Sens des trajectoires 1940-1944

Un constat simple condense en quelques mots l’importance de l’engagement collectif des présidents de chambre d’agriculture dans les organisations de la Corporation paysanne : en 1944, ils ne sont qu’une quinzaine des 90 présidents de 1940 à n’avoir été recensés dans aucune des structures corporatives créées dans la foulée de la loi du 2 décembre 1940 1615. Nous nous fondons pour cela sur les sources déjà citées et analysées : les listes des membres de la COCP, des membres des CROC, des chefs de district, des membres des conseils des URCA créées en 1942, des membres du Comité permanent provisoire puis du Conseil national corporatif, des syndics corporatifs locaux d’août 1943, des membres des URCA renouvelées fin 1943, et enfin des membres des chambres régionales d’agriculture nommées en janvier 1944. Encore faut-il tenir compte du fait que trois de ces hommes sont décédés dans l’intervalle : Georges Lecourtier, président de la chambre d’agriculture de la Meuse, décède le 26 juillet 1940 1616, Jacques Croizette-Desnoyers, président de la chambre du Loiret, serait mort en 1941 et Ferdinand Patriat, de Côte-d’Or, est mort à la fin de l’année 1942 1617.

Il reste que les trajectoires des autres présidents ne sont en aucun cas réductibles à un modèle. Seuls 21 présidents de chambre d’agriculture en fonctions en 1940 appartiennent au CROC de leur département en 1941, puis à l’URCA à sa constitution et encore au moment de son renouvellement. Et encore faut-il préciser que ces 21-là n’y occupent pas les mêmes fonctions et n’y font sans doute pas preuve du même engagement. On peut avoir des scrupules à comparer un syndic régional zélé et un membre d’URCA absentéiste, un syndic adjoint qui aurait accepté ces fonctions sans empressement et un délégué de CROC qui devrait sa nomination à sa propre initiative ou à l’activation de réseaux.

Nous avons tenté de mesurer l’implication des membres des chambres d’agriculture : l’étude des trajectoires et des appartenances de ceux-ci inciterait à une prise en compte plus fine et plus poussée des réseaux qui mitent l’institution depuis sa création en 1927. Pascal Blas a-t-il raison de considérer que « sont ainsi étiquetés, pêle-mêle, sous l’appellation de réseau, des groupes de pression, des entités catégorielles ou socioprofessionnelles, une myriade d’associations du monde parapolitique, vastes ensemble dont le seul point commun est d’avoir été à un moment ou à un autre en contact avec un homme politique » 1618 ? N’est-ce pas réduire l’essence collective du réseau à sa dimension politique et individuelle ? N’est-ce pas évacuer la question des différences entre structures institutionnelles et réseaux plus informels et de leur possible coexistence ? Institution créée par l’État, les chambres d’agriculture sont d’emblée une mosaïque de réseaux, mais cela n’exclut pas qu’elles aient pu, selon les situations locales, faire émerger de nouvelles solidarités mobilisables susceptibles de constituer de nouveaux réseaux. S’interrogeant sur la Corporation paysanne, Pascal Blas avance que « Vichy, en supprimant syndicats et chambres d’agriculture, récupère les deux structures concurrentes. Le bureau fédéral de la Corporation puise dans l’ensemble des membres de la Chambre d’agriculture et si le syndic départemental n’est autre que le représentant local de la Défense paysanne, les syndics locaux sont, eux, des élus municipaux, essentiellement agriculteurs et liés à l’un ou à l’autre des anciens réseaux traditionnels » 1619. Il semble discutable d’écrire que « la question essentielle est toutefois de savoir si les autorités de Vichy raisonnent en termes de réseaux ; l’état actuel de la recherche incite à répondre par la négative. En fait, dans les campagnes, on assiste plutôt à une greffe de la Corporation paysanne sur des structures existantes, mais sans raisonnement sur l’utilité ou la non-utilité de les conserver en l’état ou de les éliminer » : la lecture des archives de la Corporation paysanne montre au contraire que ces questions ont été centrales, dès l’élaboration de la loi du 2 décembre 1940, lors du choix des délégués et des membres des CROC, lors des élections locales des syndicats corporatifs locaux, lors des élections et des nominations des membres des URCA. Le mot réseau n’est certes pas prononcé, mais il sous-tend les perceptions de part et d’autre.

Mais est-ce à dire que les acteurs locaux ont pensé en termes de réseaux ? Est-ce parce qu’il étudie des réseaux au contenu flou et non individualisé qu’« il paraît incontestable [à Pascal Blas] que la période de Vichy a donné un coup d’accélérateur à des réseaux antérieurs à la guerre et qui tous n’étaient pas alors totalement fonctionnels » ? Il juge en effet que « l’évolution des réseaux paysans est, à cet égard, assez remarquable. La Corporation paysanne a été dans de nombreux départements un véritable catalyseur pour les réseaux en genèse des petits paysans et un conservatoire des vieux réseaux notabilitaires ruraux. Elle a permis non seulement des continuités, mais aussi a stimulé le mouvement paysan en favorisant sa structuration, ce qui a, à terme, renforcé le syndicalisme agricole de l’après-guerre. Il serait particulièrement intéressant de reconstituer une à une les trajectoires personnelles non plus des réseaux, mais des individus qui les composent » 1620. Les chambres d’agriculture sont justement constituées de ces réseaux en genèse et des vieux réseaux : si elles ne se sont pas muées en réseaux entre 1940 et 1944, notre thèse est que l’APPCA, quoique supprimée par le gouvernement de Vichy, a, sous l’Occupation, quelques unes des possibles caractéristiques d’un réseau et a vraisemblablement fonctionné comme tel.

