Au terme de sa lettre du 14 avril exposant aux présidents des chambres départementales la teneur de la circulaire du 2 avril, Luce Prault leur demande « de vouloir bien [lui] faire connaître [leur] point de vue par un prochain courrier » 2643. Sur les 25 départements concernés, 16 répondent à cet appel, donnant leur interprétation de ce revirement ministériel ou témoignant simplement de l’effet produit par celui-ci localement. Au delà de l’alignement ou du non-alignement des chambres d’agriculture sur la position tranchée de l’APPCA, apparaissent des réactions très différentes de celles des assemblées et des réunions parisiennes, et la pluralité des voix qui s’expriment, dans une semi-confidentialité propice aux épanchements, accentue ce constat.
Les réactions allant pleinement dans le sens de l’opposition formelle de l’APPCA sont finalement peu nombreuses parmi ces lettres : le président de la chambre d’agriculture du Maine-et-Loire fait ouvertement part « de toutes les réserves qu[‘il] formule à l’encontre de la fonctionnarisation d’une entreprise jusqu’ici professionnelle et semi ministérielle, [...] point de vue [...] entièrement partagé par le Président du Groupement de Productivité et par la majorité des adhérents du Groupement au sein duquel ne manqueraient pas de se produire de nombreux remous à l’annonce d’un changement dans le mode d’application des programmes envisagés » 2644, tout comme Ferdinand Barlet, président de la chambre d’agriculture de la Creuse, membre suppléant du comité permanent général, qui refuse de donner un quelconque accord au directeur des services agricoles 2645. La réaction la plus en phase avec la consternation outrée de l’APPCA est sans doute celle de Yves Le Cozannet, président de la chambre d’agriculture des Côtes-du-Nord et député, qui fait part, sur papier à en-tête de l’Assemblée nationale, de son étonnement et de ses préventions contre une fonctionnarisation sclérosante – « à [s]on double titre de Parlementaire et de Président de la Chambre d’Agriculture des Côtes-du-Nord » 2646, il avise aussi le ministre de sa surprise et de son mécontentement, liant le revirement du ministère à la disparition de l’habile et influent Jean Achard 2647. Quant à Clodomir Arnaud, c’est en observateur extérieur qu’il s’exprime : « étant un département qui n’a pas accepté l’expérience des zones témoins et qui a eu la bonne fortune d’être épargné par cette innovation, je n’en suis que plus à l’aise, persuadé que l’ensemble de la chambre départementale me suivra pour vous dire que l’approuve la position prise par le Comité permanent et le Bureau de la Fédération des groupements de productivité agricole » 2648.
Si les protagonistes des départements où s’est implantée une zone-témoin ne sont jamais tout à fait en harmonie avec les récentes dispositions de la circulaire ministérielle – à l’exclusion de Marius Rodot, président de la chambre d’agriculture du Jura et conseiller général, pour qui, « concernant la nomination d’un agent contractuel, sous l’autorité de la DSA, il ne saurait y avoir [...] de question » 2649 – il reste que des divergences se lisent au sein de la nébuleuse des situations intermédiaires. Dans plusieurs départements, il semble que l’entente avec la DSA l’emporte, dans le cadre circonscrit de l’action locale. En Haute-Marne, si le président de la chambre d’agriculture semble exclusivement attaché à maintenir l’agent technique de la zone-témoin dans ses fonctions, sans se préoccuper trop des effets moins immédiats de la circulaire 2650, le président du groupement présente sans détours une situation locale harmonieuse qu’il voudrait voir perdurer quelles que soient les controverses parisiennes : « Si nous partageons votre opinion, à savoir : que l’Agent Technique doit être l’Homme de la Profession, il doit être rétribué par la Profession seule, nous ajouterons que notre Agent Technique collabore et sympathise étroitement avec ce Service Agricole. Nous constatons avec plaisir que la Direction des Services Agricoles de la Haute-Marne, Nous-mêmes et notre Agent Technique n’aspirent qu’à un seul but ; l’augmentation de la production de nos exploitations, et cela conformément aux désirs exprimés dans votre honorée du 24 septembre 1952. Espérant qu’au sein National, nous ne verrez que ce seul but, et avec nos remerciements... » 2651.
