Un référentiel en construction

Rappelons d’emblée qu’il existe un lien direct entre les enquêtes et les publications, puisque la revue Chambres d’agriculture est le lieu de la parution sous forme d’articles des rapports préliminaires 2581, des questionnaires 2582 et des synthèses 2583. L’enquête sur le progrès technique et les rapports qui en sont faits par Maurice de Solages y gagnent en visibilité et en clarté : les titres sont mis en valeur, des encadrés soulignent les idées-forces ; des études émanant de personnalités extérieures aux chambres d’agriculture viennent corroborer les orientations déjà esquissées, comme l’étude sur la conservation des sols signée de Stéphane Hénin, directeur du Laboratoire des sols au Centre national des recherches agronomiques 2584. L’expérience des zones-témoins est également mise en avant : une note annexe est publiée dès septembre 2585, tandis que l’un des premiers suppléments thématiques intitulé Technique-Agriculture est consacré aux zones-témoins 2586 et que la soutenance d’un ingénieur occasionne à nouveau la publication d’un rapport sur les zones-témoins 2587. Dans ce dernier article, par le biais d’un témoignage non produit directement par l’institution, réaffirmant l’utilité des zones-témoins comme « unité de pays où une aide technique et financière est apportée aux agriculteurs dans le but d’amélioration économique » 2588, c’est à la fois la réalité de terrain, ou plutôt sa transcription enthousiaste et non dépourvue de pittoresque, et le rôle des chambres d’agriculture et de l’APCA – rôle formel enregistré par les circulaires ministérielles, mais aussi rôle spontané, « rôle normal de coordination, [qui est] d’apporter aux Chambres en cause son appui matériel et moral » 2589 –, qu’il importe de divulguer. Au reste, pointer la visibilité délibérée des travaux en cours nous semble essentiel, d’autant plus que l’on aurait tort de considérer cela comme allant de soi, l’analyse de la revue Chambres d’agriculture dans le long terme montrant que ce souci peut disparaître durablement d’une politique éditoriale.

Mais la revue Chambres d’agriculture, pendant ces années 1950-1955, n’est pas que retour sur soi et s’attache au contraire à ouvrir ses pages, non seulement à des intervenants extérieurs, mais aussi à des expériences concrètes. La première et la plus marquante de celles-ci est incontestablement l’installation d’un agent technique dans la Somme par la chambre d’agriculture : elle tient une place de choix dans les pages de la revue. Dans le fascicule d’avril 1951, paraît le compte rendu de la journée du dimanche 11 mars, qui inaugure la présence de Jean-Pierre Réal dans le canton de Bray-sur-Somme, « au milieu des agriculteurs » 2590. L’établissement du premier agent technique engagé par une chambre d’agriculture donne lieu à des discours qui formalisent d’emblée un positionnement local caractéristique : selon un membre de la chambre d’agriculture de la Somme, à l’origine de cette initiative, « l’agent technique n’a aucunement la mission de se substituer aux ingénieurs des Services Agricoles ; tout au contraire, ceux-ci étant absorbés dans le cadre très vaste du département, il travaillera avec leur appui et leurs indications techniques mais il sera sur place et en contact direct et journalier avec les agriculteurs, contact personnel lui permettant de vivre un peu la vie des exploitants et de s’intéresser dans le détail à une partie de chaque exploitation » 2591. Position conciliatrice ne contestant donc en rien l’utilité des DSA mais imposant subrepticement l’image concurrente d’un conseiller à demeure et dont l’impact est tout autre. L’archétype du conseiller agricole asséné par l’APPCA est celui tout entier contenu dans une interview du conseiller Jean-Pierre Réal, publiée à la fin de l’été 1951, véritable exposé de son emploi du temps, de ses tournées à bicyclette et de ses relations avec les agriculteurs de la Somme 2592. Cités en exemple à de nombreuses reprises ensuite, les agents techniques engagés par la chambre d’agriculture de la Somme 2593 sont désignés comme ceux « qui répondent le mieux à la définition du conseiller agricole » 2594.

