général du Comice agricole de l’arrondissement de Vendôme en 1939. En avril 1941, il fait partie du CROC du Loir-et-Cher.

En Lozère, le président de la chambre d’agriculture, Jean Fournier, devient chef de district et est désigné comme tel 1380. À 74 ans, celui qui est président de la chambre d’agriculture depuis 1936, fait partie du CROC constitué en septembre 1941. Dit « régisseur » à Ribennes en 1931 1381, résidant place de l’Église à Villefort en 1938 1382, cet homme nous reste quasiment inconnu : aussi bien, sa désignation comme président de la chambre d’agriculture semble faire référence au plus saillant, sinon au plus important de ses mandats. Alors que l’impression donnée dans la plupart des départements, malgré les lacunes des sources, est celle d’une implication des membres des chambres d’agriculture dans les fonctions de chefs de district moindre que dans celles de membres des CROC, on observe le cas inverse en Lozère. Les cinq membres de la chambre qui deviennent membres du CROC en septembre 1941 sont tous désignés comme chefs de district : plus, deux autres membres de la chambre d’agriculture sont également choisis comme propagandistes. Ce sont sept des quinze membres de la chambre d’agriculture qui sont ainsi chargés de la mise sur pied des structures locales, assises d’une Corporation paysanne censée rompre avec l’ancienne organisation. Parmi eux, on compte, outre le président Jean Fournier, le vice-président et le secrétaire de la chambre d’agriculture, Urbain Deltour et Emilien Palmier, qui ont également été suppléants-délégués. André Tichit, membre de la chambre depuis 1933 et suppléant-délégué, vice-président de la Fédération des syndicats agricoles de la Lozère et président de la coopération de blé de la Lozère 1383, est délégué-adjoint du CROC. L’abbé Bonicel, secrétaire de la Fédération des syndicats agricoles de la Lozère, a vraisemblablement été écarté, en tant qu’ecclésiastique, de la liste des hommes susceptibles de composer le CROC : telles réticences qui ne sont plus de mise lorsqu’il s’agit de désigner des propagandistes.

Dans les départements et les districts et a fortiori dans les communes, les conditions de l’organisation corporative locale sont peu aisées à connaître précisément. Encore une fois, même dans la version dactylographiée et in extenso de sa thèse, Isabel Boussard n’aborde quasiment pas cet aspect : de façon d’ailleurs surprenante, elle choisit de traiter d’abord de la constitution des URCA, qui succède pourtant à celle des syndicats corporatifs locaux puisque ses membres doivent être proposés par l’assemblée des syndics corporatifs. Martin Baptiste a observé à la loupe ce processus sans parvenir toujours à en percer à jour les petites étapes locales. Il dévoile une part des méthodes employées dans le Rhône : « chaque district, dont les responsables sont désignés tardivement, doit constituer à son chef-lieu, un "centre d’animation" dont le but est de rassembler toutes les personnes qui souhaitent participer activement à la vie syndicale, de renseigner tous les dirigeants des organisations agricoles qui sont amenées à disparaître et d’encourager la mise en place de syndicats corporatifs locaux » 1384. Parmi les neuf membres de la chambre d’agriculture du Rhône en fonctions en 1941, seul Jean-Marie Parrel devient chef de district à la fin de l’année 1941. Celui dont le préfet du Rhône dira en 1946 qu’« il jouit d’une grande estime dans les milieux ruraux de son canton et est très dévoué à la cause de la corporation paysanne » 1385 a donc été choisi malgré sa position de président de chambre d’agriculture.

