Depuis la publication de la loi du 2 décembre 1940 1575, qu’en est-il de l’activité des chambres départementales d’agriculture ? La question est délicate. De nombreuses chambres d’agriculture ne disposent plus des procès-verbaux des sessions qui se sont tenues entre 1941 et 1943, et il ne nous a été possible de consulter que de rares documents, laconiques le plus souvent, et ne permettant guère de dresser un état de l’activité de l’ensemble des chambres d’agriculture sous l’Occupation. Gilbert Delaunay, dans sa courte étude, estime que « dans l’ensemble, cette décision est accueillie au sein des chambres d’agriculture (qui n’en sont officiellement informées qu’au cours de la session ordinaire de 1941, convoquée comme si rien n’était [sic]), avec résignation, parfois sans même un mot de commentaire, ce silence pouvant cacher, soit une satisfaction qu’on n’ose pas exprimer, soit une lassitude qui ne connaît pas encore le moindre germe de résistance » 1576. Les envolées maréchalistes de Germain Dumont, président de la chambre d’agriculture de la Creuse, ont déjà été relevées 1577. Les messages de confiance au maréchal Pétain sont nombreux et banals, sans être anodins, en 1941 : le détachement de bien des Français vis-à-vis du régime de Vichy et de la figure du maréchal, qui s’opère lentement entre la fin de l’année 1941, tout au long de 1942, et se confirme en 1943, a-t-il raréfié ces adresses ? Rien ne nous permet de l’assurer. En Savoie, on rencontre encore, dans les pages du procès-verbal de la session du 28 novembre 1942, un « message de confiance au Maréchal Pétain » 1578. Selon Albert Dollinger, « deux années après la loi du 2 décembre 1940, toutes les chambres d’agriculture subsistent. En de nombreux cas, elles ont continué à jouer un rôle excédant celui de la simple technique et à revêtir en fait un caractère représentatif » 1579. Les chambres d’agriculture ont apparemment suivi les instructions communiquées par une lettre circulaire du ministre de l’Agriculture, datée du 5 mai 1941, dans laquelle le ministre conseillait la reconduction pure et simple des bureaux élus en 1940, sauf dans les rares cas de présidents mobilisés puis démobilisés – Haute-Loire notamment – ou de présidents décédés – dans les Pyrénées-Orientales, le décès du président Augustin David-Gastu occasionne en janvier 1941 l’élection d’un nouveau président en la personne de Joseph Denoyès 1580.
Qu’en est-il à la fin de l’année 1943 ? Si certaines chambres bouclent la dernière session de 1943, sans protestation, d’autres se séparent en manifestant ouvertement leur opposition, telle, par exemple, la chambre d’agriculture de la Dordogne, ayant choisi volontairement la date du 11 novembre 1943 pour cette ultime session, à la fin de laquelle, après un rapport du secrétaire général, empreint de grandeur et d’émotion, la motion suivante est adoptée : « Les membres de la chambre d’agriculture de la Dordogne, réunis en session extraordinaire le 11 novembre 1943, pour la liquidation de leur compagnie, ordonnée par arrêté du 24 août 1943, subissent sans l’accepter les conséquences de cette mesure qu’ils considèrent comme injuste, inopportune, et considérant qu’ils n’ont pas démérité et ont constamment rempli avec honneur et fidélité le mandat que leur avaient confié à trois reprises, dans de libres consultations, les agriculteurs et les associations agricoles du département ; convaincus qu’ils ont conservé l’entière confiance de leurs mandants dont ils se considèrent toujours les représentants et les mandataires ; estimant que la suppression des chambres d’agriculture est une erreur regrettable, tant en ce qui concerne les intérêts des Paysans que l’intérêt général de la Nation et le ravitaillement du Pays ; espérant que cette erreur sera, dans un avenir prochain, reconnue et réparée ; ils se séparent fiers, quoiqu’il arrive, de la tâche qu’ils ont accomplie, en se disant Au revoir… » 1581. Encore une fois, il ne nous a pas été possible de trouver mention d’épisodes de ce type dans les rares archives accessibles. Force nous est de nous en remettre à cette étude qui pointe le rôle dissonant de la chambre d’agriculture de la Dordogne.