Par cet aspect, la politique éditoriale de l’APPCA opte manifestement pour une pédagogie qui confine au rabâchage : la chambre d’agriculture de la Somme est montrée sous le jour de l’exemple à suivre, de chambre-pilote en quelque sorte. Favoriser l’émulation semble être le but évident de cette visibilité qui, pour être efficace, est nécessairement simplificatrice, ce qui explique que peu de place soit faite aux réalisations des autres chambres d’agriculture. Toutefois, les expériences en matière de conseil agricole mises en œuvre dans d’autres départements sont parfois invoquées, dans l’Eure, la Mayenne et l’Orne surtout, des initiatives précoces sont mises en lumière 2595, tandis que les zones montagnardes sont plus tardivement données en exemple, mais avec enthousiasme 2596. Par le biais des publications aussi, la revue Chambres d’agriculture et le bulletin Zones-Témoins en sont de lumineuses illustrations, il s’agit de « faire remonter » 2597 les analyses et les propositions des chambres départementales : les nouvelles des chambres d’agriculture, les extraits de publications locales et les exemples d’initiatives servant à illustrer des thématiques plus vastes, sont autant d’indices d’une volonté des services de l’APPCA de s’appuyer sur des actions locales concrètes, et donc de s’en ternir informés, dans un but de diffusion.

Place est faite également dans les pages de la revue à des études plus vastes, ne procédant pas de l’activité consultative de l’assemblée. Ainsi, la productivité est étudiée par des économistes et des hommes politiques européens, dans une étude accompagnée d’un recueil de notes officielles d’organismes aussi divers que l’OECE (Organisation européenne de coopération économique) ou le BIT (Bureau international du travail) 2598. La question du cadre régional est évoquée par le commissaire général au Plan : il s’agit là d’un résumé d’une communication plus longue 2599. Dans ces pages consacrées aux études techniques et économiques, facilement identifiables comme distinctes des comptes rendus de session de l’APPCA, l’institution ne s’exprime pas en son nom propre, mais recourt à des références forcément signifiantes. Lorsqu’en février 1953 les services de l’APPCA décident de renouer avec une « tradition qui remonte aux premières années de son fonctionnement et [d’envoyer] régulièrement tous les mois (en imprimés) au siège des Chambres d’Agriculture une enveloppe contenant les documents divers qu’elle aura pu réunir au cours du mois précédent et qui lui auront paru de nature à faciliter l’information des membres des Chambres d’Agriculture : il doit être bien entendu que ni l’Assemblée, ni les services de l’Assemblée, n’accordent pour autant leur patronage aux publications qui seront ainsi diffusées » 2600 : est-ce à dire pourtant que les orientations idéologiques données aux chambres d’agriculture ne sont pas déchiffrables ? Il semble qu’en se focalisant sur certains des sujets plus particuliers à notre étude et qui ont fait l’objet d’articles publiés dans la revue, certains des mécanismes dominants de l’« outillage mental » 2601 fourni aux chambres d’agriculture par l’intermédiaire des publications peuvent être approchés.

Parmi les thèmes les plus traités dans la revue, figure celui de la vulgarisation et surtout de son véhicule, le conseiller agricole. Le tout début des années 1950 semble encore celui de la prégnance des références aux « agents de comté » 2602 des États-Unis : cet exemple des vulgarisateurs américains captive notamment le jeune ingénieur qu’est Gilbert Delaunay, qui avant de devenir lui-même agent technique puis conseiller de la chambre d’agriculture de la Savoie, et, manquant de documents sur cet aspect, écrit directement aux services agricoles américains 2603. La vogue des missions 2604 fait appel aux mêmes références ; ainsi l’initiative de la chambre d’agriculture de la Somme est présentée comme en découlant : « lors du voyage d’étude qu’il a effectué l’an dernier aux États-Unis avec une mission officielle du Ministère de l’Agriculture, M. Vanoye a apprécié les heureux résultats de la liaison effective réalisée par "l’Extension Service" entre les Universités et Stations agronomiques et le producteur agricole lui-même : aussi a-t-il pensé qu’il serait profitable pour les agriculteurs, même les plus instruits et les plus évolués de nos régions, de leur permettre d’utiliser, dans les meilleures conditions possibles, les progrès que la science peut mettre à la disposition de l’agriculture » 2605.

Les publications de l’APPCA, si elles ne contredisent pas cette tendance, s’attachent toutefois avec persévérance à présenter des exemples alternatifs à ses lecteurs : ainsi sont étudiés les services consultatifs agricoles en Allemagne et en Autriche, exemples d’efficacité avec des effectifs importants de conseillers, que les rédacteurs prennent soin de replacer dans un cadre européen où l’« on constate l’existence de deux systèmes opposés d’organisation : les services qui sont dirigés et administrés par les Gouvernements et ceux qui le sont par les organisations et les associations agricoles » 2606. L’exemple du Donaueschingen, en Allemagne, est plus édifiant encore : l’article exalte chez le technicien de l’Institut de recherches et de conseil agricole pour l’agriculture des régions élevées, « le génie de synthèse et de compréhension de l’âme paysanne qu’il est très rare de rencontrer chez les techniciens » 2607. Entre autres, les exemples anglais et hollandais ne sont pas oubliés : il s’agit encore de présenter des expérimentations démontrant « l’utilité de la vulgarisation agricole individuelle » et donc des « vulgarisateurs de base » par le bais des conseillers de district 2608.