Dans le Gers, seuls quatre des membres de la chambre ont rejoint le CROC en novembre 1941. Parmi eux, on trouve, aux fonctions de délégué adjoint du CROC, Gaston Bernès, 66 ans, élu président en 1938, alors qu’il présidait également la Société d’encouragement à l’agriculture du Gers, la Fédération des syndicats d’élevage de la race bovine gasconne aréolée à Auch et la branche grêle de la Mutuelle de Gascogne 1386. L’un des membres du CROC est son vice-président à la chambre, J. Dillon. Un seul des quatre membres de la chambre d’agriculture de 1940 appartenant au CROC a pu être identifié comme propagandiste 1387. En tant que « délégué au Comité régional » 1388, Martial Thoré aurait fondé sept syndicats corporatifs communaux dans le canton de Lectoure entre début mars et fin avril 1942. Les formulaires d’homologation des syndicats corporatifs locaux du Gers portent dans un peu plus de 200 cas sur 448 le nom d’un ou de plusieurs fondateurs : trois membres de la chambre d’agriculture ont été identifiés avec certitude parmi eux. Le docteur Dufranc, élu en 1939 sur les listes des délégués des associations et des syndicats agricoles, résidant à Condom 1389, aurait créé quatre à huit syndicats corporatifs dans les environs de sa ville de résidence : à Saint-Puy, il est présenté comme le « délégué de la corporation, qui a convoqué les agriculteurs », à Beaumont, comme le « délégué par les organisations de la corporation paysanne », à Caussens, comme « délégué cantonal » 1390. Les deux autres fondateurs de syndicats corporatifs parmi les membres de la chambre d’agriculture ne sont cités qu’une seule fois, dans leur commune de résidence. Ainsi Henri Maymat, vice-président du Comice agricole de Lombez 1391, est le fondateur et président du Syndicat corporatif de Monblanc, dans le canton de Samatan 1392. Jean-Marie Saint-Pé, secrétaire de la chambre d’agriculture en 1939, fonde le Syndicat agricole corporatif de Duran, près d’Auch 1393. Notons que tous deux sont sexagénaires et maires de leur commune de résidence. C’est apparemment à ce titre qu’ils fondent ces syndicats et Henri Maymat est cité aux côtés du président de la Légion et de l’adjoint au maire.

Dans la plupart des départements, des constantes apparaissent dans le rythme et le déroulement du processus de fondation des syndicats corporatifs locaux. Le plus flagrant est la concentration de cette phase sur quelques mois et la création simultanée de la majorité des syndicats corporatifs, sur quelques semaines, derrière laquelle on distingue, parfois, la patte d’un intervenant extérieur, propagandiste nommé ou plus informel. Notons également d’abord que quelques fiches d’homologation mentionnent des dates de fondation antérieures à 1941, attestant d’une perception partagée de la continuité d’existence du syndicat agricole fondé, par exemple à Saint-Martin-de-Goyne, dans le Gers, en janvier 1922 1394, par-delà les bouleversements politiques et législatifs survenus depuis juin 1940. C’est également le cas à Peuton, en Mayenne 1395. On rencontre 116 cas de ce type en Ardèche, 48 dans la Drôme, 114 dans l’Isère, 105 dans la Haute-Loire 1396 : grande est la tentation d’y déceler la spécificité de l’organisation corporative dans la zone d’influence de l’Union du Sud-Est des syndicats agricoles, conçue dans la continuité d’une organisation syndicale qui se veut une anticipation des structures corporatives 1397. Quand elle existe, la continuité des fonctions concerne-t-elle avant tout les dirigeants locaux ? Pour le Rhône, Martin Baptiste observe que « si un certain nombre de responsables corporatifs bénéficient d’une expérience syndicale, ceci ne signifie pas pour autant que tous les dirigeants agricoles des années 1930 retrouvent des postes au sein des syndicats corporatifs » : de fait il repère 20 % de dirigeants corporatifs ayant déjà eu une expérience syndicale. Ce faisant, il s’interroge avec justesse et prudence sur la « question des mises à l’écart, volontaires ou non » 1398. Nous ne sommes guère en mesure de dévoiler un tableau exhaustif des dirigeants, même d’un seul département, et de leur trajectoire à partir de 1941, finement, mois après mois. Au travers de l’observation, dans quelques départements, des « reclassements » 1399 des membres des chambres d’agriculture dans leurs villages, est-il possible de mieux qualifier les continuités et les ruptures qui cohabitent un peu partout ?

Dans le Rhône, trois des neuf membres de la chambre d’agriculture appartiennent au syndicat corporatif de leur commune à sa fondation : Jean-Marie Parrel, le président de la chambre d’agriculture, devient président de la Mutuelle incendie du syndicat corporatif de Messimy, le vice-président Jean-Baptiste Reynaud, syndic du Syndicat corporatif de Millery et enfin Pierre Noyel occupe l’un des trois postes de syndic du Syndicat corporatif agricole de Saint-Forgeux, tout en étant membre de la section laitière et de la section approvisionnement 1400. Aucun d’entre eux n’a moins de cinquante ans, mais la moyenne d’âge des membres de la chambre d’agriculture du Rhône en 1942 avoisine 63 ans. Tous trois avaient, avant 1940, outre leurs fonctions à la chambre d’agriculture, des responsabilités syndicales à différents niveaux de l’organisation régionale : Jean-Marie Parrel est un responsable régional important au sein de l’Union du Sud-Est, également actif à Paris depuis 1936, Pierre Noyel est président du Syndicat des producteurs de lait 1401 et Jean-Baptiste Reynaud est président du Syndicat agricole et de la Coopérative de fruits de Millery 1402. Mais on a vu combien fréquemment les fonctions syndicales précèdent l’élection à la chambre d’agriculture.