Dans l’Aveyron, la collaboration entre la chambre d’agriculture et la DSA est qualifiée d’intime et de fructueuse ; autour de la zone-témoin, elle allie « l’avantage d’avoir un technicien, quasi officiel et indépendant de toute coterie et de ne pas dépenser de grosses sommes pour le rétribuer », la « garantie d’efficacité et cette caution, si nécéssaires [sic] auprès des agriculteurs » que confère l’action et la présence de « la haute autorité agricole » qu’est la chambre d’agriculture : aussi le président se dit-il « sur [sic] que lorsque la Chambre de l’Aveyron, apprendra que les Services du Ministère lui ote [sic] cette activité et enlève a la Proféssion [sic] cette possibilité de faire oeuvre utile, elle regrettera cette décision inexpliquable [sic]. J’ignore, ce qui se passe ailleurs, mais pour ici, ce geste, plein de défiance envers la Chambre, sera mal interprété 2652 » 2653. En Charente-Maritime, le président de la chambre d’agriculture ne s’émeut pas des dispositions nouvelles – dans la zone-témoin de Nuaillé-d’Aunis, l’agent technique est un fonctionnaire de la DSA depuis le début –, il fait toutefois part sans équivoque de son scepticisme à l’égard de la « la rentabilité de l’essai et [de la] possibilité de l’étendre, dans le cas où il serait bénéfique, aux plus grand nombre possible des communes de notre département, [suit] cette question de rentabilité de très près, les zones-témoins exigeant d’énormes crédits, et [affirme qu’]il [lui] est difficile d’imaginer que les différents ministères voudront consentir à s’éloigner de cette manne, peut-être sans odeur mais non sans "appeal" » : pour lui, le problème majeur est celui des débouchés et « la zone-témoin n’est qu’un "à côté", qu’on le veuille ou non, le système agricole le plus perfectionné qui soit à l’heure actuelle en France est le système "betterave-blé+lait-viande" » 2654.
Ainsi nombre de réponses vont dans le sens d’une collaboration fructueuse entre public (DSA) et privé (chambres d’agriculture, syndicats et groupements). De fait cette coopération avec la DSA est très importante localement, même si les situations sont extrêmement contrastées. La cohabitation des organisations professionnelles agricoles, publiques et privées mêlées, est une des constantes dans les villes-préfectures : ainsi 21 chambres d’agriculture partagent leurs locaux avec la DSA, tandis que 15 sont implantées dans un immeuble où se côtoient FDSEA et DSA. Au total, dans plus d’un tiers des cas, la cohabitation chambre d’agriculture-DSA est effective. En 1938-1939 encore, le secrétariat administratif d’une grosse douzaine de chambres d’agriculture était assuré par le directeur des services agricoles (DSA) 2655. Dans les zones-témoins, l’agent technique est souvent un fonctionnaire de la DSA depuis le début du programme : les avantages qui en découlent en matière de rémunération sont souvent décisifs.
Certaines chambres d’agriculture exposent sans détours le poids des questions financières : se félicitant des avantages budgétaires que constitue la prise en charge de l’agent technique, le président de la chambre de Côte-d’Or admet néanmoins qu’« il est certain qu’une aide fournie, implique une diminution d’indépendance. Cependant tout est relatif, et [il croit] que la meilleure solution est une entente sans arrière pensée de part et d’autre entre la Profession et le Ministère » 2656. Dans le Queyras, la question des ressources est encore plus prégnante : « les ressources de la Zone Témoin du Queyras telles que vous les trouverez dans la feuille annexée sont tellement faibles qu’il nous est très difficile de discuter quand on nous propose de payer l’Agent Technique, sur les Crédits du Ministère. [...] Les rapports avec les Services Officiels du Ministère ont été bons jusqu’à présent et bien que je regrette la subordination totale de l’Agent Technique aux Services du Ministère 2657 , je ne vois pas personnellement de solutions à proposer » 2658. Dans l’Aude, la réponse est collective et laconique : « ainsi qu’il est dit au procès-verbal de cette session (pages 8 et 9), la Chambre d’Agriculture s’est prononcée pour la prise en charge par le Ministère de l’Agriculture du traitement des agents-techniques, étant entendu que les Chambres seront consultées pour tout ce qui concerne ces derniers » 2659. On peut également y déceler la trace d’une forme de pression exercée par les chambres d’agriculture sur leur assemblée permanente : si cette dernière veut pouvoir capitaliser des réussites au niveau local, dont le succès voulu des zones-témoins, pour asseoir son autorité parmi les organisations agricoles qui comptent à Paris, les chambres d’agriculture comptent sur l’APPCA pour faire pression sur les pouvoirs publics et permettre la revalorisation de leurs ressources financières.