Ainsi la revue se fait l’écho, en direction des agriculteurs, des expériences et des éléments de débats européens, tout comme elle est l’un des biais pas lesquels transitent les informations d’ampleur nationale, notamment parlementaires, comme les échos de l’assemblée que sont les « réponses aux questions écrites » publiées chaque mois sur les thèmes retenus par l’APPCA. Peut-on dire qu’au cours de cette première année 1952, l’APPCA façonne l’opinion de ses lecteurs en prescrivant comme remède souverain la méthode de vulgarisation qui est celle de la chambre d’agriculture de la Somme, soit un agent technique à proximité dans chaque canton au moins ? La place de la mission consultative dans le spectre des publications est aussi partiellement inverse : il s’agit certes d’édifier et de stimuler, mais également de s’affirmer sur le plan national comme rival sérieux des autres organisations professionnelles agricoles, dont un des atouts serait justement la constitution de ces précieuses synthèses documentaires que la revue diffuse.

La résurrection des chambres d’agriculture et de l’APPCA, si l’on considère que le véritable départ de leur renaissance est donné par les élections de 1952, se fait donc en grande partie dans le cadre de la participation au programme d’Aide technique et financière de productivité. Sans déterminisme, mais avec une telle collection d’indices unanimes qu’il paraît difficile d’en douter, l’action de l’APPCA est largement conditionnée par cette participation. Du partage des compétences avec les organisations professionnelles et les pouvoirs publics aux ajustements locaux, du rétablissement de relations longuement interrompues avec les chambres départementales à la constitution de services administratifs adaptés, de l’appropriation d’une thématique par les membres élus de l’APPCA à la mise en œuvre d’une activité consultative de longue haleine par la constitution d’une politique éditoriale faisant de la revue Chambres d’agriculture un carrefour entre initiatives locales et actualités nationales, l’investissement sur le thème du progrès technique semble déterminant. Une communication effective s’établit avec les chambres départementales, qui prend en compte leurs aspirations, tente de s’adapter aux aléas locaux et prête une oreille attentive aux initiatives concrètes : en ce sens l’APPCA se reconstruit bien en s’affirmant comme l’émanation des chambres d’agriculture. Toutefois, si les juristes s’accordent à démentir le préjugé selon lequel « les chambres d’agriculture représentent également les pouvoirs publics auprès des ruraux » 2609, il apparaît que cette mission existe de fait du moins au niveau de l’APPCA, non pas en tant que représentant du pouvoir, mais en tant que corps intermédiaire en pleine renaissance, qui démontre son utilité en s’immisçant dans le moindre interstice vacant entre les agriculteurs et l’administration, et en devançant parfois les chambres départementales dans leurs aspirations.

Notes
2581.

Documentation APCA, « Fonds national de progrès agricole et conseil national agricole. Exposé préliminaire à titre documentaire », dans Chambres d’agriculture, n° 8, juillet-septembre 1951, pp. 4-6 ; « Le progrès technique en agriculture. Rapport introductif, par M. de Solages, président de la Chambre d’Agriculture du Tarn », dans Chambres d’agriculture, supplément au n° 14, septembre-octobre 1952, pp. 2-8.

2582.

Documentation APCA, Chambres d’agriculture, n° 14, septembre-octobre 1952, pp. 11-16.

2583.

Documentation APCA, « Progrès technique. Plan d’études établi par M. de Solages, rapporteur du Progrès Technique et président de la Chambre d’Agriculture du Tarn », dans Chambres d’agriculture, n° 24, 15 mars 1953, pp. 1-10.

2584.

Documentation APCA, Stéphane HÉNIN, « Un problème actuel : la conservation du sol », dans Chambres d’agriculture, supplément Technique-Agriculture au n° 26, 15 avril 1953, pp. 1-12.

2585.

Documentation APCA, Chambres d’agriculture, n° 14, septembre-octobre 1952, pp. 9-10.

2586.

Documentation APCA, « Les Zones-Témoins », dans Chambres d’agriculture, supplément Technique-Agriculture au n° 18, 15 décembre 1952, pp. 2-12.

2587.

Documentation APCA, J. de SÈZE, « La vulgarisation du progrès technique en agriculture. Données d’ensemble. Compte rendu et conclusions d’une expérience personnelle », dans Chambres d’agriculture, supplément au n° 40, 15 novembre 1953, pp. 1-13 ; suivi de « Productivité agricole. Organisation et fonctionnement des zones-témoins et secteurs encouragés », pp. 14-24.