Dans le Gers, sept membres de la chambre d’agriculture, sur 25, deviennent membres du syndicat corporatif local : un en devient président, l’autre vice-président, un troisième syndic, deux syndics-adjoints et deux membres 1403. En Mayenne, onze des 21 membres de la chambre d’agriculture appartiennent au syndicat corporatif de leur commune de résidence à sa fondation dès la fin du printemps et l’été 1941, dont cinq sont également membres du CROC. Auguste Couillard est syndic d’honneur à Saint-Denis-du-Maine. Six sont syndics et quatre syndics-adjoints, dont un responsable du bétail, du crédit et de la mutualité et un autre de la section « propriétaire » 1404. La moyenne d’âge atteint 54 ans et masque des écarts importants : Pierre Vauquelin, président de la chambre d’agriculture, a 72 ans, tandis que Gaston Rallu et Auguste Gouabau ont 39 ans, et Raymond Delatouche à peine 35. L’importante présence des membres de la chambre d’agriculture dans les instances corporatives locales découle vraisemblablement des tensions déjà évoquées qui voient, en Mayenne, cohabiter des organisations syndicales concurrentes mais unies en un front des propriétaires face aux revendications des fermiers et des métayers.

En Ardèche, ce sont quatre des quatorze membres de la chambre d’agriculture qui sont recensés comme membres du syndicat corporatif de leur commune. Jean de Montgolfier, président de la chambre depuis 1927, président de la Fédération de l’Ardèche de l’Union du Sud-Est des syndicats agricoles 1405, devient, à Saint-Marcel-les-Annonay, président d’un syndicat corporatif constitué en avril 1942. Le maire et ex-conseiller général Guy Fougeirol 1406, membre de la chambre depuis 1939, membre du CROC depuis mars 1942, devient syndic à Saint-Laurent-du-Pape. Si à Saint-Jean-Roure, en tant que syndic, Philémon Blanc est désigné comme « maire et membre de la chambre d’agriculture » 1407, Marcel Astier, qui devient syndic à Soyons à la même période, est mentionné comme sénateur : ces deux membres de la chambre d’agriculture de l’Ardèche résument bien la difficulté qui existe à interpréter le sens de cet engagement à l’échelon communal. Quel est le sens de ces choix pour les agriculteurs de la commune ? De l’expérience acquise au sein des organisations professionnelles ou en tant qu’élu local, de la reconnaissance des compétences techniques, de l’inscription dans des réseaux d’interconnaissance, quel facteur l’emporte ? S’est-il agit avant tout de « trouver des responsables capables d’assurer la bonne administration des syndicats corporatifs dans chacune des communes françaises » 1408 en faisant feu de tout bois ? Quel est le sens de l’avis favorable donné pour les dirigeants corporatifs nationaux et pour les hommes du ministère de l’Agriculture de Vichy qui ne sauraient ignorer que Marcel Astier est l’un des sénateurs qui a voté contre l’article unique du projet de loi constitutionnelle le 10 juillet 1940 ? Il reste que devenir syndic corporatif en avril 1941 n’a pas le même sens que de le devenir en mai ou juin 1942 : l’accession de Jacques Le Roy Ladurie au portefeuille de ministre de l’Agriculture, le rassemblement du Ravitaillement et de l’Agriculture au sein d’un ministère unique, participent notamment de profonds bouleversements quant à l’organisation corporative, sans évoquer les conséquences de l’Occupation et le détachement de la population vis-à-vis du gouvernement de Vichy.

