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Dès les premières semaines d’août 1952, l’heure a sonné pour les départements choisis de mettre en place un dispositif qui, à la lecture des circulaires ministérielles apparaît relativement complexe et non dépourvu de quelques imprécisions problématiques. Les instances de décision en sont clairement définies : commission provisoire au niveau national, chambre d’agriculture et DSA à l’échelon départemental, fonctionnaire de la DSA et agent technique au niveau local. Sur ce dernier nous reviendrons, signalons simplement que s’il est précisé que les « agents techniques [sont] recrutés par la Chambre d’Agriculture et rémunérés sur ses ressources ainsi que sur celles du groupement de productivité constitué dans la zone-témoin » 2447, il n’est pas fait mention d’un quelconque organisme de tutelle dont il serait le représentant. Avant le 20 septembre, dans les 28 zones-témoins, réparties dans 25 départements 2448, il doit être procédé à la « création du groupement de productivité agricole chargé d’établir la liaison entre les agriculteurs bénéficiaires de l’aide technique et financière et les organismes départementaux » 2449, sous la forme d’une association dont les statuts sont imposés, tout comme les modalités d’adhésion 2450. Le volet financier du programme se présente d’une manière plus ardue. Une partie de l’aide est proposée sous la forme de subventions 2451 sur le montant des dépenses conformément à un barème avoisinant 25 % et concernant avant tout l’acquisition du cheptel mort et vif et les amendements calcaires, ou à un régime spécial de subventions préexistant et servant à encourager l’amélioration de l’habitat rural et l’assainissement hygiénique des étables 2452. La majorité des aides découlent cependant de prêts à caractéristiques spéciales 2453 accordés, soit pour l’acquisition de cheptel mort ou vif ou la réalisation de travaux, à un taux d’intérêt de 3% remboursable sur 10 ans, soit pour l’achat de produits nécessaires aux exploitations (engrais, désherbants, fongicides, insecticides, amendements calcaires, semences, plants, aliments du bétail) ou pour l’exécution de travaux à l’entreprise (désinfection, destruction des parasites, défonçages), à un taux d’intérêt de 4% remboursable sur 4 ans 2454.

Outre que ces directives combinent quelques flous et une double mixité des subventions et des crédits, à court et long terme, elles ne donnent dans un premier temps que des orientations qui peuvent donner lieu à des interprétations multiples : il s’agit « de démontrer que le progrès technique est rentable dès lors qu’il est fondé sur une exploitation rationnelle des possibilités offertes par le milieu local » 2455. Néanmoins, dès ce mois de juillet, avec le "plan-type d’analyse d’une exploitation agricole" proposé pour préparer le programme, répartir les parts respectives des subventions, de l’autofinancement et des prêts, prévoir le plan de production végétale, mais également appréhender les exploitations en termes de surfaces, de main-d’œuvre et d’« avenir de l’exploitation » 2456, on touche à l’ambition normative de ces directives.

Si le rôle des chambres d’agriculture est bien déterminé dans ce dispositif, celui de l’APPCA est éclipsé : rapidement, l’institution parvient pourtant à se créer une utilité parfaitement lisible. Dès l’envoi de la première circulaire ministérielle, le 30 juin 1952, les services de l’APPCA rédigent une circulaire, adressée le 5 juillet aux chambres d’agriculture, qui reprend en les résumant les termes de la précédente, et s’adresse ainsi aux présidents départementaux : « dans l’immédiat, trois préoccupations doivent dominer vos travaux concernant le programme d’Aide technique » 2457, dans l’optique évidente de pointer de la manière la plus claire possible les priorités à respecter. Par la suite cette succession alternée de circulaires produites par le ministère et par les chambres d’agriculture est patente : après l’instruction ZT-1 du 29 juillet, est reçue dans les chambres la circulaire de l’APPCA datée du 11 août ; et la circulaire du 26 septembre suit celle que le ministère a expédiée une semaine plus tôt.

