Les zones-témoins : une activité consultative discrète

Entre les élections de février 1952 et l’automne 1953, l’APPCA n’adopte que cinq motions, l’une en novembre 1952 2516, les autres durant la session extraordinaire de février 1953 2517. La première est d’ailleurs la seule motion de l’APPCA portant explicitement sur les zones-témoins les autres concernent plus généralement l’équipement collectif et individuel de l’agriculture, l’électrification rurale et la formation professionnelle. Le 25 novembre donc, les présidents des chambres d’agriculture réunis en session, à l’unanimité, « donne[nt] [leur] approbation au vœu du Congrès National des Groupements de Productivité des zones-témoins qui vient de se tenir, ayant trait à la possibilité de payer les techniciens agricoles affectés à chaque zone sur le fonds du Ministère de l’Agriculture affecté à l’aide financière pour le développement de la productivité, et demande[nt] au Gouvernement de vouloir bien lui donner pleinement satisfaction » 2518. Outre que ce vœu est présenté comme celui de la fédération créée à la périphérie de l’APPCA, il semble important de noter qu’il répond on ne peut mieux à celui formulé par la chambre d’agriculture de la Savoie qui demandait « notamment la possibilité de prélever, sur les fonds attribués à la "Zone Témoin", un pourcentage permettant de faire face aux frais exigés » 2519, requête qu’elle réitérait par courrier. Lors de la discussion qui précède le vote, alors que certains présidents interviennent pour déplorer que leur département n’ait pas été choisi pour l’implantation d’une zone-témoin, Marius Rodot, président de la chambre d’agriculture du Jura « fait observer que les départements, comme celui qu’il représente, qui ont une zone-témoin, n’en sont pas plus fiers pour cela, car il leur faut rémunérer un technicien, ce qui représente une dépense d’au moins un million par an, [que] le Jura n’a pas pu trouver les fonds nécessaires et [qu’]il en résulte de grosses difficultés » 2520, tandis qu’Alexis Jaubert, successeur de Joseph Faure en Corrèze, encourage l’assemblée à appuyer les vœux de la FNGPA.

Si aucune autre motion n’est votée concernant les zones-témoins, le sujet est abordé en session, cela alors que vient d’être présenté le premier programme de réalisation présenté par la profession. Le 23 novembre 1951, Pierre Hallé 2521 présente devant l’APPCA un rapport sur l’action technique des associations spécialisées. Son intervention est dirigée rapidement sur les « lacunes de l’effort officiel pour l’équipement et la modernisation de l’agriculture, [remarquant que] rien ou presque n’a été fait pour vulgariser le progrès technique dans les exploitations elles-mêmes et pour aider les petites exploitations familiales, surtout des régions à mauvais rendements, à s’équiper et à travailler mieux ». Présentant le programme mis au point, il souligne particulièrement le rôle qu’il conçoit pour l’APPCA et les chambres d’agriculture, qui seraient selon lui qualifiées pour être le « support financier aux ressources affectées à cette action d’aide technique et à répartir entre les différents secteurs de la production », le « point de coordination de tous les organismes professionnels qui auront à concourir à l’exécution » et pour « réaliser l’articulation nécessaire entre l’organisation professionnelle et les administrations compétentes du Ministère de l’Agriculture » 2522.

Pendant la discussion qui suit, aucun des individus présents ne pose de questions sur les modalités de l’implication évoquée des chambres d’agriculture dans le dispositif des zones-témoins : les intervenants soulèvent soit des points de détail concernant les améliorations techniques décrites et leurs applications éventuelles dans le champ des productions spécifiques de leur département, sur un ton souvent sceptique, soit des questions très générales comme le manque de ressources. Un embryon de débat s’élève toutefois autour de la question des débouchés, lancé par Victor Michel, président de la chambre d’agriculture de la Tunisie, qui « déclare que le progrès ne doit pas seulement porter sur la quantité, mais sur la qualité si l’on veut pouvoir écouler sa production ». Il est relayé par Bernard Dussert-Vidalet, suppléant-délégué pour le département de la Haute-Garonne qui souligne qu’« une question, en effet, se posera à bref délai : comment vendre le surplus obtenu ? » 2523.