Dans la Drôme, dix des 25 membres de la chambre d’agriculture deviennent membres du syndicat agricole corporatif de leur commune 1409. Si le président, Gatien Almoric, âgé de 72 ans, n’est pas dans ce cas, l’ensemble du bureau de la chambre, soit le secrétaire-adjoint, le secrétaire et les deux vice-présidents, sont syndics, syndics-adjoints ou membres du syndicat corporatif de leur commune. Seul trois de ces dix membres sont membres du CROC. On compte parmi eux deux quadragénaires et deux septuagénaires et la moyenne dépasse 56 ans. En Haute-Loire, ce sont cinq des quatorze membres de la chambre qui sont désignés comme membres d’un syndicat corporatif local, tout en tant que président ou syndic 1410. Il faut noter la propension importante des membres de chambre d’agriculture, comme de l’ensemble des dirigeants départementaux d’ailleurs sans doute, à briguer d’emblée les fonctions de syndic : de son point de vue inverse, Martin Baptiste fait la même observation dans le Rhône en remarquant que « près d’un syndic sur deux a déjà acquis, avant-guerre, une expérience de ce type [au sein des organisations professionnelles agricoles] contre environ un sur cinq pour l’ensemble des dirigeants corporatifs » soit que « proportionnellement à l’ensemble des dirigeants corporatifs, ce sont bien les syndics qui étaient avant-guerre parmi les personnalités les plus connues et les plus reconnues dans leur commune respective » 1411.

On le voit, le repérage des membres et des présidents des chambres d’agriculture dans les syndicats corporatifs locaux n’est que partiel. De plus, il faut prendre en considération le fait que les listes conservées aux archives nationales sur les fiches d’homologation ne sont pas toujours exhaustives, privilégiant l’affichage des noms des syndics et des syndics-adjoints à celui de l’ensemble du syndicat et des membres des sections spécialisées. En outre, des problèmes d’identification des individus ne peuvent être résolus que par une approche localisée. Enfin, les liens de filiation, d’alliance et d’interconnaissance susceptibles d’exister entre les membres des chambres d’agriculture dans leurs villages et les responsables des syndicats agricoles corporatifs locaux ne sont qu’entraperçus. Les indications relatives à l’engagement des membres des chambres d’agriculture dans les syndicats corporatifs locaux sont donc à considérer comme minimales, que des recherches plus fouillées permettraient éventuellement d’amplifier.

Les assemblées constitutives des unions régionales corporatives agricoles (URCA) se tiennent, suivant les départements, entre octobre 1941 et décembre 1942, exception faite des départements du Tarn et du Tarn-et-Garonne, qui ne sont pas organisés avant l’été 1943. Entre la date de la constitution du CROC et la tenue de l’assemblée qui doit aboutir à l’organisation corporative définitive, il s’est écoulé de trois mois et demi à plus de quatorze mois. Il serait périlleux d’y chercher des raisons indubitables et identiques d’un département à l’autre. Ces assemblées se tiennent souvent dans les cinémas ou d’autres grandes salles des préfectures de département. Elles rassemblent les syndics corporatifs, les membres du CROC, notamment les délégués, des représentants de la commission d’organisation corporative paysanne (COCP) ainsi que divers représentants des autorités, départementales, de l’État français ou des forces d’occupation. Des tensions ont pu résulter de la volonté de ces dernières d’assister à l’assemblée constitutive de l’URCA. Ainsi, Isabel Boussard rapporte les propos tenus par d’anciens protagonistes, comme ils lui ont été racontés une trentaine d’années plus tard, tout en y mêlant son interprétation des faits. Ainsi, selon elle « en zone occupée les syndics régionaux étaient moins libres, mais certains savaient se défendre. M. Marc Ferré [membre de la COCP, du Conseil national de Vichy, délégué responsable et membre de la chambre d’agriculture de la Vienne] relate deux incidents à ce propos dans la partie occupée de son département de la Vienne. Pour l’assemblée constitutive de Poitiers, le Directeur des Services agricoles le prévint que le Feldkommandant veut y assister, car, dans le civil, il est propriétaire terrien en Poméranie et s’intéresse à tous les problèmes agricoles. Caziot aussi devait venir. Le président Ferré répond : "ce n’est pas possible". Face à l’insistance du kommandant il parle d’annuler la réunion. L’Allemand a fini par céder devant cette fermeté et l’assemblée a eu lieu sans lui, mais aussi sans Caziot » 1412. Du témoignage du délégué régional de la Meuse, également membre de la chambre d’agriculture, elle conclut : « pour les franges de la zone interdite, les choses étaient encore plus difficiles. M. Brousse témoigne qu’il lui fut absolument impossible d’éviter la présence allemande à l’assemblée constitutive de la Meuse, mais cette présence importuna au point qu’il fut décidé de ne plus faire de réunion » 1413.