La première fonction de ces lettres est de traduire, c’est-à-dire d’expliquer, mais sans nier la dimension mise en lumière par Michel Callon pour qui l’opération de traduction est celle « qui transforme un énoncé problématique particulier dans le langage d’un autre énoncé particulier » 2458. Au début du mois d’août, les membres des chambres d’agriculture concernées par le programme des zones-témoins reçoivent donc de Paris une circulaire intitulée « quelques idées permettant la mise en route rapide des zones-témoins » 2459 : elle prend soin dès les premières lignes de rassurer ses lecteurs face aux volumineuses directives ministérielles qui s’entassent sur les bureaux, leur rappelant qu’« il ne faut pas se laisser impressionner et en tirer les éléments essentiels pour le début de l’opération ; [et que] parmi les pièces jointes, seule, actuellement, la fiche individuelle d’exploitation est importante » 2460. Il s’agit en outre de redessiner le profil du programme en accentuant certains de ses traits, en en escamotant d’autres, sans se démarquer toutefois de l’ambition ministérielle. Ainsi est particulièrement soulignée l’importance du groupement comme principal facteur de réussite, moral, technique et économique mais surtout financier ; importance d’ailleurs reconnue ensuite 2461, tout comme sont forcés les traits relatifs au choix du technicien, introduisant les caractéristiques du « bon technicien ».

La seconde mission implicite de ces écrits est d’éclaircir, au sens presque arboricole : sont ainsi indiquées de façon on ne peut plus claire les premières réalisations à entreprendre, soit l’amendement des terres acides, l’amélioration des prairies, le nettoyage et la désinfection des étables, la lutte contre la fièvre aphteuse et la tuberculose, contre certains parasites et ennemis des cultures, le désherbage chimique des terres et la conservation et l’utilisation rationnelle des ressources fourragères 2462. Si ces directions n’innovent en rien par rapport à celles données par le ministère, elle ne s’y ajoutent pas en simple surimpression : le langage y est autre, plus épuré, plus impératif aussi 2463. Elles omettent d’autre part d’insister sur certains points, comme la question des prêts et des subventions, dans un premier temps. Un troisième objectif serait celui, subrepticement ajouté aux froides directives ministérielles, de l’interprétation politique du but à poursuivre et à atteindre : ainsi « il s’agit dans chaque région désignée, de faire progresser la technique pour venir en aide à l’exploitation familiale qui, sans cela, finira par sombrer faute de rentabilité » 2464, conception assez générale à l’époque selon certains auteurs – « cette croyance dans le progrès technique s’accompagnait de la conviction qu’il était possible de "sauver" l’agriculture française et de freiner sinon stopper l’exode rural » 2465 –, mais néanmoins marquée au sceau de l’ambition qu’affichait le syndicalisme agricole dès la conception de ce projet.

Durant les mois qui suivent, une quinzaine de circulaires de ce type déferlent dans les départements, de la part de l’APPCA, et d’innombrables courriers plus individualisés sont échangés. Les questions deviennent vite précises et l’APPCA tente d’y répondre : ainsi, dès le 25 août, une circulaire détaille l’ensemble des possibilités de financement disponibles localement pour « réunir les ressources nécessaires, soit à la rémunération de l’agent technique de la Zône [sic], soit aux frais de déplacements et d’administration que nécessitera [sic] le contrôle, l’étude des projets et l’animation du groupement de productivité de la Zône-témoin [sic] » 2466. La question de l’agent technique est maintes fois évoquée et des conseils précis se profilent. Dès la fin d’août, les présidents des chambres d’agriculture reçoivent une proposition formulée comme suit : « s’il vous est difficile de trouver dans votre département un agent technique pouvant se consacrer entièrement à l’organisation de la Zône-témoin [sic] (et l’expérience montre qu’un agent venant d’une autre région peut, quelquefois, réussir mieux qu’une personne de la région), nous sommes à votre disposition pour vous indiquer des candidatures valables » 2467.

