Une équipe dirigeante

Ces cinq individus ont indéniablement des trajectoires différentes et des origines sociales variées, dont les points de convergence et les pierres d’achoppement ont été plus longuement étudiés à l’occasion de la rédaction d’un article 2374. En un point de leur trajectoire, les itinéraires de l’ensemble des membres du bureau se rejoignent : tous en effet ont eu des responsabilités syndicales, parfois aussi coopératives, au cours des années 1930. Plus que d’autres, ils ont étés élus comme délégués des associations et syndicats agricoles du département, et en l’absence de toute liste rivale 2375. Quand la guerre éclate, seul Jules-Édouard Lucas n’appartient pas au bureau d’une des principales unions de syndicats agricoles du département. Les positions respectives de René Blondelle et Marc Ferré sont à cet égard particulièrement marquantes : ils sont des corporatistes convaincus, actifs et influents, sans remords dans les années suivantes, voire affichant une volonté de continuer l’œuvre entreprise sous Vichy.

Ces cinq exemples infirment le mythe des « hommes nouveaux » persistant et récurrent dans l’historiographie 2376, lequel mythe est particulièrement saillant à propos de l’épisode de la Corporation paysanne, qui aurait permis « l’accélération de l’ascension d’une élite paysanne qui compense la lenteur initiale de la couche agricole à dégager ses propres dirigeants » 2377. Gordon Wright évoquait déjà cependant, mais sans s’attarder, le fait que les syndics corporatifs étaient déjà des « dirigeants ruraux en puissance avant même que Vichy ne les consacrât » 2378. Les membres du bureau de l’APPCA de 1952, notamment les trois plus jeunes, Marc Ferré, Henri Chatras et René Blondelle, correspondent à ce modèle. Moment de consécration et d’affermissement de leurs positions, la Corporation paysanne est également un creuset d’hommes, d’idéologies et d’expériences.

Condition sine qua non de leur présence au sein du bureau de l’APPCA en 1952, leur retour à la vie syndicale aux lendemains de la Libération ne va pas de soi. D’autant plus qu’elle est pour certains d’entre eux très précoce, soit située en amont du « retour des évincés » de mars 1946 que mentionne Pierre Barral 2379, leur réapparition dans les appareils syndicaux de l’après-guerre est rendue possible par la clémence préfectorale et par une « double amnistie officieuse, d’une part celle accordée par le GPRF qui se heurte à la nécessité de la reconstruction et, d’autre part, une amnistie venant du monde rural qui porte de nouveau à la tête des affaires agricoles communales ses anciens dirigeants » 2380, ce dernier aspect valant aussi, avec des nuances, pour l’échelon départemental. Au cours des années suivantes, tous participent à leur manière à la refondation des chambres d’agriculture et de leur assemblée permanente. Leur accès aux unes de la presse agricole est un autre de leurs points communs. Ce rôle dans la presse agricole locale semble bien le plus sûr moyen d’imposer une conception de « l’unité paysanne » et d’en incarner, au fil des éditoriaux, le plus zélé des représentants.

Les vice-présidences sont accordées aux deux « anciens », qui ont en commun d’avoir gravité non loin du « boulevard Saint-Germain » dans les années 1930, sans que ces engagements inconstants puissent prouver une proximité, une communauté d’esprit. D’après l’étude et la fréquentation assidue de la correspondance des années 1952-1953, et leur traduction en termes de pouvoir de décision, les plus jeunes des membres du bureau occupent les positions qui sont réellement « de pouvoir » tandis que les deux vice-présidences sont quasi-honoraires. La continuité est assurée en apparence en élisant ces derniers, mais le renouvellement est profond. Il est d’ailleurs confirmé l’année suivante par l’élection de deux nouveaux vice-présidents, Olivier Desbarats et Albert Barré, 45 et 59 ans, dont les profils sont plus semblables à ceux du président et de ses secrétaires.

Les liens entre René Blondelle, Marc Ferré et Henri Chatras semblent très forts, et se prolongent de liens d’amitiés : le petit-fils d’Henri Chatras, évoquant le mandat de son grand-père à l’APCA, raconte qu’« à ces fonctions il côtoya longtemps René Blondelle, président de la FNSEA de 1950 à 1954, et président de l’APPCA dès 1952 et pour de longues années, homme qu’il admirait beaucoup et dont il devint l’ami. Il fut également fortement influencé par les conseils de Marc Ferré, son collègue de la Vienne, et son maître à penser en de nombreuses occasions » 2381. Le fonctionnement quotidien repose surtout sur ce trio, mais il ne pourrait se passer de la présence active et assidue de Luce Prault, ainsi que des services techniques et administratifs qui se développent dès 1952.