Suivant les dates auxquelles ont lieu ces assemblées, les représentants du ministère de l’Agriculture et de la COCP ne sont pas les mêmes. Louis Salleron est révoqué de ces fonctions dès novembre 1941 1414. Dans l’Aisne, où l’assemblée constitutive se déroule le 26 décembre 1941, c’est comme souvent le délégué responsable, ici René Blondelle, qui préside la séance, qui se tient sous les auspices de Rémy Goussault, absent 1415, d’Hervé de Guébriant et d’Henry Dorgères, qui prononcent chacun un long discours, et du commissaire du gouvernement, en la personne du directeur-adjoint des services agricoles. C’est Hervé de Guébriant, dans son allocution, qui « félicite également les anciens fondateurs de l’Union [des syndicats agricoles de l’Aisne, USAA] : Monsieur Debrotonne et Monsieur Guillemot [ce dernier est également président de la chambre d’agriculture]. Il est sûr qu’ils sont heureux de voir que l’aboutissement de cette réunion est, en partie, le fruit de leurs efforts passés » 1416. Il est bien malaisé de déterminer en quoi cette affirmation d’un continuum entre les aspirations des dirigeants syndicaux de l’entre-deux-guerres et l’organisation corporative est de pure forme ou repose sur une réalité vécue par les acteurs et en quoi l’action du dirigeant syndical en cause est vue comme cohérente avec son action à la tête de la chambre d’agriculture. Dans l’Aveyron, des remerciements sont adressés par le délégué régional du CROC, Joseph Ayrignac, à l’ancien président de la chambre d’agriculture, Charles Gaffier, également membre du CROC, qui sont ambivalents : « Merci aussi à M. Gaffier, président de la Chambre d’Agriculture, doyen des chefs de la paysannerie en Rouergue, et M. le docteur Touzery, dont les conseils, l’activité, durant la période d’organisation nous furent si précieux » 1417 ; sont-ce également les conseils et l’activité de Charles Gaffier qui sont loués ? Le doute demeure.

C’est principalement en tant que membres des CROC que les présidents de chambre d’agriculture sont présents aux assemblées constitutives, à moins qu’ils n’y soient comme syndics ou représentants du syndicat corporatif local auquel ils appartiennent. La part qu’ils prennent dans le déroulement de l’assemblée constitutive peut toutefois être plus importante. Citons le cas de Joseph Verge, président de la chambre d’agriculture de l’Allier, qui, le 29 janvier 1942, est l’un des deux assesseurs de Léon Giraud, délégué régional, président de séance. Les procès-verbaux sont cependant le plus souvent trop elliptiques pour révéler les tensions qui les traversent, pour montrer autre chose que l’unité qui est de mise. La composition des unions régionales corporatives agricoles (URCA) et la place qui y est faite aux membres et présidents des chambres d’agriculture se lit de façon bien plus évidente à l’examen des listes des membres au lendemain de leur nomination officielle.

Notes
1373.

Claudius DELORME, « Témoignage… », article cité, p. 79.

1374.

Gérard BOURDIN, Les paysans dans l’Orne de 1940 à 1944… ouvrage cité, p. 38.

1375.

Courrier syndical corporatif, n° 1, 1er juillet 1941.

1376.

Sur 45 pour lesquels les archives ont été conservées : Arch. nat., F10 4972, archives de la Corporation paysanne, listes de chefs de districts, [1941-1942]

1377.

Arch. nat., F10 4972, archives de la Corporation paysanne, listes de chefs de districts, [1941-1942]. La fréquente absence des prénoms dans les listes incite à l’emploi du conditionnel.

1378.

L’Agriculteur du Centre, 20 février 1927.

1379.

Ibidem,

1380.

Voir Annexes. Dossier n° 5. Document 4.

1381.

Annuaire Silvestre 1923, p. 474.

1382.

Arch. APCA, Répertoire des Chambres d’agriculture, [1938-1940], non paginé.

1383.

Annuaire national agricole 1939, pp. 399-400.

1384.

Martin BAPTISTE, Les dirigeants locaux de la Corporation paysanne… ouvrage cité, p. 113.

1385.

Arch. nat., F1a 4034 : Réponse des préfets à la circulaire n° 287 du Ministère de l’Intérieur sur la composition des fédérations départementales du syndicat des exploitants agricoles, février-mars 1946. Lettre du Préfet du Rhône, 21 mars 1946.

1386.

Annuaire national agricole 1939, p. 356.

1387.

L’absence de liste des chefs de district nous oblige à nous contenter des informations contenues sur les fiches d’homologation des syndicats corporatifs locaux, complémentaires mais non exhaustives sur le sujet des fondateurs de syndicats.

1388.

Arch. nat, F10 5001, archives de la Corporation paysanne, Unions régionales corporatives agricoles (suite), département du Gers, [1941-1944], fiches d’homologation des syndicats de Berrac, Lagarde, Lectoure, Ligardes, Pergain-Taillac, Saint-Avit-Frandat, Saint-Mézard.

