À mi-chemin entre le rôle consultatif et celui de l’intervention concrète, le processus d’élaboration du projet au niveau national est malaisé à lire 2425 : tout au plus quelques indices suggestifs se dégagent-ils. Dès juillet 1950, alors que l’institution n’est que fragilement rétablie, Luce Prault, secrétaire de l’APCA dès ses débuts, et directeur des services 2426 dès la reprise d’activité, manifeste dans un courrier isolé un intérêt pour le récent « Comité provisoire de la Productivité » créé en 1949 2427, intérêt difficilement perceptible dans les mois qui suivent. L’identité des instigateurs du programme des zones-témoins est délicate à établir : comme le note Geneviève Bastid-Burdeau, sur un plan plus strictement législatif, « la revendication de paternité est fréquente et parfois contradictoire » 2428. Selon Pierre Muller, « c’est un ingénieur des Services Agricoles affecté au Commissariat du Plan qui eut l’idée de transposer l’expérience des villages-témoins et de les généraliser » 2429. Outre la paternité conceptuelle de l’AGPB, simplificatrice, que tout le monde reconnaît, c’est celle de la profession unie qui est réaffirmée par le biais des publications de l’APPCA. L’impulsion décisive serait alors imputable à la FNSEA qui, « préoccupée de la nécessité d’une aide spéciale aux exploitations familiales agricoles, notamment dans les régions où l’agriculture est peu évoluée » 2430, crée en 1949 une commission mixte de défense de l’exploitation familiale réunissant les représentants du conseil de la FNSEA et des associations spécialisées.
De cette collaboration seraient résultés deux programmes de réalisations, en octobre 1951 et en février 1952 : la première proposition « mise au point en liaison avec le secrétariat de l’Assemblée des Présidents des Chambres d’Agriculture [sic] » 2431, extrêmement ambitieux, demandait « la création de 140 villages-témoins à raison de un à quatre par département dans une cinquantaine de départements aux rendements les plus faibles » ainsi que des « démonstrations de grande vulgarisation » 2432. La seconde vient après un réajustement en fonction des ressources disponibles : de quinze milliards on glisse à quatre, il n’est plus prévu que vingt zones-témoins et « une série d’opérations de grande vulgarisation », et désormais le « projet repos[e] essentiellement sur l’intervention des chambres d’agriculture comme supports juridique et financier et comme responsables de la conduite des opérations » 2433. Un dernier abattement a raison de ces ambitions et aboutit au programme démarré en juin 1952, que le ministre annonce comme une « forme nouvelle d’encouragement au progrès technique [...] mise au point par le Ministère de l’Agriculture et les représentants qualifiés des grandes organisations agricoles (Assemblée permanente des Chambres d’Agriculture [sic], FNSEA, CGA) agissant en plein accord » 2434 ; Paul Houée accrédite d’ailleurs cette version 2435. L’identité du ministre, qui n’est autre que Camille Laurens, ancien syndic national adjoint de la Corporation paysanne 2436, dirigeant syndical influent avant guerre dans le Cantal 2437, incite également à percevoir une connivence dépassant le cadre strict de la profession organisée.
Le principe accepté, la préparation du programme de la première année est confiée à une commission nationale provisoire 2438 présidée par le ministre, qui comprend 2439 – outre l’inspecteur général de l’Agriculture, les présidents respectifs des commissions de l’agriculture de l’Assemblée nationale et du Conseil de la République, les directeurs des services extérieurs du ministère et des représentants de l’enseignement agricole – le président de l’APPCA, René Blondelle, Marc Ferré, secrétaire de l’APPCA, et Pierre Collet, président de la chambre d’agriculture de la Loire. Parmi les autres membres figurent Pierre Martin, président de la CGA mais aussi de la chambre d’agriculture de la Gironde, Lucien Biset et Albert Genin, présents en tant que représentants de la FNSEA mais respectivement membres des chambres d’agriculture de la Savoie et de l’Isère, ainsi que Pierre Hallé, secrétaire général de l’AGPB. La circulaire du 30 juin 1952 est envoyée, pour exécution, aux présidents de chambre d’agriculture et aux DSA, les chargeant de préparer et d’envoyer à la commission provisoire « un dossier comprenant : a) une réponse de principe sur l’implantation d’un village-témoin ou d’un secteur encouragé ; b) une carte au 1/50 000ème dans laquelle sera délimitée la zône [sic] choisie ; c) une monographie succincte – 3 pages maximum faisant apparaître vocation et objectifs à atteindre, le nombre d’exploitations et la surface du périmètre à inclure dans la zône [sic] d’expérience et le programme d’action proposé – ; d) s’il y a lieu, une liste désignant les organismes coopératifs ou syndicaux susceptibles éventuellement de concourir à l’application des mesures envisagées » 2440.
