Le cas Le Roy Ladurie : un cas-écran ou de réelles dissidences ?

L’historiographie a largement focalisé son attention sur le cas de Jacques Le Roy Ladurie, d’une part parce que son itinéraire confine en apparence aux extrêmes, allant des hautes fonctions détenues au sein du gouvernement de Vichy à l’entrée en Résistance, d’autre part parce que cette trajectoire a été lue au travers du prisme de la technocratie et du complot, autour de l’analyse de la complexe question de la synarchie 1484, malheureusement évoquée trop souvent rapidement et de manière téléologique à son sujet. La précieuse source que constituent les mémoires de Jacques Le Roy Ladurie sont ici de peu de recours. On y apprend seulement qu’une trentaine d’années plus tard, l’ancien ministre de Pétain juge opportun de laisser croire qu’alors il considérait ce poste comme un « poste technique », accepté seulement parce qu’il lui tenait à cœur d’assurer, par son action, la soudure menacée par les prélèvements de l’occupant. Soudure-alibi qui vise apparemment surtout à déjouer les accusations de ceux qui voient en lui l’un des chefs de file des synarques, l’un de ceux surtout qui aurait été à même de mettre en œuvre son projet techniciste, passant par la mise en avant des organisations spécialisées par productions, notamment celles des céréaliers et des betteraviers, et, conjointement, par la promotion des technocrates, au ministère et dans les organisations avec lesquelles il aurait cogouverné. C’est faire fi du rôle de Max Bonnafous, resté bien plus longtemps que lui au ministère de l’Agriculture, de septembre 1942 à janvier 1944, et comptable de bien des évolutions attribuées à Jacques Le Roy Ladurie. C’est également verser dans une vision qui verrait une finalité sous-jacente à la nature des choses : la cogestion amorcée dans les années 1950 et institutionnalisée dans les décennies suivantes, ne peut être lue comme simplement en germe dès les années 1940, sans envisager les contradictions entre les aspirations de Jacques Le Roy Ladurie et les possibles perçus alors. Cette question ne saurait être traitée de façon satisfaisante dans cette étude, mais il paraissait utile de l’évoquer.

Jacques Le Roy Ladurie démissionne de ses fonctions au ministère de l’Agriculture le 11 septembre 1942, pour marquer son opposition aux ingérences allemandes, notamment en matière de ravitaillement, et au STO. Il détaille dans ses Mémoires sa version de l’« affaire des broutards » au terme de laquelle les Allemands ont exigé, par l’intermédiaire du gouvernement de Vichy, la révocation de l’intendant général Roche, nommé par le ministre de l’Agriculture, tout en affirmant avoir préparé sa lettre de démission avant d’apprendre cette exigence. Cette manière de reformuler les raisons de sa démission s’accompagne notamment de la transcription de la discussion qu’il aurait alors eu en privé avec le maréchal Pétain, preuve fragile s’il en est. C’est après novembre 1942 et l’opération «Torch», lorsque les troupes anglaises et américaines débarquent en Afrique du Nord sous le commandement du général américain Dwight Eisenhower, et après l’invasion de la zone libre que Jacques Le Roy Ladurie serait arrivé à la conclusion selon laquelle « la seule solution encore possible est la résistance clandestine armée » 1485.

Pour « trouver un contact avec la Résistance », Jacques Le Roy Ladurie suggère une longue quête – « j’ai oublié toutes les portes auxquelles j’ai pu frapper ». En janvier 1943, il frappe au 12 rue de Poitiers, où loge le Club de la Renaissance française, fondé par l’Association pour la rénovation nationale, lieu du premier banquet de l’APCA en octobre 1927, et depuis 1923, siège de la société anonyme « La Maison des Polytechniciens », qui en est devenue propriétaire en 1930 1486. Il devient alors l’un des membres de l’Organisation civile et militaire (OCM). Il aurait profité de l’assemblée plénière des syndics régionaux de la Corporation paysanne, les 1er, 2 et 3 février 1943, pour « prendre contact avec quelques anciens cadres de [l’]ancienne UNSA, devenus […] syndics régionaux de leurs départements respectifs, et tâter leurs réactions ». Répondent à l’appel Modeste Legouez, dont il écrit qu’il avait « pour suivre [s]on action, […] sans hésiter, rompu avec Dorgères », le corporatiste mayennais Raymond Delatouche, et, plus tard, le Tarnais, Alain de Chantérac : dans les mois qui suivent, se révèlent les preuves d’engagements dissonants, voire de malentendus. À la fin du printemps 1943, Marc O’Neill, inquiet des orientations socialistes de certains des dirigeants civils de l’OCM, quitte celle-ci, avec Jacques Le Roy Ladurie, avec lequel il aurait créé les Volontaires paysans et ouvriers (VPO), qui réunit les organisations mises en place dans les quatre départements de l’Eure-et-Loir, du Loir-et-Cher, du Cher et du Loiret qui forment avec la Nièvre la Région P2. Luce Prault lui aurait alors servi d’intermédiaire, pour « prendre contact avec les fonctionnaires départementaux de l’Agriculture » 1487.