Les interprétations qui en sont faites semblent cependant relever très clairement d’une lecture a posteriori, guidée par la volonté de reconstitution d’une mémoire glorieuse de l’institution. Ainsi, Gilbert Delaunay considère la chambre d’agriculture de la Dordogne comme une chambre d’agriculture « résistante » 1582. Ce serait réduire la « résistance » à une opposition de forme, tardive et compassée, enfin et surtout limitée aux considérations relatives à la législation des chambres d’agriculture, comme isolée du reste de la société. Il nous semble que ce même geste, en 1941, s’il s’était accompagné d’un refus collectif et massif de participer à l’organisation corporative, aurait autorisé à qualifier la chambre d’agriculture de la Dordogne de « résistante ». Les membres de la chambre d’agriculture de la Dordogne ont été bien peu nombreux à s’engager dans les structures corporatives agricoles. Certes, l’ingénieur agronome et président de la Fédération des planteurs de tabac de la Dordogne, Ernest Lagarde, membre de la chambre d’agriculture depuis 1933, a été nommé membre de la COCP. Certes en 1941, Étienne Mineur, secrétaire de la chambre depuis le début des années 1930, Marcel Domenget de Malauger, membre, et Gabriel Pilaprat, vice-président après 1936 et suppléant-délégué à l’APPCA, appartiennent au CROC formé en avril 1941. Mais lors de l’assemblée constitutive de l’URCA de Dordogne, seul le troisième semble s’être présenté aux élections du Conseil régional corporatif : y sont élus Ernest Lagarde et Gabriel Pilaprat, ainsi qu’Henry Jacquinot de Presle, président de l’Union des syndicats agricoles du Périgord et du Limousin 1583 et membre de la chambre d’agriculture depuis 1927. Seuls les deux derniers sont réélus au moment du renouvellement, en décembre 1943, et aucun autre membre ne rejoint l’URCA à ce moment-là. À la fin de l’année 1943, les membres de la chambre d’agriculture témoignent-ils par leur posture de protestation de leur volonté de participer à la Corporation paysanne et d’y intégrer l’action de la chambre ? Ou espèrent-ils qu’une coexistence des chambres d’agriculture avec les organisations corporatives permettrait de restaurer un certain pluralisme ? Les membres de la chambre d’agriculture de la Dordogne ont-ils, en novembre 1943, eu vent des futures nominations des membres des chambres régionales d’agriculture ?
Le 3 février 1943, une décision ministérielle institue une commission chargée d’étudier le statut des futures chambres régionales d’agriculture instituées par la loi du 2 décembre 1940 1584. Un arrêté ministériel du 24 août 1943 fixe en effet dans ses trois premiers articles les modalités de nomination des membres des chambres régionales d’agriculture qui doivent être créées d’après la loi du 2 décembre 1940, et remplacer les chambres départementales d’agriculture. D’après cet arrêté, les chambres régionales d’agriculture doivent se composer de membres « nommés par arrêté du ministre secrétaire d’État à l’Agriculture et au Ravitaillement, 1°. Sur proposition des conseils des unions régionales corporatives du ressort de chaque préfecture régionale ; 2°. De sa propre initiative ». C’est vraisemblablement au cours de l’automne 1943 que les URCA ont commencé à dresser les listes des membres qu’ils entendaient proposer pour composer la chambre régionale : l’arrêté prévoyait en effet que « les conseils des unions régionales corporative de chaque région administrative proposeront, chacun, au moins quatre représentants pour leurs ressorts respectifs. Ces noms seront centralisés par le directeur général de la production agricole, commissaire du Gouvernement, qui les transmettra avec son avis au ministre secrétaire d’État à l’agriculture et au ravitaillement ». Ensuite « le ministre secrétaire d’État à l’agriculture et au ravitaillement choisit sur ces listes les membres de la chambre régionale d’agriculture à raison de trois par département. Il peut, en outre, jusqu’à concurrence de la moitié des membres nommés d’après cette procédure, procéder directement à la nomination de membres qualifiés par leur compétence ou leur valeur scientifique » 1585.