1389.

Arch. APCA, CA Haute-Garonne à Gers, 1949-1965, Liste des membres à la suite de l’élection de février 1939, commentaires de 1949.

1390.

Arch. nat, F10 5001, archives de la Corporation paysanne, Unions régionales corporatives agricoles (suite), département du Gers, [1941-1944], fiches d’homologation des syndicats de Saint-Puy, Beaumont et Caussens.

1391.

Annuaire national agricole 1939, p. 356.

1392.

Ibidem, fiche d’homologation du syndicat de Monblanc.

1393.

Ibidem, fiche d’homologation du syndicat de Duran.

1394.

Ibidem, fiche d’homologation du syndicat de Saint-Martin-de-Goyne.

1395.

Arch. nat, F10 5020, archives de la Corporation paysanne, Unions régionales corporatives agricoles (suite), département de la Mayenne, [1941-1944], fiche d’homologation du syndicat de Peuton.

1396.

D’après les fichiers aimablement communiqués par Pierre Chamard.

1397.

Ce qui sera bientôt décrypté bien plus finement par Pierre Chamard : Pierre Chamard, L’Union du Sud-Est des syndicats agricoles (1888-1945), thèse en cours sous la direction de Jean-Luc Mayaud.

1398.

Martin BAPTISTE, Les dirigeants locaux de la Corporation paysanne… ouvrage cité, p. 163.

1399.

Éric DUHAMEL, « Les reclassements. Analyse d’un objet », dans Gilles LE BÉGUEC et Denis PESCHANSKI [dir.], Les élites locales dans la tourmente… ouvrage cité, pp. 95-109.

1400.

Arch. dép. Rhône, 3556 W 101, Syndicats corporatifs agricoles locaux, réglementation et organisation : circulaires et décrets, statuts et liste des membres des chambres syndicales (classement par ordre alphabétique des communes) et notes, 1942-1943.

1401.

Arch. APCA, CA Rhône à Haute-Saône, 1949-1965, Liste des membres à la suite de l’élection de février 1939, commentaires de 1949.

1402.

Ibidem et Annuaire national agricole 1939, p. 475.

1403.

Arch. nat, F10 5001, archives de la Corporation paysanne, Unions régionales corporatives agricoles (suite), département du Gers, [1941-1944].

1404.

En Mayenne, les fiches d’homologation mentionnent tous les membres des syndicats corporatifs locaux et désignent des syndics et des syndics-adjoints correspondant aux responsables des sections spécialisées dans d’autres départements. Arch. nat, F10 5020, archives de la Corporation paysanne, Unions régionales corporatives agricoles (suite), département de la Mayenne, [1941-1944].

1405.

Annuaire national agricole 1939, p. 623.

1406.

Arch. APCA, CA Ardèche à Ardennes, 1949-1965, Liste des membres à la suite de l’élection de février 1939, commentaires de 1949.

1407.

Arch. nat., F10 4980, archives de la Corporation paysanne, Unions régionales corporatives agricoles (suite), département de l’Ardèche, [1941-1944]. Voir Annexes. Dossier n° 5. Document 5.

1408.

Martin BAPTISTE, Les dirigeants locaux de la Corporation paysanne… ouvrage cité, p. 162.

1409.

Arch. nat., F10 4995, archives de la Corporation paysanne, Unions régionales corporatives agricoles (suite), département de la Drôme, [1941-1944].

1410.

Ibidem, F10 5011, archives de la Corporation paysanne, Unions régionales corporatives agricoles (suite), département de la Haute-Loire, [1941-1944].

1411.

Martin BAPTISTE, Les dirigeants locaux de la Corporation paysanne… ouvrage cité, pp. 171-172.

1412.

Isabel BOUSSARD, La Corporation paysanne. Une étape… ouvrage cité, fii 262-263.

1413.

Ibidem.

1414.

Ibidem, f° 137.

1415.

René Blondelle « présente les excuses de Monsieur Goussault, retenu par un autre rendez-vous en Normandie, Monsieur Goussault est le spécialiste de l’organisation corporative ». Arch. nat., F10 4976, archives de la Corporation paysanne, Unions régionales corporatives agricoles (suite), département de l’Aisne, [1941-1944], procès-verbal de l’assemblée constitutive de l’URCA, le 26 décembre 1941.

1416.

Ibidem.

1417.

La Terre rouergate, décembre 1941.