Ainsi, l’initiative des membres du bureau de la chambre d’agriculture de la Dordogne apparaît comme un point de départ qui à lui seul n’était pas suffisant pour que les chambres d’agriculture reprennent vie. Leur rôle, important, est mis en exergue dans la mémoire de l’institution 2382 tandis que celui de Luce Prault n’est que rarement évoqué. Sans son carnet d’adresses et sa capacité à réactiver et mobiliser un réseau professionnel et politique, traversé par les relations amicales comme par les inimitiés, les élus dordognais auraient été bien en peine de faire reprendre vie à des chambres d’agriculture dont la majorité des dirigeants agricoles d’alors, dont d’anciens présidents de chambre d’agriculture, s’accordent à dire qu’elles ne sont pas bienvenues dans le paysage professionnel. L’habileté déployée pour organiser les premières sessions des chambres, en 1949, et pour en surestimer sciemment l’ampleur, s’apparente à un coup de bluff. Parmi les moteurs de cette épopée figurent à l’évidence les ambitions des protagonistes, d’Achille Naudin, soucieux de retrouver des fonctions syndicales et politiques, aux secrétaires administratifs des chambres départementales ou à Luce Prault, trustant les postes dans les organisations renaissantes. Mais des desseins politiques y président surtout. Pour les partisans d’une reprise d’activité des chambres d’agriculture et de leur assemblée permanente, l’hostilité à la CGA et aux mesures prises par le ministre Tanguy Prigent, notamment sur le statut du fermage, rejoint l’anticommunisme, aiguisé dans le contexte du tripartisme et de la « peur sociale » de 1947, ainsi que les espoirs déçus du corporatisme – patent lorsqu’Alain de Chantérac et Luce Prault regrettent « l’an de grâce 1942 » 2383 et paraissent vouloir reprendre leurs projets d’alors. L’accord national agricole de février 1951 intervient après que la FNSEA a pris le pas sur la CGA, et que les anciens de la Corporation paysanne lui ont fait prendre un virage à droite criant. Les élections de 1952, si elles renouvellent des chambres d’agriculture aux rangs décimés, sont également marquées à la fois par un reliquat de continuité – qui concerne un quart des membres tout de même – et surtout par un « second retour des évincés », qui voit la réapparition sur le devant de la scène de nombreux dirigeants corporatistes : les cinq membres du bureau de l’APPCA ne sont pas les plus discrets d’entre eux.

Notes
2374.

Mélanie ATRUX, « L’Assemblée permanente des présidents de chambre d’agriculture (APPCA) et la vulgarisation au début des années 1950 : une institution à la conquête d’une nouvelle légitimité ? », dans Ruralia, n° 21, 2007, pp. 69-127.

2375.

Chambres d’agriculture, 10 mai 1939, p. 729.

2376.

Voir notamment : Bernard BRUNETEAU, Les paysans dans l’État…, ouvrage cité, p. 142.

2377.

Gordon WRIGHT, La révolution rurale en France... ouvrage cité, p. 133.

2378.

Ibidem, p. 136.

2379.

Pierre BARRAL, Les agrariens de Méline à Pisani, ouvrage cité, p. 287.

2380.

Martin BAPTISTE, Les dirigeants locaux de la Corporation paysanne, ouvrage cité.

2381.

Pierre-Henri PRÉLOT, Henri Chatras… ouvrage cité, p. 36.

2382.

Luce PRAULT, Mort et résurrection des Chambres d’Agriculture… ouvrage cité. Et le site internet de la chambre départementale de la Dordogne résume ainsi la période 1948-1952 : « 1948 : le bureau de la Chambre d'agriculture de la Dordogne avec messieurs Eugène Monjoint, président, Abel Maumont, vice-président, et Étienne Mineur, secrétaire général, prend l'initiative de relancer les chambres d'agriculture. Le 26 juin 1948, M. Abel Maumont est appelé en remplacement de M. Joseph Faure à la présidence de l'Assemblée permanente des chambres d'agriculture (APCA) pour remettre sur pied l'institution. 1949 : un avis du Conseil d'Etat reconnaît l'existence légale des chambres d'agriculture et de l'APCA ». http://www.dordogne.chambagri.fr/la-chambre-dagriculture/qui-sommes-nous/un-peu-dhistoire.html

2383.

Arch. APCA, CA Tarn et Var, 1949-1965, lettre de Alain de Chantérac à Luce Prault, le 15 décembre 1949.