Nous n’avons pas connaissance des listes telles qu’elles ont été proposées par les URCA au ministre, mais seulement des nominations officielles telles qu’elles ont été publiées au Journal officiel en janvier 1944 1586. En « catégorie 1 », figurent les membres proposés par les URCA dont les noms ont été retenus par le ministre, soit 256 membres sur 344. En « catégorie 2 », se trouve la liste des membres nommés directement par le ministre : ils sont au nombre de 88 – c’est-à-dire que le ministre n’a pas usé de tout son pouvoir, nommant rarement plus d’un membre par département 1587. Le discours des dirigeants nationaux de la Corporation paysanne est, depuis 1940, ouvertement hostile aux chambres d’agriculture, ou du moins à ce qu’elles incarnent dans ce même discours, soit, pour paraphraser leurs libelles, leur compromission avec l’État et son administration et leur contamination par les querelles politiciennes. On aurait pu s’attendre à voir les chambres régionales d’agriculture nommées en janvier 1944 composées d’hommes nouveaux, n’ayant pas, pour la plupart, appartenu aux chambres de l’entre-deux-guerres. Le constat est pourtant net : 62 % des membres nommés appartenaient à une chambre jusqu’en 1943 1588.
Ils sont 212 des 344 membres des chambres régionales à venir des chambres départementales, dont 63 présidents, c’est-à-dire que 72 % des présidents de chambre d’agriculture sont nommés membres des chambres régionales. Une double question se pose alors. Sont-ils nommés à ces postes parce qu’on souhaite confiner leur influence dans le cadre étroit des nouvelles attributions des chambres régionales, soit la promotion « des progrès de l’agriculture par les applications des sciences aux productions agricoles animales et végétales » 1589 ? Quelle est l’adéquation de ces nominations avec les attributions définies par l’arrêté d’août 1943, du côté des propositions des membres des URCA comme des ratifications et des discrétions ministérielles ? Quels ont été les pourparlers tenus entre les chambres départementales et les URCA en amont de la publication de l’arrêté de janvier 1944 ? Les faibles effectifs départementaux des chambres régionales ne fournissent pas assez de places pour « reclasser » tous les anciens membres des chambres d’agriculture : cet élément a-t-il fait des négociations de l’automne 1943 une curée vers les postes de membres de la chambre régionale d’agriculture ou les protagonistes de l’entre-deux-guerres ont-ils dédaigné se battre pour ces fonctions peu attrayantes ?
D’importantes différences peuvent être constatées entre les nominations effectuées sur propositions des URCA et celles opérées directement par le ministre 1590. Dans la première catégorie, on compte 70 % de membres des anciennes chambres d’agriculture, tandis que dans la seconde, le rapport est presque inversé, avec seulement 37 % de dirigeants venus de ces institutions. La forte propension des URCA à nommer des membres de chambre d’agriculture découle-t-elle du seul poids des membres des chambres dans celles-ci ? Rappelons que quasiment aucune chambre d’agriculture n’a, dans les URCA telles que renouvelées à la fin de l’année 1943, un poids supérieur à 50 %. On n’observe d’ailleurs aucune corrélation probante entre le poids des membres de la chambre dans l’URCA et dans la chambre régionale au niveau des départements. En revanche, au niveau individuel, l’appartenance au Conseil de l’URCA compte beaucoup : 57 % des 210 membres des chambres d’agriculture de 1943 qui sont nommés membres de la chambre régionale appartiennent à l’URCA de leur département à la même date, quand ils ne sont que 17 % de ceux qui ne sont pas nommés membres de la chambre régionale. Parmi les membres des chambres d’agriculture de 1943, ont été plus souvent choisis ceux qui en sont les élus depuis 1927 – 61 % des cas contre 45 % parmi les membres des chambres départementales qui ne deviennent pas membres de la chambre régionale –, et, contre toute attente, se trouve une proportion plus importante d’ex-parlementaires parmi ceux qui sont nommés membres des chambres régionales que parmi ceux qui ne le sont pas – 10 % contre 3 %.