Dans ses Mémoires, il relate sans entrer dans les détails les réunions stratégiques clandestines à Paris, et l’activité plus modeste déployée dans le Calvados – « dans le Calvados, mon activité de résistant se bornait, avec l’aide de mon ami Hédouville, à distribuer aux clandestins de faux papiers, des bons de ravitaillement et des bons d’essence » 1488. À partir de mars 1944, Jacques Le Roy Ladurie entre dans la clandestinité, mais sa situation est confuse, comme il le résume lui-même : « recherché par la police allemande, condamné par la Milice, soupçonné par les communistes, dénoncé par ma concierge, et maintenant rejeté par certains résistants ». Qualifiant son passage au ministère de l’Agriculture de « casserole » et dévoilant sa difficulté à s’assumer en tant que royaliste devant les résistants, Jacques Le Roy Ladurie évoque une laborieuse entrée en Résistance. En juin 1944, il a rejoint un maquis de Sologne, à Saint-Viâtre, où il aurait reçu un accueil triomphal parmi les « paysans » du maquis 1489.

Mais, revenons en arrière : en 1942, voire au début de 1943, les entrées en Résistance sont assez rares sur les bancs des chambres d’agriculture et de l’APPCA. Quelques cas se distinguent qui soulignent l’exception à la règle. Henry de Rouville, président de la chambre d’agriculture du Tarn, « homme de la bourgeoisie protestante et de la démocratie chrétienne, […] fait de Vabre, avec son fils Guy, "Pol Roux", un des tout premiers foyers de la résistance tarnaise: zone de refuge pour les juifs et pour les réfractaires, où se créent les premiers maquis puis centre d’une grande unité, le CFL 10, qui joue le rôle essentiel dans la libération du Sud du Tarn » 1490. L’héroïsme de Léonel de Moustier 1491 – « Hostile, dès le début, à la politique de collaboration, il apporte pendant l’occupation une aide efficace à toutes les victimes traquées par l’Allemagne : prisonniers évadés, parachutistes anglo-saxons, Russes et réfractaires du STO, trouvent asiles sous son toit. Commandant militaire du secteur du Doubs en 1942, le marquis de Moustier participe avec enthousiasme au combat de l’armée des ombres! Hélas! il est arrêté par les Allemands en août 1943, car son inlassable activité n’a pas échappé à l’occupant. Emprisonné, puis déporté en Allemagne le 15 juillet 1944, l’ennemi lui offre d’être traité comme prisonnier de marque. Mais il refuse, rigide, en grand seigneur. Moustier est alors astreint aux travaux les plus pénibles, privé de nourriture. Interné au camp de Breinem, puis soumis au travaux forcés à Brauenfarger, il meurt, le 18 mars 1945, peu avant la libération par les Alliés, dignement, comme il avait vécu » – sera plus volontiers évoqué à l’APPCA, tant il incarne le parcours idéal et sans faute d’un des rares résistants de la première heure, dès le 10 juillet 1940, issu de la droite de l’échiquier politique. En 1943, parmi les présidents de chambre d’agriculture, il n’existe pas d’équivalent.

Notes
1484.

Olivier DARD, La synarchie ou le mythe du complot permanent, Paris, Perrin, 1998, 294 p.

1485.

Jacques LE ROY LADURIE, Mémoires, 1902-1945… ouvrage cité, p. 429.

1486.

http://www.maisondesx.com/Histoire-de-l-Hotel-de-Poulpry

1487.

Jacques LE ROY LADURIE, Mémoires, 1902-1945… ouvrage cité, p. 443.

1488.

Ibidem, p. 456.

1489.

Ibidem.

1490.

Maurice GRESLE-BOUIGNOL [dir.], Les Tarnais : dictionnaire biographique, Albi, FSIT, 1996, XXX-413 p., p. 282 ; http://maquisdevabre.free.fr/; http://www.ajpn.org/personne-Guy-de-Rouville-1011.html

1491.

Mémorial des Compagnons de la Libération. Compagnons morts entre le 18 juin 1940 et le 8 mai 1945, Paris, La Grande Chancellerie de l’Ordre de la Libération, 1961, 579 p., p. 534.