Lors de la session de mai 1952, donc après les élections tant attendues de février, plus nombreux sont les défenseurs des zones-témoins à intervenir dans la discussion : Olivier Desbarats, président de la chambre d’agriculture du Gers, abordant le rôle des Centres d’études techniques agricoles (CETA), « formule le vœu que tous les crédits du Ministère de l’Agriculture qui sont mis à la disposition de ces institutions soient mis directement dans la gestion, dans l’orientation, dans l’organisation de régions-pilotes, car il faut constater que les centres de démonstration, qui ont donné satisfaction dans nos campagnes, sont maintenant dépassés, qu’il faut aller plus loin que vers le village-pilote, la ferme-pilote, qu’il faut aller vers la "région-pilote", où tous les agriculteurs seront pris dans le cadre de l’amélioration du progrès technique » 2524. Adolphe Pointier, ancien président de l’AGPB, ancien syndic national de la Corporation 2525 et président de la chambre d’agriculture de la Somme depuis quelques semaines, estime qu’il est « indispensable que les Chambres d’Agriculture, et particulièrement les Chambres départementales, servent d’organisme coordinateur de tous les efforts » 2526. Lors de la session suivante, à l’automne, alors que le vote en faveur du soutien à la motion de la FNGPA relative au paiement de l’agent technique des zones-témoins puisse se faire sur les fonds publics répond au découragement perceptible au niveau départemental, René Blondelle insiste surtout sur le fait qu’« il faut d’abord prouver que la démonstration en cours sur les 26 départements choisis est concluante » 2527. Outre que la question des zones-témoins est peu débattue, il apparaît assez nettement que pour ceux qui défendent le projet, dont René Blondelle, le débat ne doit pas se perdre en tergiversations et que l’impératif de sa réussite implique de faire peu de cas des aléas locaux.

C’est au sein du comité permanent général que se discutent réellement les orientations à donner à la participation des chambres d’agriculture et de l’APCA : « organe d’exécution » de l’assemblée 2528, ce comité se réunit onze fois entre les élections de février 1952 et son renouvellement en mai 1953. Les zones-témoins sont à l’ordre du jour ou occupent une grande part des débats de huit de ces réunions : on remarque alors que des intervenants récurrents se dégagent rapidement. Philippe Lamour, président de la chambre d’agriculture du Gard, et Adolphe Pointier sont les deux intervenants les plus diserts sur le sujet des zones-témoins. Leurs positions idéologiques sont pour le moins divergentes 2529 : le premier est l’un des dirigeants de la FNSEA, y incarnant la tendance radicale-socialiste et resté fidèle à la CGA 2530, le second est l’ancien syndic national de la Corporation 2531. Leurs interventions se complètent néanmoins plus qu’elles ne se heurtent ; lorsque Adolphe Pointier insiste sur la nécessité d’une comptabilité bien tenue pour édifier agriculteurs et opinion publique sur les bienfaits du progrès technique, Philippe Lamour s’empresse de faire remarquer « qu’il y a d’autres aspects sur l’utilité des zones-pilotes : entr’autres, l’orientation des cultures, – car il ne faut pas se fixer uniquement sur l’accroissement de rendement – [et] qu’il y aurait intérêt à ce que les Chambres d’Agriculture demandent à mettre au service des zones-pilotes leurs propres expériences, – réalisation parfaitement possible puisque cette expérience est à leur charge » 2532.