Les 63 présidents de chambre d’agriculture qui sont nommés membres d’une chambre régionale d’agriculture en janvier 1944 sont, comme l’ensemble des membres, plus souvent membres de l’URCA de leur département 1591, même si deux présidents syndics régionaux n’ont pas été nommés. En revanche, contrairement à ce que l’on observe chez l’ensemble des membres, ils ont globalement moins d’ancienneté dans les fonctions de membres de la chambre départementale, comme dans celles de président et ils ne sont pas vraiment plus souvent des anciens parlementaires. Est-ce à dire que les présidents de chambre nommés dans les chambres régionales sont ceux qui ont montré le plus de conformité au projet corporatif, notamment dans ses inflexions anti-parlementaristes ? D’autres indices montrent toutefois que les présidents des chambres d’agriculture les plus impliqués à l’APPCA ont été plus souvent choisis pour composer les nouvelles chambres régionales : on compte parmi eux l’ensemble des présidents qui ont appartenu au bureau de l’APPCA entre 1927 et 1940, ainsi qu’une forte proportion de membres du CPG. Les présidents nommés en janvier 1944 ont souvent été les plus assidus et les plus actifs – en tant qu’auteurs d’un ou plusieurs rapports – au cours des sessions de l’APPCA. Est-ce à dire que collectivement, les dirigeants des URCA ont intériorisé l’idée d’une adéquation des hommes et des fonctions ? Cela ne peut être toutefois convaincant puisque les nouvelles attributions des chambres régionales sont très différentes de celles des chambres de l’entre-deux-guerres, intégrant notamment la coordination d’expérimentations et de recherches scientifiques, ainsi que la dimension documentaire et d’information destinée à communiquer les résultats de ces recherches 1592. On a vu que dans les années 1930, malgré quelques expériences isolées, les chambres départementales d’agriculture ne s’étaient pas engagées massivement dans ces activités. Ces nombreuses nominations des présidents de chambre d’agriculture sont-elles une manière de cantonner l’action de ces hommes dans l’étroit corridor techniciste qui échoit désormais aux chambres régionales ?
Si ce n’est pas le cas pour les membres des URCA, susceptibles d’agir dans tous les domaines de l’action corporative, de nombreuses autres situations le laissent penser. Ainsi, 29 présidents sont nommés qui sont absents de l’URCA et 17 des présidents de 1940 sont choisis alors qu’ils n’ont appartenu à aucune organisation corporative depuis la loi du 2 décembre 1940. Parmi eux, se remarque la présence des parlementaires et anciens parlementaires jusque-là soigneusement écartés des instances corporatives : Paul Dumaine, ex-député URD de la Haute-Marne, Gaston Veyssière, sénateur de la Seine-Inférieure, membre de la Fédération républicaine 1593, Charles Nomblot, ex-député ayant siégé parmi les Républicains de gauche 1594, ou encore André Barbier – par ailleurs conseiller national 1595 – et Léon Lauvray, sénateurs URD 1596. Tous ceux qui sont en fonctions en juillet 1940 ont voté pour l’article unique du projet de loi constitutionnelle le 10 juillet 1940, à moins qu’ils n’aient pas pris part au vote 1597. Une exception de taille suscite cependant des interrogations, à plusieurs titres d’ailleurs. Léonel de Moustier, président de la chambre d’agriculture du Doubs depuis 1933 est nommé membre de la chambre régionale d’agriculture de Dijon, malgré son très remarqué vote contre l’article unique du projet de loi constitutionnelle le 10 juillet 1940, et alors qu’il est « incarcéré à la Maison d’Arrêt de Besançon depuis le 23 août 1943, inculpé d’être l’animateur d’un mouvement de résistance et d’avoir favorisé le passage d’aviateurs alliés évadés » 1598. Joseph Faure est également nommé membre de la chambre régionale de Limoges, alors qu’il est gravement malade depuis plusieurs mois et qu’il se dit, dans ses mémoires rédigées à l’automne 1943, en retraite et « rentré dans le rang à la culture [qu’il a] toujours aimée » 1599. Cette nomination peut-être un lot de consolation pour le second, écarté, on se souvient, de l’URCA de Corrèze en juillet 1942, le cas de Léonel de Moustier est moins clair. Sur la liste de quatre noms que doit lui avoir communiqué l’URCA du Doubs, le ministre en a vraisemblablement retenu trois : quel était ce quatrième nom pour qu’on lui préfère celui du résistant marquis de Moustier ? À moins qu’on ait jugé souhaitable, avec un cynisme non dissimulé, de nommer Léonel de Moustier justement parce qu’étant emprisonné, il ne pouvait siéger ?
