Quelques rares chambres d’agriculture se réunissent dès les premiers mois de 1949. Rappelons d’abord que la chambre d’agriculture de la Dordogne s’est réunie dès le 29 septembre 1948. C’est la chambre d’agriculture du Cher qui est la première à l’imiter. C’est par l’intermédiaire de la FNPA et d’Abel Corbin de Mangoux, que Luce Prault entre en contact avec l’un des membres de la chambre d’agriculture, René Chapelard. Henri Gindre, président de la chambre d’agriculture du Cher depuis 1933, est en partie paralysé et ne peut assurer la reprise d’activité de la chambre. René Chapelard est, dès avant 1930 et jusqu’à 1939, vice-président du Syndicat des agriculteurs du Cher, que préside Henri Gindre 1999. Entré à la chambre d’agriculture en 1933, il en est resté simple membre jusqu’en 1943. Membre du CROC du Cher en avril 1941 2000, il est élu membre de l’URCA en octobre de la même année 2001. En octobre 1943, il devient l’un des syndics adjoints de l’URCA de ce département 2002 et est nommé membre de la chambre régionale corporative d’agriculture d’Orléans en janvier 1944 2003. A-t-il été destitué de ses fonctions antérieures en 1944-1945 du fait de ses fonctions de syndic-adjoint, comme le préconisait l’ordonnance du 12 octobre 1944 ? On ne sait, mais il est absent de la FDSEA de février 1946 2004 et ne compte pas parmi les dirigeants de la CGA au début de l’année 1948 2005.
En octobre 1948, il aurait écrit à Abel Corbin de Mangoux, fondateur avec Luce Prault de la FNPA 2006 : la teneur de cet échange nous reste inconnue, mais les discussions semblent aller vers un accord avec les membres de la chambre d’agriculture pour qu’un représentant soit mandaté à Paris le 24 novembre. C’est Abel Corbin de Mangoux qui prend contact avec Jean Aucouturier, vice-président et suppléant-délégué de la chambre avant la guerre et en rend compte à René Chapelard : « M. Aucouturier m’a chargé de vous dire qu’il voulait en ce qui concerne la Chambre d’Agriculture, se ranger à votre avis et prendre exactement l’attitude qu’il vous conviendrait de prendre vous-même. C’est à dire qu’il accepte d’agir dans le sens d’une renaissance de la Chambre. M. Aucouturier fait observer, cependant, que M. Gestat (à Sagonne) est aussi vice-président et qu’il serait nécessaire de l’informer. Or je connais trop peu Gestat pour lui écrire à ce sujet, car je ne suis ici qu’un intermédiaire, et je ne puis aller le voir, ayant trop peu de temps et trop peu d’essence. Si vous pouviez lui écrire comme membre de la Chambre vous auriez sans doute son adhésion. En résumé, sur 15 membres de la Chambre, deux sont décédés (Cherrier et dr. Demouch) sur les 13 qui restent, en comptant M. Gindre à qui j’ai rendu visite, 6 membres sont favorables, (Gindre, Aucouturier, Bedu, de Nayves, Sabassier et vous-même). Enfin, sur les 7 autres, il est probable que vous pouvez compter au moins sur d’Almont, Génin, Lasne et Massicot » 2007. On touche ici la difficulté d’appréhender les réseaux locaux sans pouvoir accéder aux sources au niveau départemental. Seuls trois membres de la chambre d’agriculture de 1940 ont appartenu aux organismes corporatifs agricoles au niveau départemental, soit Henri Gindre, également membre de la COCP et conseiller national de Vichy, Lucien de Nayves et René Chapelard. On peine à trouver le dénominateur commun à ceux qui sont cités comme favorables, potentiellement favorables et ceux dont le nom est tu. Tout au plus peut-on deviner que les rapports entre les membres de la chambre d’agriculture se sont distendus et que les difficultés matérielles de la Libération n’ont pas facilité leur rétablissement. Les précautions prises pour contacter Rémy Gestat, ancien président de l’Office départemental agricole 2008, président du Syndicat des éleveurs de bovins du Cher, affilié à la FDSEA 2009, ainsi que les contacts étroits d’Abel Corbin de Mangoux et de René Chapelard laissent cependant penser à des clivages relatifs à la place des propriétaires non-exploitants dans les organisations agricoles. Le 24 novembre 1948, René Chapelard représente la chambre d’agriculture du Cher à Paris 2010, comme cela avait été annoncé à Luce Prault quelques jours plus tôt : « comme vous l’aurez compris, M. Chapelard est, de tous les membres, celui qui a le plus d’autorité et comme il inspire de la sympathie à ses collègues, il ne faut pas négliger d’agir auprès de lui » 2011.
