Deuxième Partie : 1948-1960 : mutation ou refondation ?

Dans les années qui suivent la Libération, les chambres d’agriculture et l’APCA ne font plus partie du paysage luxuriant des organisations professionnelles, au contraire des chambres de commerce qui « pendant la guerre de 1939-1945, […] s'efforcèrent, dans la mesure de leurs moyens, de faire face à la défense des intérêts dont elles avaient la charge : aide aux commerçants prisonniers, répartition des matières premières, mesures de soutien aux entreprises bombardées, etc. [et qui] après la Libération, […] se consacrèrent avec énergie à la reconstruction de l'outillage portuaire et de leurs entrepôts ou de leurs écoles et à la remise sur pieds de l'économie locale » 1762. La chambre de commerce de Paris a continué d’exister sous l’Occupation : ce qui fait écrire à Robert Frank : « ni traîtres ni bien téméraires, ni "collabos" ni résistants, sensibles à une partie — et à une partie seulement — de l’idéologie du Maréchal, ils refusent dans leur majorité la dimension ultra-dirigiste du régime, et utilisent habilement tous les moyens possibles pour obtenir des autorités de Vichy qu’elles renoncent à leurs projets initiaux de marginalisation des institutions consulaires ». Elle reprend le fil de ses activités à la Libération, après que l’épuration ait épargné ses membres unis dans une forme de « solidarité consulaire » 1763, mais alors, « dans le contexte de l’épuration, l’attitude des entreprises pendant l’Occupation est l’objet de vives critiques et ce discrédit du patronat rejaillit sur les chambres de commerce : leur marge de manœuvre s’en trouve politiquement rétrécie et leur rôle risque à nouveau d’être remis en question » 1764. Pour les chambres d’agriculture, la situation est radicalement différente. S’il a été montré que malgré la suppression de l’APPCA en 1940, une partie de son histoire se joue sous l’Occupation, de même la question de sa réapparition ne peut s’envisager sous le signe de la rupture.

Des formes de continuité sont décelables notamment dans le champ des organisations agricoles, désormais organisé au sein de la Confédération générale de l’agriculture (CGA), fondée dans la clandestinité. La Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) en est la branche syndicaliste ouverte à tous les exploitants agricoles en activité, propriétaires, fermiers et métayers. Les six autres branches rassemblent les coopératives, les mutuelles, les associations de crédit agricole, les techniciens agricoles, les ouvriers agricoles catholiques et ceux non-catholiques. La FNSEA bénéficie dès le début de la représentation la plus importante au sein de la CGA et est dès lors « susceptible de devenir le véritable syndicat paysan » 1765, héritier de la rue d’Athènes par-delà la période de l’Occupation. Les élections de février 1946 ont vu le retour de nombreux dirigeants corporatistes au sein des fédérations départementales (FDSEA). Les transformations internes de la CGA et ses rapports avec les entreprenants dirigeants de la FNSEA sont cruciaux pour comprendre l’évolution du contexte de la fin des années 1940, tout comme le sont les évolutions politiques.

La démission du général de Gaulle, en janvier 1946, l’élection de Vincent Auriol comme président de l’Assemblée constituante, le vote du projet constitutionnel en avril 1946 puis la victoire du « non » au référendum de mai, les élections à la deuxième Assemblée constituante en juin, avant le nouveau référendum sur la constitution le 13 octobre, ont placé l’année 1946 sous le signe de l’incertitude politique. La césure décisive de la fin du tripartisme, en mai 1947, et la mise en place de la « Troisième Force », coalition gouvernementale française regroupant la Section française de l'Internationale ouvrière (SFIO), l’Union démocratique et socialiste de la Résistance (UDSR), les radicaux, le Mouvement républicain populaire (MRP) et les modérés, pour soutenir le régime contre l'opposition du PCF et des gaullistes, offrent de nouvelles possibilités aux anciens corporatistes, hostiles au gaullisme et anticommunistes. En octobre 1947, le socialiste Tanguy-Prigent quitte le ministère de l’Agriculture. Le début de la guerre froide, avec la dégradation des relations entre les Etats-Unis et l’URSS, et la « peur sociale » occasionnée par les nombreuses vagues de grèves, qui culminent à la fin de l’automne 1947 à Marseille et dans le nord de la France, attisent les antagonismes. Le contexte socio-économique est très spécifique des années de reconstruction, du Plan Marshall à la dévaluation du franc de 1949 : il s’organise autour du premier Plan de modernisation et d’équipement concocté par Jean Monnet dès la fin de l’année 1945, qui fait entrer la France dans l’ère de l’« économie concertée » et dans celle des technocrates, qui s’appuient sur les données constituées par le service national des statistiques de Vichy et sur celles des organismes du secteur public dans le domaine de la recherche appliquée. Par-delà la remise en activité des chambres d’agriculture et de l’APPCA et ses circonstances surprenantes, s’ensuit une refondation lente, qui s'ordonne autour du thème omniprésent du « progrès technique » et sous le règne de la technocratie.

Notes
1762.

« Clefs pour les CCI », dans Revue d’histoire consulaire, hors série n° 1‑juin 1999.

1763.

Robert FRANK, « L’épreuve de la guerre (1939-1945) », dans Paul LENORMAND [dir.], La Chambre de commerce et d'industrie de Paris, 1803-2003. II. Études thématiques, Genève, Droz, 2008, 514 p. (pp. 215-238)

1764.

Robert FRANK, « La Chambre et les débats économiques durant les Trente Glorieuses », dans Paul LENORMAND [dir.], La Chambre de commerce et d'industrie de Paris… ouvrage cité, pp. 239-276.

1765.

Gordon WRIGHT, La révolution rurale en France… ouvrage cité, p. 153.