A. Une initiative dordognaise vite reprise en main

Parmi les réponses adressées à la circulaire du 26 juin 1948, n’ont malheureusement été conservées que celles qui ont été transmises à Luce Prault. Parmi elles, on trouve celle d’Hubert d’Andlau, président de la chambre d’agriculture du Bas-Rhin depuis 1927, qui était en 1939, président de la Fédération agricole d’Alsace et Lorraine et de sa Caisse centrale de crédit, la Banque fédérative, ainsi que membre du conseil de la SAF 1808. Sénateur de l’Union républicaine, il fait partie de ceux qui ont voté pour les pleins pouvoirs au maréchal Pétain le 10 juillet 1940 1809. « Quoique relevé, par le jury d’honneur, par décision du 4 octobre 1945, de l’inéligibilité qui le frappait du fait de son vote du 10 juillet 1940, le Comte d’Andlau, âgé de 77 ans à la Libération, renonce, après la guerre, à toute activité politique. Il demeure néanmoins, jusqu’en 1950, président de la chambre d’agriculture du Bas-Rhin et président de la fédération agricole d’Alsace et de Lorraine » 1810. Est-ce à dire que son mandat de président de chambre n’en a que plus de poids au vu de l’amoindrissement de son influence politique ? Le 22 juillet 1948, il écrit à Abel Maumont, vice-président de la chambre de la Dordogne : « je suis tout à fait d’accord avec votre façon de voir et avec vos revendications. En Alsace le monde rural n’a jamais compris que les Pouvoirs Publics ont mis en veilleuse les Chambres d’Agriculture. Dans les temps très durs que nous vivons, les Chambres d’Agriculture sont plus nécessaires et plus utiles que jamais. Aussi dans la campagne de résurrection des Chambres d’Agriculture que vous venez de lancer, vous pouvez compter sur l’appui total de la paysannerie du Rhin et de la Moselle ». Il « suggère en outre l’idée de réunir le plutôt possible à Paris les Présidents et les Secrétaires Généraux des Chambres d’Agriculture (ou leurs délégués) pour élaborer un programme d’action immédiate et faire les démarches nécessaires auprès du Gouvernement » 1811.

D’autres sont plus circonspects : c’est le cas de Georges Guillemot, ex-président de l’Union des syndicats agricoles du Soissonnais et ex-vice-président de l’Union des syndicats agricoles de l’Aisne 1812. Évacué à Veyrac, en Haute-Vienne, en 1940 1813, cet ingénieur agronome 1814 d’alors 61 ans participe à la mise sur pied des organismes corporatifs de l’Aisne, en tant que membre du CROC puis de l’URCA, dès la fin de l’année 1941. En décembre 1943, il est même promu au rang de syndic adjoint de l’URCA 1815. A-t-il à ce titre fait partie des dirigeants épurés à la Libération ? On le retrouve vice-président de la Fédération nationale des sinistrés agricoles en 1947 1816. Il ne répond pas directement aux membres de la chambre d’agriculture de la Dordogne, mais alerte Luce Prault : « Mon cher camarade et ami, Je pense que vous serez intéressé – si vous ne la connaissez déjà – par la circulaire que je vous adresse ci-jointe. Je n’y ai pas répondu – parce qu’il semble y avoir à l’origine une certaine officine à tendance politique – qui se place du reste sur plusieurs plans – d’après le style, le papier et les caractères de la machine – et qui envoie d’autres circulaires » 1817. Au-delà des soupçons précis, se devine l’atmosphère de suspicion générale qui règne dans les milieux agricoles de l’après-guerre. De façon, plus tangible, Georges Guillemot est d’autant plus enclin à voir derrière la circulaire dordognaise une initiative hostile qu’il « estime que, si l’on procédait dans l’Aisne, et probablement dans beaucoup d’autres départements, à la reconstitution des Chambres d’Agriculture suivant le mode d’élection ancien, on aboutirait à des résultats tout à fait fâcheux » 1818.

Les échanges épistolaires de l’été 1948 confirment la collusion entre la Fédération nationale de la propriété agricole (FNPA) et les chambres d’agriculture. La réponse d’Abel Maumont à la lettre de Luce Prault, datée du 25 juillet 1948, le confirme : le vice-président de la chambre d’agriculture de la Dordogne dit découvrir que Luce Prault « assure la direction de la Fédération nationale de la Propriété agricole dont [il] fait [lui]-même partie avec M. Laforest, [son] Président départemental ». Il l’informe de la quantité des réponses reçues, « toutes très favorables et le plus grand nombre, avec une lettre très suggestive », et de la réunion de la chambre prévue pour le 30 juillet. Il clôt sur cette requête : « Nous aimerions avoir votre concours dans l’entreprise hardie dont vous voyez avec nous toute la portée, à l’heure où chacun semble chercher sa voie et où, surtout, la politique voudrait prendre les leviers de commande du monde agricole » 1819. Surtout, c’est la réponse de Luce Prault aux interrogations de Georges Guillemot qui confirme cette collusion. Rédigée le 11 août 1948, cette lettre a fait l’objet d’un brouillon, sur papier à en-tête de la FNPA, qui annonce sans détour les visées de Luce Prault 1820.