Sur la manière dont le choix des villages a été fait au point au niveau local, seuls quelques échos émergent. Dans l’Aveyron, un journaliste de La Dépêche du Midi écrit que vers la mi-juillet, « M. Boudol [le DSA] était venu tâter le vent d’une façon toujours officieuse. Ce vent avait été favorable : dans l’auditoire quelqu’un s’était levé pour dire que les cultivateurs seraient bien bêtes de refuser ce qu’on leur offrait ! » 2441. Évoquant les difficultés de la chambre d’agriculture aux lendemains des élections de 1952, Gilbert Delaunay, ancien directeur de la chambre savoyarde, raconte l’intrusion d’« un dirigeant national qui s’appelait Lucien Biset, qu’on a retrouvé ensuite comme président de la chambre d’agriculture qu’on retrouvera à l’APCA etc., qui avait ses entrées à Paris et qui vers le mois de juin ou par là est revenu en disant : "il va y avoir une action de vulgarisation du progrès agricole à travers une formule dite des zones-témoins et j’ai fait le nécessaire pour que la Savoie en ait une" » 2442. Cette visibilité d’une intervention à plusieurs niveaux pose utilement la question de l’appropriation par les acteurs locaux du bénéfice ressortant de l’insertion multiple de leurs dirigeants au sein des dispositifs de gestion des politiques agricoles.
Dès le 12 juillet, à la chambre d’agriculture de la Savoie, une réunion du bureau est organisée pour discuter cette question et l’opportunité de l’implantation d’une zone-témoin est admise sans discussion 2443 – alors que les membres de la chambre d’agriculture siégeant avant les élections de février estimaient que « la méthode d’enseignement par l’exemple qui n’est en fait que de la vulgarisation ne peut être retenue que pour une application ultérieure » 2444, arguant de la pauvreté des chambres d’agriculture en moyens et ressources. La question du lieu de son implantation occupe alors seule l’espace du débat : les deux propositions provisoirement retenues sont celles du DSA et de Lucien Biset, ce dernier défendant le choix de la commune de Bellecombes-en-Bauges qui « semble avoir l’avantage de posséder des Agriculteurs s’intéressant à la question et dispose, par ailleurs, d’une équipe syndicale très dynamique et d’un Président des Organisations Agricoles particulièrement agissant » 2445, argument finalement décisif selon Gilbert Delaunay 2446. Trop peu d’indices sont accessibles pour pousser plus avant la réflexion sur les toutes premières étapes, presque officieuses on l’a vu, de la mise en œuvre du programme : il reste que les aspects entrevus au niveau national et en Savoie vont dans le sens d’un enchevêtrement de réseaux qui à Paris comme dans les villages des Bauges associent les services extérieurs du ministère, les chambres d’agriculture et le syndicalisme, les frontières entre ces différents organismes étant largement perméables.
Principalement parce que la correspondance entretenue entre l’APCA et les pouvoirs publics, d’une part, entre l’APCA et les chambres d’agriculture d’autre part, n’est conservée de façon intégrale que depuis 1952.
Documentation APCA, Chambres d’agriculture, avril-juin 1950, p. 10.
Arch. APCA, Documents Officiels (1) 1950-1955, double d’une lettre de Luce Prault au Commissaire général au Plan, le 20 juillet 1950.
Geneviève BASTID-BURDEAU, La genèse de l’initiative législative... ouvrage cité, p. 21.
Pierre MULLER, Le technocrate et le paysan... ouvrage cité, p. 30.
Documentation APCA, « Les Zones-Témoins », dans Chambres d’agriculture, supplément au n° 18, 15 décembre 1952, pp. 2-12, p. 4.
Documentation APCA, Chambres d’agriculture, n° 9, octobre-décembre 1951, pp. 10-12, p. 11.
Ibidem.
Ibidem.
Arch. APCA, Zones-témoins avril 1953-1955, circulaire 973 CAB, adressée par le ministère de l’Agriculture, le 30 juin 1952.
Paul HOUÉE, Les étapes du développement rural... ouvrage cité, p. 48 : « En 1952, à la demande de la FNSEA, le ministère et les Chambres d’Agriculture étendent la formule en constituant des "zones-témoins" (circulaire du 30 juin 1952) animées par les GPA ».
Isabel BOUSSARD, Vichy et la Corporation Paysanne... ouvrage cité, p. 240.
Ibidem, pp. 242-244.
Arch. APCA, Circulaires début 1952-février 1953, circulaire 1137 CAB, Instruction ZT-1, adressée par le ministère de l’Agriculture, le 29 juillet 1952.
Ibidem, Annexe II.
Arch. APCA, Zones-témoins avril 1953-1955, circulaire 973 CAB, adressée par le ministère de l’Agriculture, le 30 juin 1952.
Arch. APCA, Zones-Témoins avril 1953 à 1955, Extrait de La Dépêche du Midi du 14 août 1952, « Commune représentative de la polyculture du Ségala, Manhac va devenir l’un des 22 "villages-pilotes" de France ».
Entretien avec Gilbert Delaunay, directeur honoraire de la chambre d’agriculture de la Savoie, mardi 25 mars 2003.
Arch. dép. Savoie, M 3947 Aide technique et financière de productivité, 1952-1957, Procès-verbal de la réunion du bureau du 12 juillet 1952.
Arch. CA Savoie, Procès-verbal de session 1949-1951, Session du 17 novembre 1951, p. 59.
Arch. dép. Savoie, M 3947 Aide technique et financière de productivité, 1952-1957, Procès-verbal de la réunion du bureau du 12 juillet 1952.
Entretien avec Gilbert Delaunay, directeur honoraire de la chambre d’agriculture de la Savoie, mardi 25 mars 2003.