Philippe Lamour intervient notamment fréquemment sur la question des prêts à caractéristiques spéciales – estimant que « le crédit agricole, ne sert que d’intermédiaire entre le fonds de modernisation et d’équipement et les agriculteurs ; [et regrettant] pour sa part, que les zones-témoins n’aient pas été créées sous forme de coopératives » 2533. À propos de l’équipement collectif, il est d’avis que « l’agriculture en est arrivée au point où il est de son devoir de conseiller aux Pouvoirs Publics de mener parallèlement le développement du progrès technique et l’équipement individuel et collectif » 2534. Adolphe Pointier reste plus évasif lorsqu’il « juge qu’il s’agit d’un problème national et que le premier intéressé à ce que l’expérience réussisse est l’État lui-même » 2535, mais ne contredit pas son principal interlocuteur quand il « estime qu’il ne s’agit pas, pour les agriculteurs, de gagner plus, mais de bénéficier des progrès de la science, d’un équipement moderne qui leur permette de cultiver mieux [et ajoute qu’]en dehors du rôle des zones-témoins se pose celui des Conseillers techniques » 2536. La foi dans le « progrès technique » réconcilierait-elle les irréconciliables en cette année 1952 ? Loin de pouvoir être tranchée au seul vu de cet échange entre deux acteurs dont les itinéraires, notamment sous l’Occupation, ont été très différents, la question des multiples métamorphoses de l’agrarisme et des recompositions des groupes qui l’incarnent 2537 se pose ici avec acuité. « Modernisme »et « agrarisme » ne sont pas des termes qui s’opposent irrémédiablement et sans doute le projet techniciste des zones-témoins peut-il même être perçu comme le vecteur d’une idéologie toute politique 2538.

Sans qu’il s’agisse d’un constat positiviste qui n’aurait que peu de sens dans le cadre d’une thématique parcellisée comme celle des zones-témoins, il semble que les plus loquaces sur ce sujet parmi les membres présents 2539 ne soient pas les présidents des départements où a été implantée une zone-témoin, mais les membres les plus influents ou les plus assidus du comité, quitte à intervenir sur des sujets connexes destinés à élargir le débat. Ainsi Henri Chatras, président de la chambre d’agriculture du Doubs et secrétaire adjoint au sein du bureau de l’APPCA, qui, répondant à Philippe Lamour sur le thème de l’équipement dans les zones-témoins, « souligne que, dans sa région, aucun agriculteur n’aurait pu s’équiper individuellement si auparavant, des chalets de production fromagère n’avaient pas été constitués » 2540. Plus largement, que conclure du fait que la thématique des zones-témoins soit largement confinée dans l’espace restreint qu’est le comité permanent général ? Les exigences de la gestion d’un projet naissant pour lequel le ministère a besoin de réponses immédiates semblent ici décisives : inaugurent-elles un nouveau type de consultation ? La généralisation de ce type de rapports au sein des programmes ultérieurs a-t-elle durablement infléchi l’action consultative dans le sens d’une certaine confiscation du débat par le comité permanent général ? Les réponses à ces questions seront sans doute éloquentes pour comprendre l’évolution de la mission consultative.

Notes
2516.

Documentation APCA, Chambres d’agriculture, n° 17, 1er décembre 1952, p. 8.

2517.

Documentation APCA, Chambres d’agriculture, n° 23, 1er mars 1953, p. 25.

2518.

Documentation APCA, Chambres d’agriculture, n° 17, 1er décembre 1952, p. 8.

2519.

Arch. CA Savoie, Procès-verbaux de sessions 1952-1955, Procès-verbal de la session de novembre 1952.

2520.

Documentation APCA, Chambres d’agriculture, n° 17, 1er décembre 1952, p. 8.

2521.

Conseiller de l’AGPB, secrétaire de cette association avant 1940, il a été directeur de cabinet de Pierre Caziot en 1940, membre de la commission nationale d’organisation corporative en 1942 et de la commission mixte agriculture-industrie de la Corporation en 1944, qui a pour but « d’établir et de réaliser un plan d’équipement et de progrès français », Pierre Hallé est notamment sollicité pour avoir participé personnellement à la création des champs régionaux d’expérimentation en 1943, puis des 7 villages-témoins de l’AGPB. Voir : Isabel BOUSSARD, Vichy et la Corporation Paysanne... ouvrage cité, p. 19 et p. 125 et Documentation APCA, Chambres d’agriculture, n° 9, octobre-décembre 1951, pp. 10-12.

2522.

Documentation APCA, Chambres d’agriculture, n° 17, 1er décembre 1952.

2523.

Ibidem.

2524.

Documentation APCA, Chambres d’agriculture, n° 12, juillet 1952, p. 38.