Il commence par rassurer Georges Guillemot sur le fait que « MM. Monjoin, Maumont et Mineur […] ne sont sous l’influence d’aucun parti politique de gauche ou de droite, et en particulier tout à fait indépendants de l’officine à laquelle vous faites allusion ». On comprend que « l’officine » en question englobe socialistes et communistes : Luce Prault exprime son anticommunisme virulent avec d’autant plus de facilité qu’il semble trouver une oreille complaisante et complice en son interlocuteur. Cet anticommunisme aurait notamment conduit la FNPA et ses « organisations syndicales affiliées [à] prêt[er] un efficace concours à l’élimination des militants marxistes des Fédérations départementales des syndicats d’exploitants agricoles » 1821 : le fait que cette phrase soit finalement rayée révèle les hésitations de Luce Prault sur le juste niveau de connivence à établir avec son destinataire. La suite de la missive est conforme aux statuts de la FNPA que Luce Prault présente ainsi en juillet 1948, dans une courte note : « association (loi de 1901), fondée en décembre 1945 pour la défense du droit de l’homme qu’est la propriété contre toutes attaques directes et indirectes (statut du fermage et du métayage). Groupement apolitique. Action contre tous les ennemis de la propriété (marxisme). Action contre le parti communiste et contre Tanguy-Prigent (marxiste). Action contre les éléments démagogues du MRP et du PRL (Marquis de Sesmaisons) qui se sont compromis avec les marxistes. But : défense de la propriété individuelle et particulièrement de la propriété familiale en agriculture. A combattu le 1 er  projet de constitution et a été un des facteurs principaux de son rejet. Poursuit la réforme du statut du fermage et du métayage pour un retour à une large liberté des conventions dans un régime de justice, d’accord et de confiance entre preneurs et bailleurs. Aucune subordination ou attache avec un parti ou un mouvement politique quelconque » 1822.

Ce qui justifie l’existence de la FNPA est bien l’exclusion des syndicats d’exploitants agricoles de la « propriété », ou plus exactement des propriétaires non-exploitants, donc de ceux que seule la propriété lie à l’agriculture. Elle s’accompagne d’un fort rejet du statut du fermage et du métayage, vu comme « une étape, un moyen, vers et pour la destruction du droit appelé "la propriété" » 1823. Le souhait de la FNPA de voir les propriétaires non exploitants autorisés à défendre leurs intérêts « comme avant guerre au sein de syndicats agricoles » et le fait que « ces souhaits jusqu’ici, n’ont pas été entendus par les syndicats d’exploitants agricoles » est le moteur de l’action : « devant cette exclusive et l’hostilité persistante et même quelque peu méprisante dont la propriété est l’objet, la FNPA [a] été conduite à demander la remise en fonctionnement des chambres d’agriculture dans lesquelles les propriétaires ou usufruitiers d’une exploitation rurale ou forestière (depuis 5 ans) sont électeurs et éligibles . Il est probable que le problème de la remise en marche des chambres d’agriculture ne se serait sans doute pas posé pour la FNPA de la même façon si les syndicats d’exploitants agricoles avaient consenti à redevenir, dans les conditions suggérées ci-dessus, des syndicats agricoles. Si cette dernière question était résolue, rapidement et raisonnablement, comme le souhaite la FNPA, il est vraisemblable que celle-ci reconsidèrerait la question même de son existence » 1824. Il est significatif que les menées des propriétaires non exploitants, par l’intermédiaire de la FNPA et de Luce Prault, deviennent plus pressantes après qu’ont été créées au sein de la FNSEA et des FDSEA des sections de bailleurs, un peu après le congrès de novembre 1946 1825, comme si cela avait été interprété comme un signal favorable à leur retour discret sur la scène des organisations professionnelles agricoles.