Se constatent encore des écarts entre les règles énoncées dans l’arrêté d’août 1943 et la réalité telle qu’elle peut être décryptée par la confrontation de la liste des personnes nommées et des listes des membres des chambres d’agriculture, des membres des URCA etc. Ainsi, on pourrait s’étonner de ne compter que 36 syndics régionaux nommés par les URCA 1600, sur un total de 86. Les évènements ultérieurs expliquent ce phénomène : une motion du Conseil national corporatif, datée des 22 et 23 février 1944, « demande à M. le ministre de l’Agriculture de vouloir bien prendre un arrêté complétant l’arrêté du 24 août sur la composition des Chambres régionales d’agriculture, en ajoutant à l’article 3 que les syndics régionaux de la Corporation nationale paysanne feront partie de droit des chambres régionales d’agriculture » 1601. Le secrétaire d’État leur donne entière satisfaction et réaffirme que « pour bien marquer qu’elles font partie intégrante de la Corporation nationale Paysanne, comme toutes les autres branches corporatives, prévues au divers titres de la loi du 2 décembre 1940, [il a] décidé que les convocations seraient établies et adressées par un Syndic régional délégué par [lui], d’accord avec le Syndic national de la Corporation nationale paysanne. La session constitutive sera ouverte par ce Syndic ainsi délégué, en présence de M. le Préfet régional ou de son représentant. Le Directeur Régional des services agricoles devra assister à cette séance comme commissaire du Gouvernement ainsi que le Trésorier-Payeur général ou son délégué au titre d’agent comptable ». Il ne semble pas craindre d’asséner à de nombreuses reprises que les chambres régionales d’agriculture « doivent constituer les organes techniques et scientifiques de l’organisation corporative de l’Agriculture » 1602. Qu’est-ce à dire sinon que le renforcement de la tutelle des URCA et des autorités de Vichy, précisée après les nominations, témoigne d’une volonté d’étouffer toute activité en germe au sein des chambres régionales d’agriculture et qui ne serait pas conforme aux diktats de la Corporation paysanne ?
Quelques indices vont dans le sens d’une curée vers les postes de membres des chambres régionales et de la volonté ferme d’encadrement de la part des instances corporatives nationales et du ministère. Ce sont les nombreuses lettres échangées qui témoignent de l’importance accordée ici et là à la nomination des membres des chambres régionales : l’annulation d’une nomination, le remplacement d’un membre, l’importance de la présence de tel ou tel, ont suscité une abondante correspondance. Ainsi, en juillet 1944, le syndic régional de l’Eure, le dorgériste Modeste Legouez, membre de la chambre d’agriculture depuis 1939, écrit-il à Adolphe Pointier pour connaître les raisons de l’annulation de la nomination à la chambre régionale d’agriculture de Léon Lauvray, ancien président de la chambre d’agriculture de l’Eure, depuis 1927 : il s’agit à la fois d’en connaître les raisons et de manifester son mécontentement de n’avoir pas été consulté à ce propos 1603. Les situations analogues sont innombrables.
Dans le discours, un hiatus existe entre les niveaux départemental et national : l’attention portée localement à la représentation des anciens membres des chambres, des dirigeants les plus influents, et à l’équilibre entre les représentants de chaque URCA départementale au sein de la chambre régionale, est niée au niveau national. Un courrier échangé entre Louis Guillon, commissaire du gouvernement auprès de la Corporation paysanne et M. Gault, directeur général des services techniques de la Corporation paysanne, le 21 juillet 1944, mentionne une « correspondance […] échangée avec M. le syndic provincial de Toulouse, au sujet de la représentation des différents départements au sein de la Chambre régionale d’agriculture ». Guillon et Gault sont d’accord pour considérer « qu’il ne paraissait pas nécessaire d’équilibrer cette représentation au sein de la Chambre régionale, puisque celle-ci était surtout une assemblée de techniciens qui devait, avant tout, grouper les personnalités compétentes de la région » 1604. L’opposition entre représentation et compétence est l’une des constantes des approches des corps intermédiaires et des organisations consultatives 1605 : elle est très prégnante dans les écrits qui voient dans Vichy le moment d’une technicisation de l’administration et d’une modernisation d’un État qui devient « technocratique » : il en sera encore largement question.
Au-delà du discours des acteurs, qu’en est-il au vu de l’analyse des nominations ? Les URCA proposent des représentants qui ne sont pas tous issus de leurs rangs, qui, s’ils le sont, sont très souvent les syndics régionaux ou adjoints, soit les plus influents, ou qui sont issus des chambres départementales d’agriculture 1606, dont les attributions ressemblent si peu à celles des chambres régionales d’agriculture. Les nominations directes du ministre concernent, d’après l’arrêté du 24 août 1943, « des membres qualifiés par leur compétence ou leur valeur scientifique » 1607. Or on constate que le ministre nomme directement 37 membres d’URCA et 19 membres de chambre départementales d’agriculture, hors membres des URCA : sont-ce ceux qui venaient en surplus des listes proposées par les URCA elles-mêmes ? En avaient-ils été écartés ? Assiste-t-on ainsi à des nominations complémentaires et contradictoires ? Compétences et réseaux s’accordent-ils aisément ?