Le 8 janvier 1949, Luce Prault est informé par René Chapelard de l’organisation d’une réunion de la chambre d’agriculture du Cher le 15 janvier, sous la présidence de Rémy Gestat, premier vice-président. Il précise néanmoins, avec un beau sens de l’euphémisme : « j’ai cru devoir aviser le Président et le Secrétaire Général de la CGA de ce que nous allions faire. Notre entrevue a été des plus correctes, bien que j’ai senti que le projet ne les enthousiasmait pas » 2012. C’est finalement Jean Aucouturier qui préside cette séance, « remplaçant M. Gestat, premier vice-président, retenu à Nevers par le concours ». Après un court exposé du président de séance, « les membres présents décident que la chambre d’agriculture du Cher reprendra son activité, étant bien spécifié qu’elle ne recherchera, en aucune manière que ce soit, à entraver l’action de la CGA ni à empiéter sur celle du syndicalisme agricole. Son but, bien au contraire, sera de travailler avec ces organismes en complet accord pour assurer la défense et la prospérité de l’agriculture dans le département » 2013. On lit ici l’écart entre la prise de position publique, consensuelle, et la nature des liens qui lient les protagonistes de la refondation de la chambre d’agriculture à Abel Corbin de Mangoux et Luce Prault, en tant qu’administrateurs et fondateurs de la FNPA 2014. Cet épisode à peine entrevu permet au reste de mieux comprendre les dessous des démarches opérées par Luce Prault pour parvenir à une réunion des chambres départementales d’agriculture. L’un des traits majeurs en est la capacité de Luce Prault à rentrer en contact avec des membres des chambres d’agriculture, et non seulement avec leur président. Soit que le président est décédé, soit qu’il est trop âgé ou trop malade pour assurer ses fonctions, soit qu’il est jugé potentiellement hostile à la reprise d’activité des chambres d’agriculture, soit qu’il est resté silencieux à la suite des nombreuses missives envoyées par Abel Maumont et Luce Prault, les situations sont nombreuses où les présidents sont contournés et où d’autres membres de la chambre d’agriculture deviennent les interlocuteurs réguliers de Luce Prault. 367 noms parmi ceux des 1956 membres des chambres d’agriculture élus en 1939 sont cochés, de la main de Luce Prault, sur les listes remplies au cours de l’année 1949 ou conservées depuis 1939 2015.
Les interrogations demeurent sur le sens de ces annotations : la forme par laquelle des noms sont signalés varie et est rarement accompagnée d’annotations claires 2016. Par déduction, il n’a été possible que de repérer un faisceau de facteurs, dont aucun n’est suffisant à lui seul 2017. 61 des noms des présidents sont cochés, dont un certain nombre sont pourtant décédés. Parmi les noms qui ne sont signalés par aucun symbole, croix ou graphisme quelconque, on compte dix présidents de chambre d’agriculture qui sont assurément encore en vie. On devine que leur nom n’a pas été pointé par Luce Prault parce qu’il n’en était pas besoin, soit qu’ils fassent partie du cercle restreint avec lequel il correspond en dehors de ses attributions professionnelles – on pense à Jacques Le Roy Ladurie notamment –, soit qu’ils aient appartenu au bureau de l’AP(P)CA dans l’entre-deux-guerres – ainsi qu’Hervé de Guébriant, Félix Garcin et Georges Rémond –, soit que leur position soit d’emblée acquise, comme l’est celle d’Eugène Monjoin, président de la chambre d’agriculture de la Dordogne.