Réagissant à la seconde inquiétude de Georges Guillemot, qui concernait le résultat de possibles élections aux chambres d’agriculture, Luce Prault se veut rassurant : « la situation n’est plus celle de 1944-1945 ». Il fait état du recul des socialistes et des communistes aux élections municipales d’octobre 1947 et semble considérer que cette tendance sera confirmée au moment des sénatoriales de l’automne 1948. Surtout, il pointe les différences entre les élections politiques et les élections aux chambres d’agriculture, qui tiennent largement à la composition du corps électoral de celles-ci, et notamment aux conditions dans lesquelles les ouvriers agricoles sont électeurs, soit « à condition qu’ils exercent habituellement et effectivement la profession agricole depuis 5 ans au moins sur le territoire de la commune où ils demandent leur inscription (dispositions qui éliminent de nombreux [ajouté au dessus de la ligne : salariés] indésirables ». Ses estimations concernant la composition de la population agricole de l’Aisne l’amènent à rassurer Georges Guillemot sur la probable issue du scrutin. Surtout, il laisse planer la menace contenue dans la proposition de loi du 14 mai 1948 sur les offices agricoles départementaux, étudiée par la FNSEA et devant être soumise au Conseil économique : « il y aurait de fortes chances pour que la législation de 1924 soit largement aggravée au bénéfice des salariés agricoles », d’où l’intérêt de « remettre d’urgence les chambres d’agriculture en fonctionnement dans le cadre de leur législation en vigueur, ce qui permettrait de faire plus efficacement opposition à la proposition socialiste dont personne ne sait à quoi elle aboutira » 1826. Limpide, abrupte et sans détours, la lettre de Luce Prault conduit à envisager le projet de remise en activité des chambres d’agriculture comme le cheval de Troie de la FNPA : c’est clairement dit et assumé. La position de Luce Prault, la connivence de certains de ses interlocuteurs, la mise en branle d’un vaste réseau n’est cependant qu’un des éléments de l’histoire des chambres d’agriculture et de l’APPCA dans ces années 1948-1952. C’est également à la prise en compte de l’ensemble des réactions et des attentes des présidents et des membres des chambres d’agriculture que doivent faire face ceux qui sont à l’origine de la reprise d’activité des chambres d’agriculture. Ainsi, ce n’est pas une simple et unilatérale instrumentalisation qui est à l’œuvre, mais plutôt la convergence d’aspirations politiques, sociales et professionnelles, diverses et discordantes.

Notes
1808.

Annuaire national agricole 1939, p. 43 et p. 531.

1809.

http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/vote-80.pdf

1810.

Assemblée nationale, Dictionnaire des parlementaires… ouvrage cité, p. 378.

1811.

Arch. APCA, CA Bas-Rhin à Haut-Rhin, 1949-1965, copie d’une lettre de Hubert d’Andlau, président de la chambre d’agriculture du Bas-Rhin, à Abel Maumont, vice-président de la chambre d’agriculture de la Dordogne, le 22 juillet 1948.

1812.

Annuaire national agricole 1939, p. 109.

1813.

Arch. APCA, CA Aisne, 1949-1965, Liste des membres à la suite de l’élection de février 1939, commentaires de 1949.

1814.

« In memoriam », dans Chambres d’Agriculture, 1er février 1953, p. 7.

1815.

Arch. nat, F10 4972, archives de la Corporation paysanne, nouvelles listes des membres des URCA et du Conseil régional corporatif, 1944.

1816.

Annuaire CGA 1947.

1817.

Arch. APCA, CA Aisne, 1949-1965, lettre de Georges Guillemot, président de la chambre d’agriculture de l’Aisne, à Luce Prault, le 4 août 1948.

1818.

Ibidem.

1819.

Arch. APCA, CA Creuse à Dordogne, 1949-1965, lettre de Abel Maumont, vice-président de la chambre d’agriculture de la Dordogne, à Luce Prault, le 25 juillet 1948.

1820.

Arch. APCA, CA Aisne, 1949-1965, brouillon d’une lettre de Luce Prault, à Georges Guillemot, président de la chambre d’agriculture de l’Aisne, le 11 août 1948. Nous avons jugé possiblement intéressant de reproduire ce document en annexes, afin d’en permettre la lecture intégrale mais également pour dévoiler les hésitations du rédacteur et les éléments finalement absents de la lettre telle qu’elle a été envoyée, ici très lisibles. Voir Annexes. Dossier n° 6. Document 3.

1821.

Ibidem.

1822.

Arch. APCA, CA Vaucluse, 1949-1965, note de Luce Prault, secrétaire général de la FNPA, le 5 juillet 1948.

1823.

Arch. APCA, CA Aisne, 1949-1965, brouillon d’une lettre de Luce Prault, à Georges Guillemot, président de la chambre d’agriculture de l’Aisne, le 11 août 1948.

1824.

Ibidem.

1825.

Michel GERVAIS, Marcel JOLLIVET et Yves TAVERNIER, Histoire de la France rurale, tome 4… ouvrage cité, p. 489.

1826.

Arch. APCA, CA Aisne, 1949-1965, brouillon d’une lettre de Luce Prault, à Georges Guillemot, président de la chambre d’agriculture de l’Aisne, le 11 août 1948.