Le rôle de l’APPCA dans ce dispositif apparaît rapidement aussi comme un relais tout aussi normalisant que l’est l’action du ministère, tout en constituant un palier intermédiaire, comme une sécurité. Il faut rappeler que les groupements de productivité agricole, par lesquels transitent les importantes sommes issues du dispositif d’Aide technique et financière de productivité, prennent la responsabilité de rembourser les prêts auprès de la Caisse nationale de crédit agricole : l’APPCA multiplie les rappels en direction de chambres d’agriculture souvent débordées et de groupements de productivité ne disposant pas du recours d’agents comptables pendant ces premiers mois 2468, tandis que le Crédit agricole joue collectivement, et surtout au niveau des caisses régionales, la réussite de son projet de « fidélisation » 2469, estimant que « grâce à l’action entreprise dans les Zones-Témoins, nombre d’agriculteurs se trouveront amenés à mieux apprécier la valeur des services que [la] Caisse Régionale est à même de leur rendre et [que] cette dernière ne peut que retirer des avantages de sa participation au financement du programme d’"aide technique et financière de productivité" » 2470, misant dans cette optique sur l’indulgence et la patience 2471. C’est aussi directement vis-à-vis de la tutelle du ministère que l’APPCA joue un rôle de filtre en faisant contrôler de façon formelle les programmes d’action proposés par les départements 2472, mais aussi en intervenant plus directement dans leur élaboration, comme en témoigne la lettre envoyée par Jean Achard à Pierre Millon, président de la chambre d’agriculture de la Savoie : « je vous adresse ci-joint le programme provisoire 1952 de la Zône-Témoin [sic] de Bellecombe-en-Bauges rectifié conformément aux discussions que nous avons eues à ce sujet dimanche dernier à Aix-les-Bains » 2473.

Notes
2447.

Arch. APCA, Circulaires début 1952-février 1953, circulaire 1137 CAB, Instruction ZT-1, adressée par le ministère de l’Agriculture, le 29 juillet 1952.

2448.

Ibidem. Départements où est créée une zone-témoin en 1952 : Ain, Hautes-Alpes, Aude, Aveyron, Cantal (2), Charente-Maritime, Corrèze, Côtes-du-Nord, Côte-d’Or, Creuse, Drôme, Gard, Gers (2), Isère, Jura, Landes, Loir-et-Cher, Loire, Lot-et-Garonne (2), Maine-et-Loire, Haute-Marne, Moselle, Saône-et-Loire, Savoie, Vienne.

2449.

Ibidem.

2450.

Ibidem, Annexe I et III.

2451.

Provenant de l’inscription au chapitre 9.392 du Budget de Reconstruction et d’Équipement de crédits figurant sous la désignation « Vulgarisation-Villages-témoins », à concurrence de 160 millions de francs

2452.

Arch. APCA, Circulaires début 1952-février 1953, circulaire 1137 CAB, Instruction ZT-1, adressée par le ministère de l’Agriculture, le 29 juillet 1952.

2453.

Provenant d’une dotation ouverte au Fonds national de Modernisation sous la rubrique « Vulgarisation des techniques nouvelles », qui représente 1 500 millions de francs (soit dix fois plus que les subventions)

2454.

Arch. APCA, Circulaires début 1952-février 1953, circulaire 1137 CAB, Instruction ZT-1, adressée par le ministère de l’Agriculture, le 29 juillet 1952.

2455.

Ibidem, Annexe IV.

2456.

Ibidem.

2457.

Arch. APCA, FNCUMA à Groupement 1952-1965, circulaire adressée par l’APCA aux présidents des chambres d’agriculture, le 5 juillet 195[2].

2458.

Michel CALLON, « L’opération de traduction comme relation symbolique », dans Incidence des rapports sociaux sur le développement scientifique et technique. Séminaire de recherche tenu à la Maison des Sciences de l’Homme, 1974-1975, Paris, MSH, 1976, 589 p., pp. 105-141.