En dehors des présidents, les personnes dont les noms sont cochés présentent deux caractéristiques dominantes quoique non suffisantes. D’une part, ils appartenaient plus souvent au bureau en 1939 que ceux dont les noms ne sont pas signalés : vice-présidents ou secrétaires, ils sont, en l’absence ou en la défaillance du président, des interlocuteurs de choix pour Luce Prault, soucieux d’entrer en contact avec ceux des membres de la chambre d’agriculture qui ont le plus de légitimité à réunir celle-ci, à l’incarner auprès des protagonistes extérieurs. On notera que cette légitimité est largement corrélée à l’appartenance aux organismes corporatifs agricoles départementaux entre 1941 et 1944 : 42 % des personnes dont les noms sont cochés sont à ce titre d’anciens corporatistes, même si la présence, parmi les individus dont les noms ne sont pas signalés, de plus de la moitié des dirigeants nationaux de la Corporation paysanne, laisse supposer des lignes de fracture internes. De même, si les personnes dont les noms sont cochés comptent plus souvent parmi ceux qui ont été nommés membres de la chambre régionale d’agriculture en janvier 1944, ils sont presque aussi nombreux, soit 103 membres, à ne pas être repérés par Luce Prault dans les listes de 1949.
C’est là qu’on touche à la part d’empirisme et de flou qui guide l’ancien directeur de l’APPCA, confirmé dans ses fonctions après une longue période d’inactivité, car par ailleurs, le fait qu’un nom soit ou non souligné semble découler largement du simple fait que Luce Prault connaisse, directement ou non, les intéressés. Ainsi, sont plus souvent cochés les noms de ceux qui ont été suppléants-délégués de leur chambre d’agriculture avant 1940 et que Luce Prault a donc possiblement rencontrés, fréquentés, voire appris à connaître si les venues à l’APPCA ont été nombreuses et actives. L’assiduité aux sessions de l’APPCA n’entre toutefois pas en ligne de compte, ce qui signifierait que Luce Prault privilégie, dans l’urgence, les membres des chambres d’agriculture qu’il a connus, même fugacement, à ceux dont il ne sait rien. On peut enfin également deviner que Luce Prault marque d’un rapide signe du stylo les noms de ceux avec qui il entre en contact au fil des semaines écoulées entre juillet 1948 et la réunion du 24 novembre, puis ensuite tout au long des mois de 1949. S’entretient ainsi par lui un jeu de reconstitution de réseaux partiellement décousus, dans lesquels la légitimité et sa reconnaissance acquièrent une dimension élastique, au gré des situations locales. Dans le cas d’une chambre d’agriculture dont le président et/ou les membres du bureau sont encore en vie et reconnus comme aptes à réunir les membres en session, la légitimité est étroite et découle des fonctions. Mais quand de nombreux membres de la chambre sont décédés et/ou qu’une part importante d’entre eux sont opposés à la réunion de la chambre d’agriculture, la légitimité s’élargit à tous les membres de la chambre, et en priorité à ceux qui sont connus et reconnus à l’APPCA : aux fonctions sont alors susceptibles de se substituer des facteurs légitimants découlant des choix opérés sous l’Occupation notamment, même si cela est expressément tu, mais également des relations d’interconnaissance, les deux facteurs étant intimement liés.