Certains sont nommés en tant qu’« ancien président de la chambre d’agriculture » 1608, comme Richard Etchats, des Basses-Pyrénées ou Léon Dastrevigne, des Basses-Alpes. C’est aussi le cas de Léon Lauvray, dont le diplôme d’ingénieur agronome 1609 n’est pas mentionné. Les « agros » ne sont ainsi pas apparents, sauf dans le cas de la princesse d’Annam, en Dordogne, citée comme « agriculteur, ingénieur agronome ». Maurice de Solages, ingénieur agronome, promotion 1919 1610, membre de la chambre d’agriculture du Tarn, syndic local de Mézens, absent du CROC puis des URCA de son département, doit-il sa nomination à une logique de reconnaissance des compétences ou de représentation ? Le ministre nomme certes directement un « professeur d’agriculture à l’École nationale d’agriculture de Montpellier »et un « professeur d’agriculture honoraire à Thonon », ainsi qu’un « spécialiste de l’apiculture et de l’horticulture à Valence » et un « spécialiste des cultures florales », mais il semble peu soucieux de motiver ses choix par l’énumération des titres attestant des prétendues compétences. Reconnaît-il par là-même que compétences et représentation sont des logiques qui étaient déjà fortement entremêlées dans les chambres d’agriculture de l’entre-deux-guerres, et qui le sont ontologiquement dans une Corporation nationale paysanne de plus en plus dominée par les groupes spécialisés. En témoigne la nomination, par le ministre, d’Adolphe Pointier, président de l’Association générale de producteurs de blé, membre de la chambre d’agriculture de la Somme, syndic régional de l’URCA de la Somme, syndic national de la Corporation paysanne. Sont-ce ces compétences ou sa représentativité qui l’emportèrent ? Ne sont-ce pas plutôt les impératifs d’une double tutelle, ministérielle et indirecte, corporative et directe, sur des chambres d’agriculture dans l’œuf ? Dans les mois suivants, se font jour des volontés de freiner la constitution des chambres régionales d’agriculture et se succèdent bientôt des reports indéfinis des installations. Bien qu’une circulaire du 3 mai 1944 convoque leurs membres pour la session constitutive, il semble que les chambres régionales n’aient jamais commencé de fonctionner. Luce Prault l’évoque quelques années plus tard, sur un ton sibyllin : « Il n’y a pas lieu, dans ce rapport, qui concerne les circonstances et les étapes de la suppression et de la mort des chambres départementales d’agriculture et de l’Assemblée permanente des présidents des chambres d’agriculture, de relater la suite que les syndics régionaux ont donnée aux instructions ministérielles en date du 3 mai 1944 » 1611.
Qui, rappelons-le, stipule que : « des chambres régionales d’agriculture sont créées qui ont pour objet exclusif et reçoivent pour mission de promouvoir, en liaison avec les organisations professionnelles et avec les services du ministère de l’Agriculture, le progrès de l’agriculture par les applications des sciences aux productions agricoles, animales et végétales. […] Les chambres d’agriculture créées par la loi du 3 janvier 1924 seront supprimées par arrêté du ministre secrétaire d’État à l’agriculture dès que l’organisation régionale aura été constituée. Jusqu’à leur suppression, leur activité sera limitée aux questions techniques définies ci-dessus ». Journal officiel de la République française, samedi 7 décembre 1940, Loi du 2 décembre 1940 relative à l’organisation corporative de l’agriculture, pp. 6 005-6 008.
Gilbert DELAUNAY, Les Chambres d’Agriculture. Des origines à la refondation. 1851-1924-1952, Chambéry, chez l’auteur, 2001, 23 p., p. 9.
Voir supra. Chapitre 3. B. Les chambres d’agriculture dans les organismes corporatifs définitifs, p. 336.
Arch. CA Savoie, Procès-verbaux de sessions 1927-1943, Procès-verbal de la session du 28 novembre 1942.
Albert DOLLINGER, « De la loi du 2 décembre 1940 à la loi du 16 décembre 1942 », dans Louis SALLERON et alii [dir.], La Corporation paysanne, Paris, Presses universitaires de France, 1943, 348 p. :
Arch. nat., AD XIX C 115 Basses-Pyrénées, Chambres départementales d’agriculture. Travaux des chambres. Délibérations. Procès-verbaux des séances. Département des Pyrénées-Orientales, 1928-1943, Session extraordinaire du 27 janvier 1941.