Rappelons-nous la discussion entre Luce Prault et Jacques Le Roy Ladurie, telle que ce dernier veut bien la transcrire quarante ans plus tard : en décembre 1940, le second aurait dit au premier : « Je n’ai rien à faire dans cette nouvelle organisation. Je vais tout plaquer.

– Il n’en est pas question. Abstenez-vous seulement, mon cher Jacques, de toute participation personnelle au stade national de la Corporation ; mais ne lâchez ni le Calvados, ni même la Normandie. N’y perdez pas pied. Faites le gros dos sous l’orage, tout en gardant le contact avec la base. Demeurez en charge de votre pré carré, sinon vous risqueriez de ne jamais vous y retrouver.

– Alors, Luce ? Jouer le jeu ?

– Oui, mais uniquement sur le plan local. Il faut y garder autorité et prestige. Conservez autant que possible l’Union corporative du Calvados ; faites-en, même sous ce nom déguisé, un centre actif et représentatif, et, malgré la loi, conservez aussi la chambre d’agriculture départementale ou régionale. En un mot, ne suivez pas vos amis dans l’erreur ; mais ne vous laissez pas enterrer » 1621.

Il nous faut nous en tenir à des suppositions, sans donner trop de poids à cette conversation, possiblement apocryphe, au moins considérablement réécrite. La survivance des chambres départementales d’agriculture jusqu’à la fin de l’année 1943 et la suppression autoritaire de l’organisme national de coordination et de veille dont elles s’étaient plus ou moins spontanément dotées, auraient paradoxalement permis la persistance partielle du réseau naissant que constituait l’APPCA. L’annonce de la création des chambres régionales d’agriculture et d’un « organisme de coordination [de leurs] travaux » 1622 aurait, dans l’incertitude de ce qu’il allait advenir, maintenu intacts la conception de la fonction de président de chambre d’agriculture et, pour les acteurs, le sentiment d’appartenir à une APPCA qui doit sous peu renaître sous la forme d’un organisme de coordination des travaux des chambres régionales d’agriculture. Cela a-t-il guidé et motivé l’engagement des présidents de chambre d’agriculture dans les instances corporatives, notamment au niveau du département, dans les CROC et les URCA ? Sans doute, il manque toutefois les témoignages, inexistants ou restés enfouis, d’une possible conscience collective de la nécessité de ne pas rester totalement en dehors de la Corporation paysanne.

Considérer – comme l’insinuera ensuite Jacques Le Roy Ladurie dans des écrits publiés après la mort de Luce Prault – que c’est seulement pour demeurer au pouvoir et « garder autorité et prestige » 1623 que des présidents de chambre sont devenus membres des CROC et des URCA, parfois même délégués responsables ou syndics régionaux, c’est faire fi des considérations politiques qui nécessairement les sous-tendent. Jacques Le Roy Ladurie et Luce Prault sont-ils opposés à la Corporation paysanne telle qu’elle a été instituée en décembre 1940 qu’ils n’en sont pas moins des corporatistes, également proches de Dorgères et maréchalistes à leurs heures. On ne peut évacuer la question du sens de l’engagement dans les instances de la Corporation paysanne, et ce sens diffère selon les échelons et les moments, sous prétexte qu’il serait univoquement utilitaire. D’ailleurs, la nomination, en janvier 1944, parmi les membres des chambres régionales d’agriculture, d’une grosse quinzaine de présidents de chambre de 1940 non encore recensés dans les listes des membres des diverses structures de la Corporation paysanne, infirme l’idée d’un engagement subi et commandé par l’impérieuse nécessité de garder la main sur la chambre d’agriculture. Pourtant le sens à donner à l’appartenance aux organisations de la Corporation paysanne ne peut se réduire à une simple et limpide opposition entre collaborateurs et résistants. Les temps houleux qui suivent la Libération en témoignent assez.

Notes
1615.

Voir Annexes. Dossier n° 5. Schéma 1.

1616.

Jean JOLLY, Dictionnaire des parlementaires français … ouvrage cité, pp. 2197-2198 : « Le 26 juillet, la terre ancestrale à laquelle il est indissolublement lié le reprend à jamais, sans que les rigueurs de l’occupation permettent de connaître les circonstances de sa fin et les épreuves qui l’ont précédée ».

1617.

« In memoriam M. Ferdinand Patriat, Président de la Chambre régionale d’Agriculture », dans La Corporation Paysanne de Bourgogne, 10 janvier 1943.

1618.

Pascal BLAS, « Élites et édiles : le poids des réseaux », dans Gilles LE BÉGUEC, Denis PESCHANSKI [dir.], Les élites locales dans la tourmente : du front populaire aux années cinquante, Paris, Éditions du CNRS, 2000, 460 p., pp. 47-63, p. 47.

1619.

Ibidem, p. 55.

1620.

Ibidem, p. 61.

1621.

Jacques LE ROY LADURIE, Mémoires, 1902-1945… ouvrage cité, pp. 234-235.

1622.

Le titre IV de la loi du 2 décembre s’achève ainsi : « Un décret fixera la composition et les conditions de fonctionnement de l’organisme de coordination des travaux des chambres régionales d’agriculture ».

1623.

Jacques LE ROY LADURIE, Mémoires, 1902-1945… ouvrage cité, pp. 234-235.