Ainsi, la chambre d’agriculture de Charente-Maritime se réunit-elle dès le 3 février 1949, sous l’impulsion d’Étienne Landrau, vice-président de la chambre, qui, dès le 10 décembre de l’année précédente, écrivait à Luce Prault : « j’estime qu’il est opportun de ne pas différer plus longtemps la réunion de notre chambre départementale. Les agriculteurs connaissent les initiatives de nos voisins, ils ont eu les échos de la réunion des Présidents, ils interprêteraient [sic] notre inaction comme une hostilité. Rien ne serait plus inexact et plus fâcheux. Je souhaite un succès auquel je suis résolu à m’employer » 2018. Cet homme de 71 ans, membre de la chambre d’agriculture depuis 1927, élu au suffrage des agriculteurs, en est le vice-président depuis 1936. Président du comice agricole de l’arrondissement de Saintes, membre de l’office agricole départemental et régional, président du Syndicat agricole de Pons et de la Laiterie coopérative de Belluire dans les années 1930 2019, Étienne Landrau n’est recensé sous l’Occupation que comme syndic corporatif dans son village de Pons 2020. L’autre vice-président de la chambre, Ernest Massé, est décédé avant février 1949, comme sept autres des 26 membres de la chambre. Étienne Landrau semble avoir bénéficié d’une position médiane où l’absence de fonctions importantes dans la Corporation paysanne et à la Libération est apparu comme favorable, aussi comme laissant accroire à un retour au statu quo ante, celui de 1939.
Dans les Hautes-Alpes, la chambre se réunit dès le 19 février 1949, sous l’impulsion de son président, Léon Dastrevigne. Celui-ci, âgé de 76 ans, est président de la chambre depuis 1927, date à laquelle il y a été élu au suffrage des agriculteurs. « Conseiller d’arrondissement de Veynes de 1919 à 1940, il tenta, mais en vain, d’entrer au Sénat » 2021. En 1923, il préside le syndicat agricole et les organismes de mutualité de sa commune d’Oze, tout en étant membre de l’Office agricole départemental 2022. En 1930, il préside l’Office agricole départemental, le Comice agricole de l’arrondissement et la Société d’élevage 2023. En 1939, il semble avoir conservé ses mandats au sein du comice agricole et du Syndicat agricole d’Oze 2024. Membre du CROC des Hautes-Alpes constitué en janvier 1942 2025, il n’appartient pas au Conseil régional corporatif de l’URCA de ce département, constituée tardivement, en novembre 1943 2026, tandis que quatre membres de la chambre d’agriculture en font partie, dont deux aux fonctions de syndics-adjoints. En janvier 1944, il est nommé membre de la chambre régionale corporative d’agriculture de Marseille 2027. Léon Dastrevigne fait partie des 25 présidents présents à la réunion de l’APPCA au Musée social le 24 novembre 1948. Un mois plus tard, il s’adresse ainsi à Luce Prault : « je vais assurer le travail de la Chambre d’Agriculture jusqu’aux prochaines élections mais je ne pense pas être candidat à ces prochaines élections vu mon âge avancé (76 ans) et étant atteint de rhumatismes aux jambes. Je peine beaucoup pour me déplacer et moi qui ai toujours aimé à assurer mes mandats d’une façon irréprochable, je me vois obligé de renoncer à ce mandat ne pouvant l’accomplir comme par le passé » 2028.
À la fin du mois de janvier 1949, Léon Dastrevigne semble néanmoins nourrir des inquiétudes quant aux suites données aux délibérations votées en novembre et présentées au ministère. Il en fait part à Luce Prault : « Pensez-vous que les élections pour le renouvellement des membres des Chambres d’Agriculture auront lieu bientôt ? Je vais réunir les membres de la Chambre d’Agriculture des Hautes-Alpes pour élire un bureau provisoire en attendant les nouvelles élections. Le président de la CGA ainsi que d’autres membres faisant parti [sic] de cet organisme peuvent-ils faire parti [sic] de la chambre d’agriculture ? » 2029. La réponse de Luce Prault ne tarde guère mais elle se situe sur un autre plan. Annonçant que la question des élections complémentaires n’a pas obtenu l’accord du ministre Pflimlin, il envisage un autre biais pour encourager le mouvement tendant à réunir les chambres d’agriculture au plus vite : « Nous pensons, par contre, que M. Maurice Petsche est favorable, mais je suis persuadé qu’une intervention auprès de lui (à adresser à M. Maurice Petsche, Ministre des Finances, Cabinet du Ministre, rue de Rivoli, Paris) serait d’un grand poids auprès de lui, surtout au moment où il a besoin des Chambres d’Agriculture pour le lancement de son emprunt. Puis-je vous demander, à vous-même et à vos collègues, d’intervenir auprès de lui dans ce sens dès qu’il vous sera possible ? » 2030.