2525.

Isabel BOUSSARD, Vichy et la Corporation Paysanne... ouvrage cité, p. 240.

2526.

Ibidem.

2527.

Documentation APCA, Chambres d’agriculture, n° 17, 1er décembre 1952, p. 8.

2528.

Journal officiel de la République française, vendredi 15 novembre 1935, décret du 14 novembre 1935 relatif au fonctionnement administratif et financier de l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture, pp. 12 101-12 103.

2529.

Encore qu’il ne faille exagérer la profondeur du fossé qui les sépare. L’image de Philippe Lamour en résistant est en partie usurpée, et son « paysannisme » est patent. Laurent Douzou en donne une image saisissante : Laurent DOUZOU, « Monde rural et Résistance : entre histoire et mémoire », dans Ruralia, Revue de l’Association des ruralistes français, n° 4-1999, pp. 101-122. « Il importe, en revanche, de se défier des écrits à caractère autobiographique qui prennent la campagne pour toile de fond. Il arrive qu’ils confortent les stéréotypes les plus éculés. Ainsi pour Philippe Lamour occupé à tuer le cochon quand il vit apparaître, dans l’hiver de 1941, Emmanuel d’Astier de la Vigerie venu le solliciter pour aider à insuffler vie à l’action qui ne faisait pour l’heure que sourdre : "J’étais un peu surpris que la première personne que j’entende parler de résistance soit cet amateur nonchalant que j’avais connu toujours disponible, épuisé par sa nuit précédente, bavardant et bâillant sa vie sans but apparent". Cette remarque nous confirme incidemment que, tout occupé qu’il est par une activité éminemment rurale, l’auteur est bien un citadin replié à la campagne. Suggérant, dans son récit postérieur de quarante ans aux événements, que d’Astier lui parut imprudent et le mit en contact avec un groupe aux idées rétrogrades, Philippe Lamour conclut son morceau de bravoure par ces fortes paroles : "je retournai à mes bœufs et à mes ronciers". Cette nouvelle mouture, pleine de bonne conscience et de raison, de « la terre, elle ne ment pas » est un plaidoyer pro domo qui ne doit pas abuser » [les citations entre guillemets sont extraites de Philippe LAMOUR, Le cadran solaire, Paris, Robert Laffont, 1980, pp. 205-206].

2530.

Gordon WRIGHT, La révolution rurale en France... ouvrage cité, p. 159 ; Paul HOUÉE, Les étapes du développement rural... ouvrage cité, p. 166 ; voir aussi : Jean-Robert PITTE, Philippe Lamour : père de l’aménagement du territoire, Paris, Fayard, 2002, 369 p.

2531.

Isabel BOUSSARD, Vichy et la Corporation Paysanne... ouvrage cité, p. 240.

2532.

Arch. APCA, Comité Permanent Général, 1948 à mars 1954, projet de PV de la séance du 2 septembre 1952.

2533.

Ibidem, projet de PV de la séance du 25 novembre 1952.

2534.

Ibidem, projet de PV de la séance du 11 février 1953.

2535.

Ibidem, projet de PV de la séance du 25 novembre 1952.

2536.

Ibidem, projet de PV de la séance du 11 février 1953.

2537.

Voir notamment : Pierre CORNU et Jean-Luc MAYAUD « Le temps retrouvé de l’agrarisme ? Réflexion critique sur l’historicité et l’actualité d’un paradigme », dans Pierre CORNU et Jean-Luc MAYAUD [dir.], Au nom de la terre. Agrarisme et agrariens en France en Europe du 19 e  siècle à nos jours, Paris, La Boutique de l’Histoire, 2007, 462 p., pp. 7-48.

2538.

Christophe BONNEUIL, Gilles DENIS et Jean-Luc MAYAUD, « Pour une histoire des acteurs et des institutions des sciences et techniques de l’agriculture et de l’alimentation », article cité.

2539.

Voir Annexe 3.

2540.

Arch. APCA, Comité Permanent Général, 1948 à mars 1954, projet de PV de la séance du 2 septembre 1952.