2588.

Ibidem, p. 8.

2589.

Ibidem, paroles de René Blondelle au cours du Congrès national des groupements de productivité agricole, le 13 novembre 1952, rapportées par le rédacteur, p. 19.

2590.

Documentation APCA, « La Chambre d’Agriculture de la Somme installe un agent technique à Bray-sur-Somme », dans Chambres d’agriculture, n° 7, avril-juin 1951, pp. 49-50.

2591.

Ibidem.

2592.

« L’agent technique de la Somme (M. Réal) », dans Chambres d’agriculture, n° 8, juillet-septembre 1951, pp. 45-46.

2593.

Deux autres agents techniques sont engagés dans la Somme : M. Vasse dans l’ancien arrondissement de Doullens, le 8 mars 1953 (G. DUBREUIL, « Installation d’un Conseiller technique agricole à Fienvillers », dans Chambres d’agriculture, n° 29, 1er juin 1953, pp. 2-3.) et Jean-Marie Menu, le jeudi 19 novembre 1953, à Hornoy (« Installation du conseiller technique agricole de la région d’Hornoy », dans Chambres d’agriculture, n° 41, 1er décembre 1953, p. 6).

2594.

« Le Conseiller agricole et la vulgarisation dans l’Agriculture », dans Chambres d’agriculture, supplément Technique-Agriculture au n° 52, 1er mai 1954, pp. 1-22, p. 12.

2595.

Ibidem.

2596.

Documentation APCA, « L’industrialisation de la montagne », dans Chambres d’agriculture, supplément Montagnes-Agriculture-Forêts-Pâturages-Vie rurale au n° 40, 15 novembre 1953, pp. 6-10 ; André DEPERRAZ, « La modernisation de la plus haute vallée habitée d’Europe. Le Queyras (Hautes-Alpes) », dans Chambres d’agriculture, n° 46, 15 février 1954, pp. 2-7.

2597.

Entretien avec Louis Goupilleau, ancien directeur général de l’APCA, qui a été Directeur des actions techniques et de la formation entre 1974 et 1985, le 30 janvier 2003.

2598.

« La productivité et l’agriculture », dans Chambres d’agriculture, n° 33, 1er août 1953, pp. 1-11.

2599.

Gabriel ARDANT, « La région, cadre naturel des actions de productivité », dans Chambres d’agriculture, n° 60, 15 septembre 1954, p. 6.

2600.

Arch. APCA, Circulaires début 1952-février 1953, circulaire adressée par l’APPCA aux présidents des chambres d’agriculture, le 2 février 1953.

2601.

Concept développé dans Lucien FEBVRE, Le Problème de l’incroyance au 16 e  siècle : la religion de Rabelais, Paris, Albin Michel, 1942, XXVII-528 p.

2602.

Documentation APCA, « La Chambre d’Agriculture de la Somme installe un agent technique à Bray-sur-Somme », dans Chambres d’agriculture, n° 7, avril-juin 1951, p. 49. 

2603.

Arch. CA Savoie, Les Conseillers agricoles et la vulgarisation. Dossier 1948-1953 appartenant à M. Delaunay, lettre de J.L. Boatman, Division of Subject Matter, Unites States Department of Agriculture, à Gilbert Delaunay, le 3 mars 1948.

2604.

Voir aussi, entre autres : Antoine ROUSSET, Pierre Cormorèche : les sillons de la vie, Bourg-en-Bresse, Musnier-Gilbert, 1997, 126 p.

2605.

Documentation APCA, « La Chambre d’Agriculture de la Somme installe un agent technique à Bray-sur-Somme », dans Chambres d’agriculture, n° 7, avril-juin 1951, p. 49.

2606.

Documentation APCA, Chambres d’agriculture, n° 20, 15 janvier 1953, pp. 2-6.

2607.

P. BOURQUI, « Le service de conseillers agricoles et l’institut de recherches et de vulgarisation pour l’agriculture des régions élevées de Donaueschingen », dans Chambres d’agriculture, n° 34, 15 août 1953, pp. 1-4.

2608.

« Les méthodes de vulgarisation en Europe », dans Chambres d’agriculture, n° 39, 1er novembre 1953, pp. 7-8 ; comprend « Challenge to Britain » et « Le vulgarisateur local. Sa situation, son outillage, sa tâche » par H. Van der Molen.

2609.

Raymond MALÉZIEUX, « Les Chambres d’agriculture dans leur environnement professionnel et administratif »... article cité, p. 52.