Maurice Petsche a été député des Hautes-Alpes de 1925 à 1942 : en mars 1930, il est devenu sous-secrétaire d’État aux finances dans le deuxième cabinet Tardieu, puis a appartenu au cabinet Laval de janvier 1931 à février 1932. En juin 1946, il est élu député de la seconde Assemblée constituante, à la tête d’une « liste indépendante pour la défense des intérêts hauts alpins » 2031, à la suite de Louis Richier, membre de la chambre d’agriculture, ancien syndic adjoint de l’URCA des Hautes-Alpes et proche de Paul Antier, qui s’efface devant sa candidature 2032. « Nommé membre de la Commission des finances et du contrôle budgétaire, Maurice Petsche consacre toutes ses interventions à l’amélioration de la situation économique des agriculteurs ; il réclame notamment la création d’un régime d’assurance sociale pour les exploitants » : réélu en novembre 1946, il siège dans le groupe « d’action paysanne et sociale ». Ce proche de l’indépendant Paul Reynaud, nommé ministre des Finances en juin 1948, est appelé « à ses côtés pour l’assister en qualité de secrétaire d’État ». Il garde ce portefeuille au sein du cabinet Queuille en septembre puis devient ministre de plein exercice le 12 janvier 1949 2033. En janvier-février 1949, il lance un emprunt à 5 %, mesure classique destinée à « suppléer aux carences de l’épargne et financer la reconstruction » 2034 : c’est à cette mesure que fait allusion Luce Prault. On perçoit alors ici sa capacité à jouer sur plusieurs tableaux de manière simultanée : réseaux locaux et nationaux, affinités politiques, dimension budgétaire de l’organisation professionnelle 2035, actualité politique et financière pointue, rien n’est négligé par lui pour favoriser toute collusion d’intérêts qui pourrait être favorable au projet de reprise d’activité des chambres d’agriculture.
La chambre d’agriculture des Hautes-Alpes se réunit donc le 19 février. Le 10 mars suivant, Léon Dastrevigne écrit à Luce Prault pour lui signifier qu’il a écrit à Maurice Petsche « en lui demandant d’agir de concert avec Monsieur le Président du Conseil et Monsieur le Ministre de l’Agriculture pour que les Chambres d’Agriculture reprennent leur activité comme par le passé » : « Je lui ai adressé ma requête au Ministère des Finances [...]. Je lui ai écrit en même temps à son domicile 48, rue de la Faisanderie Paris 8 e pour bien lui expliquer l’objet de ma requête et leur demander de bien vouloir donner d’urgence des indications afin que soient perçues en 1949 les 11 centimes au principal de la contribution foncière des propriétés non bâties. Je lui demandai en même temps qu’à Monsieur le Président du Conseil et Monsieur le Ministre de l’Agriculture, qu’ils fassent en sorte de publier le décret, prévu par décret-loi du 23 décembre 1939 autorisant à nouveau les élections complémentaires des membres des Chambres d’Agriculture » 2036. Mais malgré l’insistance de Luce Prault 2037, devant l’hésitation du préfet, Léon Dastrevigne décide d’ajourner la session de mai 2038. Ici, l’action du directeur de l’APPCA se heurte aux règles internes du système politico-administratif local, décrites notamment par Pierre Grémion, qui montre le rôle de la négociation des règles dans la régulation mutuelle du pouvoir du préfet et des notables 2039. La prise en considération de l’ensemble de l’action menée par Luce Prault permet ainsi seule de comprendre la pertinence de sa stratégie : loin de confiner à l’ignorance des règles locales, elle vise à en investir les éventuelles brèches. L’activation multiple et tout azimut des réseaux politico-professionnels locaux ne vise qu’à favoriser l’apparition de ces brèches. Au niveau local, l’instrumentalisation tentée par l’échelon national est infléchie par des impératifs départementaux, qu’ils soient organisationnels ou personnels.