Cité par Gilbert DELAUNAY, Les Chambres d’Agriculture… ouvrage cité, p. 9.
Ibidem, « il n’est pas étonnant que ce soit de cette chambre d’agriculture, résistante, que vienne l’initiative, en 1948, de la reprise d’activité des chambres d’agriculture », p. 9.
Annuaire national agricole 1939, p. 326.
Luce PRAULT, Mort et résurrection des Chambres d’Agriculture… ouvrage cité, f° 8.
Journal officiel de l’État français, samedi 28 août 1943, Arrêtés du 24 août 1943 relatifs aux chambres régionales d’agriculture, p. 2 266.
Ibidem, dimanche 13 février 1944, Arrêté du 29 janvier 1944 relatif à la constitution des chambres régionales d’agriculture, pp. 477-480.
Voir Annexes. Dossier n° 5. Tableau 17.
Voir Annexes. Dossier n° 5. Tableau 15.
Journal officiel de l’État français, samedi 28 août 1943, Arrêtés du 24 août 1943 relatifs aux chambres régionales d’agriculture, p. 2 266.
Voir Annexes. Dossier n° 5. Tableaux 16 et 17.
Voir Annexes. Dossier n° 5. Tableau 19.
Journal officiel de l’État français, samedi 28 août 1943, Arrêtés du 24 août 1943 relatifs aux chambres régionales d’agriculture, p. 2 266, 2e arrêté, article 2.
Jean JOLLY, Dictionnaire des parlementaires français … ouvrage cité, pp. 3 169-3 170.
Ibidem, p. 2572.
Assemblée nationale, Dictionnaire des parlementaires français : notices biographiques sur les parlementaires français de 1940 à 1958, tome 2 : B, Paris, La Documentation française, 1992, 549 p., pp. 245-247.
Jean JOLLY, Dictionnaire des parlementaires français … ouvrage cité, pp. 3169-3170.
http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/vote-80.pdf
Arch. nat., F7 15494/B, Police générale. Dossiers des renseignements généraux : Personnalités décédées du monde politique, syndical, artistique et scientifique : dossiers individuels classés par n° de dossiers (1941-1974), dossier 2918 (Léonel de Moustier).
Joseph Faure, 1875-1944… ouvrage cité.
Voir Annexes. Dossier n° 5. Tableau 18.
Arch. nat., F10 5053, archives de la Corporation paysanne, Direction de la Propagande (1941-1943), Chambres d’agriculture, 1942-1944, motion du Comité permanent de la Corporation nationale paysanne, 22 et 23 février 1944.
Ibidem, circulaire du ministre secrétaire d’État à l’Agriculture et au Ravitaillement, signée par Pierre Cathala, et adressée aux préfets régionaux, aux directeurs régionaux des services agricoles et aux directeurs des services agricoles, le 3 mai 1944.
Arch. nat, F10 5053, archives de la Corporation paysanne, Direction de la Propagande (1941-1943), Chambres d’agriculture, 1942-1944, lettre de Modeste Legouez, syndic régional de l’Eure, à Adolphe Pointier, syndic national de la Corporation paysanne, le 7 juillet 1944.
Ibidem, lettre de Louis Guillon, commissaire du Gouvernement auprès de la Corporation Paysanne, à M. Gault, directeur général des services techniques de la Corporation paysanne, 21 juillet 1944.
Voir notamment : Claire LEMERCIER, Un si discret pouvoir… ouvrage cité ; Françoise DREYFUS, « Représentation et compétence dans les organes consultatifs de l’administration », dans François d’ARCY [dir.], La représentation, Paris, Economica, 1985, 250 p., pp. 141-153.
Voir Annexes. Dossier n° 5. Tableau 18.
Journal officiel de l’État français, samedi 28 août 1943, Arrêtés du 24 août 1943 relatifs aux chambres régionales d’agriculture, p. 2 266.
Journal officiel de l’État français, dimanche 13 février 1944, Arrêté du 29 janvier 1944 relatif à la constitution des chambres régionales d’agriculture, pp. 477-480.
Annuaire INA 1936.
Ibidem.
Luce PRAULT, Mort et résurrection des Chambres d’Agriculture… ouvrage cité, f° 9.