2459.

Arch. APCA, FNCUMA à Groupement 1952-1965, circulaire adressée par l’APCA aux présidents des chambres d’agriculture, le 11 août 1952.

2460.

Ibidem.

2461.

Paul HOUÉE, Les étapes du développement rural... ouvrage cité : « Il faut souligner l’intérêt de la méthode d’analyse et de la formation pédagogique qui subordonnent l’octroi d’avantages financiers à l’obligation d’une étude et d’une prospective assurées par les agriculteurs eux-mêmes, amenés ainsi à se concerter pour prévoir leur avenir et assumer collectivement leurs responsabilités », p. 49 ; pour des visions plus éloignés des zones-témoins mais centrées sur la notion de groupe, voir : Henri NALLET, Les aspects idéologiques de l’agriculture de groupe, Mémoire DES de science politique, 1966, 189-VI p. ; Pierre MULLER, Le technocrate et le paysan... ouvrage cité.

2462.

Arch. APCA, FNCUMA à Groupement 1952-1965, circulaire adressée par l’APCA aux présidents des chambres d’agriculture, le 11 août 1952.

2463.

Il semble qu’un approfondissement de cet aspect nécessiterait de faire intervenir la notion de « double-langage » (proposé notamment dans Jean-Luc MAYAUD, « Pour une communalisation de l’histoire rurale »... article cité), approche semble-t-il peu développée lorsqu’il s’agit de mesurer les biais de la réception de l’action administrative dans le monde rural : Lucien VALENTIN, L’action administrative dans la vie rurale, Paris, Berger-Levrault, 1961, 348 p. ; Marcel LALIGANT, L’intervention de l’État dans le secteur agricole, Paris, Librairie générale de Droit et de Jurisprudence, Pichon et Durand Auzias, 1970, 341 p.

2464.

Arch. APCA, FNCUMA à Groupement 1952-1965, circulaire adressée par l’APCA aux présidents des chambres d’agriculture, le 11 août 1952.

2465.

Pierre MULLER, Le technocrate et le paysan... ouvrage cité, p. 24.

2466.

Arch. APCA, Zones-Témoins avril 1953 à 1955, circulaire adressée par l’APPCA aux présidents des chambres d’agriculture « Zones-Témoins », le 25 août 1952.

2467.

Arch. APCA, Zones-Témoins avril 1953 à 1955, circulaire adressée par l’APPCA aux présidents des chambres d’agriculture « Zones-Témoins », le 29 août 1952.

2468.

Pour exemple : Arch. APCA, Circulaires début 1952-février 1953, double d’une lettre de rappel adressée à 12 présidents de chambre d’agriculture de départements retardataires, le 4 décembre 1952.

2469.

André GUESLIN, Le Crédit agricole, Paris, La Découverte, 1985, 125 p., p. 60.

2470.

Arch. APCA, Zones-Témoins avril 1953 à 1955, copie d’une lettre du directeur général de la Caisse nationale de Crédit agricole aux présidents des caisses régionales de Crédit agricole, le 19 août 1952.

2471.

Arch. APCA, Zones-Témoins avril 1953 à 1955, copie d’une lettre du directeur général de la Caisse nationale de Crédit agricole aux présidents des caisses régionales de Crédit agricole, le 14 octobre 1952.

2472.

Arch. APCA, CA Landes Loir-et-Cher 1949-1965, double d’une lettre adressée par le service « zones-témoins » au président de la chambre d’agriculture des Landes, le 24 octobre 1952. : « J’ai l’honneur d’accuser réception de votre lettre du 16 octobre par laquelle vous avez bien voulu me transmettre copie du programme d’action modifié, compte tenu des observations formulées par la Sous-Commission ».

2473.

Arch. APCA, CA Savoie Haute-Savoie 1949-1965, double d’une lettre adressée par le service « zones-témoins » au président de la chambre d’agriculture de la Savoie, le 20 octobre 1952.