La tactique de Luce Prault consiste notamment, au long des premiers mois de 1949, à encourager l’organisation d’une réunion officielle de la chambre d’agriculture au cours du mois de mai, période à laquelle se tenait la première session ordinaire entre 1927 et 1943. Les difficultés matérielles et les réticences administratives se cumulent et découragent cependant bien des interlocuteurs de Luce Prault. L’absence de locaux et de ressources n’est pas vue comme un obstacle infranchissable par le directeur de l’APPCA, qui divulgue ses conseils à André Pallier, président de la chambre d’agriculture du Gard, lequel lui faisait part de cette difficulté : « si aucune salle alors n’était mise à votre disposition, vous tiendriez votre Session n’importe où, dans une salle de café par exemple que vous vous seriez réservée à l’avance » 2040. Derrière les questions matérielles et de locaux, se cache surtout les réticences des préfets. On le voit en Savoie, Luce Prault s’adressant ainsi au secrétaire administratif de la chambre d’agriculture : « dans le cas où M. le Préfet ne répondrait pas à votre lettre lui demandant le local pour la tenue de votre session, il y a lieu d’organiser votre session dans un autre local, mais il conviendra, néanmoins, d’inviter M. le Préfet à votre session en lui communiquant l’ordre du jour » 2041. Dans de très nombreux départements, les présidents des chambres d’agriculture attendent l’autorisation d’un préfet qui lui-même attend les directives ministérielles. Le 29 avril 1949, Pierre Pflimlin adresse une circulaire aux préfets, pour leur signifier que « des doutes ayant été émis sur la légalité de cette initiative des chambres d’agriculture, compte tenu de leur situation présente, et sur la validité, tant de ces réunions que des délibérations qui pourraient y être prises, [il a] décidé de demander au Conseil d’État son avis sur la question ». Leur intimant de « suggérer l’ajournement des réunions envisagées », il précise d’abord que « cette manière de voir n’implique d’ailleurs, de la part de [s]on Département, aucun parti pris défavorable à l’égard d’une reprise éventuelle de l’activité des chambres d’agriculture », ensuite que « si la chambre d’agriculture [du] département décidait néanmoins de se réunir sans plus attendre, cette réunion ne pourrait avoir aucun caractère officiel » et enfin qu’il leur est « loisible d’accorder à la chambre d’agriculture la disposition d’un local pour la tenue de sa réunion, mais en précisant que cette autorisation ne préjuge en rien de la solution qui sera apportée à l’ensemble du problème sur le vu des observations du Conseil d’État » 2042.
Les tensions lisibles sont multiples. Le jeu joué par Luce Prault – car l’initiative, à la lecture de sa correspondance avec Abel Maumont, semble venir de lui – consiste toujours à éprouver les marges de manœuvres des protagonistes. Les présidents de chambre d’agriculture, ou, à défaut, celui ou ceux de ses membres qui en revêtent, de façon plus ou moins formelle, la légitimité, voire des interlocuteurs extérieurs à l’institution 2043, jouent la reconnaissance de leur position de notable dans ces rapports tendus avec l’administration et avec la profession, reconnaissance à acquérir ou à recouvrir, selon la position occupée auparavant. L’administration centrale, ministre et préfets, ne joue pas moins gros en redéfinissant le groupe de ses partenaires, de ces médiateurs dont elle ne peut se passer. Ceux qui ont été destitués autoritairement en 1944-1945 comme ceux qui ont été mollement oubliés au fil des années d’Occupation et à la Libération, parmi lesquels de nombreux acteurs des chambres d’agriculture, sont amenés à renouer des relations partiellement interrompues avec l’administration. La « Troisième Force » ne néglige aucun appui au niveau local, favorisant ainsi potentiellement, et provisoirement, la reconnaissance de tel ou tel notable en germe ou en disgrâce. Pierre Grémion expose ainsi les relations entre administration préfectorale et notables : « C’est donc au niveau de cette relation topique autour de la règle que l’on peut définir de manière opératoire le groupe des notables formé de la couche de leaders qui, dans chaque département, constituent tant pour l’État que pour les populations qu’ils représentent un relais indispensable non seulement au bon fonctionnement du système administratif, mais encore à son maintien. Si tous les partenaires de l’administration ne sont pas des notables, tous, peu ou prou, le deviennent, sous peine de perdre toute efficacité dans la société locale. Naturellement, à partir de ce foyer idéal-typique de la notabilité, on observe, au niveau empirique, toute une gamme de situations variées ; situations qui ne peuvent se comprendre toutefois qu’à partir des règles du jeu de cette négociation » 2044.
Annuaire national agricole 1939, p. 440.
Arch. nat, F10 4972, archives de la Corporation paysanne, listes des Comités régionaux d’organisation corporative, CROC), [1940-1941], fiche du CROC du Cher.
Ibidem, anciennes listes des membres des URCA et du Conseil régional corporatif, 1942.
Ibidem, nouvelles listes des membres des URCA et du Conseil régional corporatif, 1944.
Journal officiel de l’État français, dimanche 13 février 1944, Arrêté du 29 janvier 1944 relatif à la constitution des chambres régionales d’agriculture, pp. 477-480.
Arch. nat., F1a 4034 : Réponse des préfets à la circulaire n° 287 du Ministère de l’Intérieur sur la composition des fédérations départementales du syndicat des exploitants agricoles, février-mars 1946, Lettre du préfet du Cher, le 2 mars 1946.
Arch. APCA, Charente-Maritime à Cher, 1949-1965, note sur le congrès de la CGA à Bourges, les 24 et 25 avril 1948. Mais cette note reste peu précise : les noms des membres du bureau sont évoqués, que le rédacteur fait suivre de la mention suivante : « et d’autres dont les noms importent peu »
François HOUILLIER, « À la mémoire de Luce Prault… », article cité, p. 92.
Arch. APCA, Charente-Maritime à Cher, 1949-1965, double d’une lettre d’Abel Corbin de Mangoux, à René Chapelard, le 14 novembre 1948.
Annuaire national agricole 1930, p. 248.
Guide national agriculture 1951-1952, p. 77.
« À Paris, le 24 novembre 1948. Assemblée des présidents des chambres d’agriculture », dans Chambres d’agriculture, janvier-mars 1950, pp. 4-6.
Arch. APCA, Charente-Maritime à Cher, 1949-1965, lettre d’Abel Corbin de Mangoux à Luce Prault, le 14 novembre 1948.
Ibidem, lettre de René Chapelard à Luce Prault, le 8 janvier 1949.
Ibidem, copie dactylographiée d’un article publié dans Le Paysan du Cher, le 4 février 1949.
Ibidem, lettre de Jean Aucouturier à Luce Prault, le 2 juin 1949. Dans ce courrier relatif au cas d’un échange de propriétés sans échange d’argent, dans lequel se pose la question du droit de préemption du fermier, Jean Aucouturier s’adresse ainsi à Luce Prault : « Je veux vous remercier de la courte visite que vous m’avez rendue avec M. de Mangoux et vous dire combien je fus heureux de faire votre connaissance. Permettez-vous de vous rappeler le cas que je me suis permis de vous exposer ».
Arch. APCA, Correspondance avec les chambres départementales, 1949-1965, Ain à Yonne, listes des membres, 1939, commentaires de 1949.
Voir un exemple en Annexes. Dossier n° 6. Document 5.
Voir Annexes. Dossier n° 6. Tableau 4.
Arch. APCA, CA Cantal à Charente, 1949-1965, lettre de Étienne Landrau, vice-président de la chambre d’agriculture de Charente-Maritime, à [Prault],, le 10 décembre 1948.
Annuaire national agricole 1930, p. 286.
Arch. nat., F10 4988, archives de la Corporation paysanne, URCA de Charente-Maritime, listes des syndics corporatifs locaux [c. août 1943].
Georges DIOQUE, Dictionnaire biographique des Hautes-Alpes, Gap, Société d’études des Hautes-Alpes, 1996, 481 p., p. 179.
Annuaire Silvestre 1923.
Annuaire national agricole 1930, pp. 280-281.
Annuaire national agricole 1939, p. 589.
Arch. nat, F10 4972, archives de la Corporation paysanne, listes des Comités régionaux d’organisation corporative (CROC), [1940-1941], fiche du CROC des Hautes-Alpes.
Ibidem, nouvelles listes des membres des URCA et du Conseil régional corporatif, 1944.
Journal officiel de l’État français, dimanche 13 février 1944, Arrêté du 29 janvier 1944 relatif à la constitution des chambres régionales d’agriculture, pp. 477-480.
Arch. APCA, CA Hautes-Alpes à Alpes-Maritimes, 1949-1965, lettre de Léon Dastrevigne, président de la chambre d’agriculture des Hautes-Alpes, à Luce Prault, le 19 décembre 1948.
Ibidem, lettre de Léon Dastrevigne, président de la chambre d’agriculture des Hautes-Alpes, à Luce Prault, le 23 janvier 1949.
Ibidem, double d’une lettre de Luce Prault, directeur de l’APPCA, à Léon Dastrevigne, le 28 janvier 1949.
http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/biographies/IVRepublique/petsche-maurice-01091895.asp
http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/biographies/IVRepublique/richier-louis-30041891.asp
http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/biographies/IVRepublique/petsche-maurice-01091895.asp
Jean-Pierre RIOUX, La France de la Quatrième République. Tome 1… ouvrage cité, p. 255.
Son expérience de trésorier payeur général de la Nièvre d’octobre 1944 à mai 1945 a sans doute contribué à affiner ses connaissances en la matière. Voir infra. Chapitre 6. B. Encart biographique : Luce Prault, p. 691.
Arch. APCA, CA Hautes-Alpes à Alpes-Maritimes, 1949-1965, lettre de Léon Dastrevigne, président de la chambre d’agriculture des Hautes-Alpes, à Luce Prault, le 10 mars 1949.
Ibidem, double d’une lettre de Luce Prault, directeur de l’APPCA, à Léon Dastrevigne, le 23 avril 1949. « J’espère que vous avez bien reçu les documents qui vous ont été adressés par M. Maumont pour la tenue de votre Session ordinaire de mai. Je n’ai pas besoin d’insister auprès de vous pour vous dire que nous comptons absolument sur vous, d’autant plus que le Ministre des Finances est votre député et que certaines résistances se manifestent à l’égard des chambres d’agriculture parmi les fonctionnaires du Ministère des Finances. Si vous aviez la moindre difficultés n’hésitez pas à faire appel à moi ».
Ibidem, lettre de Léon Dastrevigne, président de la chambre d’agriculture des Hautes-Alpes, à Luce Prault, le 29 avril 1949.
Pierre GRÉMION, Le pouvoir périphérique… ouvrage cité, pp. 166-167.
Arch. APCA, CA Gard, 1949-1965, double d’une lettre de Luce Prault, directeur de l’APPCA, à André Pallier, président de la chambre d’agriculture du Gard, le 21 avril 1949.
Arch. APCA, CA Savoie à Haute-Savoie, 1949-1965, double d’une lettre de Luce Prault, directeur de l’APPCA, au secrétaire administratif de la chambre d’agriculture de la Savoie, le 28 avril 1949.
Circulaire reproduite dans Chambres d’agriculture, janvier-mars 1950, p. 9.
Le cas d’Henri Chatras est à ce sujet significatif. Voir infra Chapitre 4. B. Henri Chatras, secrétaire-adjointp. 500.
Pierre GRÉMION, Le pouvoir périphérique… ouvrage cité, p. 168.