D’autres acteurs locaux s’attachent à développer les raisons d’un positionnement qu’ils ne veulent pas en rupture avec celui de l’APPCA, mais qu’ils situent sur un autre plan. En Isère, l’agent technique est résolu à passer le concours de recrutement et à travailler sous la direction du DSA : le président n’y voit d’abord « que des avantages pour la Chambre d’Agriculture qui n’a plus à faire les frais qu’elle s’était imposé l’année dernière ce qui provoquait certaines réticences parmi les membres de la Chambre d’agriculture de l’Isère », mais ce qui le « surprend le plus c’est que toutes ces questions ne soient pas tranchées définitivement à Paris entre le Ministère de l’Agriculture, des Finances et le Comité Permanent, avant de lancer les zones témoins et que l’on n’assiste pas à des hésitations, des réticences, qui découragent toutes les bonnes volontés et ont un effet désastreux dans les milieux ruraux » 2660. Est-ce là une manière de tracer une frontière entre la gestion proprement parisienne et l’action locale, ses aléas et ses lourdeurs, qui seraient disjointes, frontière qui gagnerait les compétences et les espaces de décisions ?
Les altérités les plus distinctes se trouvent peut-être dans les témoignages des animateurs locaux qui abordent le « problème humain », au contraire de l’APPCA qui, nous l’avons vu, élude le propos dans ses manifestations publiques pendant tout le printemps et l’été. En ce sens, la lettre du président du groupement de productivité de la zone-témoin d’Apinac, qui est aussi membre de la chambre d’agriculture de la Loire 2661, est captivante : considérant que « la question des agents techniques est en voie de règlement par le canal de l’administration », il admet que « si cette solution permet au président du groupement d’éliminer les soucis des échéances mensuelles, elle leur enlève néanmoins toutes possibilités de choix et de discussion dans une affaire où ils sont il me semble les premiers intéressés ».
Sa position est difficile à rendre sans avoir recours à une citation intégrale : « en admettant que les présidents de groupement ne soient doués de sens psychologique théorique et qu’ils ne puissent disséquer les réactions morales et humaines de leurs administrés, ils possèdent et c’est ce qui fait leur force un sens psychologique pratique qui leur fait sentir toutes les réactions de la classe rurale (ce qui est normal puisqu’ils sont du même milieu). Faire abstraction et éliminer dans les déterminations du choix d’un agent technique des hommes qui sont le mieux à même de sentir les possibilités de réussite ou d’échec d’un sujet appelé à vivre au milieu d’eux, est non seulement une erreur mais une marque de défiance et qui est plus grave une marque d’indifférence à leurs égards. Il ne suffit pas d’émarger au budget de l’État pour posséder la science agricole infuse, il faut aussi avoir la foi en son œuvre. Or il me semble que la mise sur pied des groupements a été jusqu’à présent un critère pour les dirigeants et la profession car ils en ont été non seulement les animateurs mais aussi l’œuvre et il serait vraiment regrettable que maintenant que l’œuvre principale est sur pied on les élimine quand d’autres viennent en cueillir les fruits. Les points de friction sont déjà suffisamment nombreux entre les vues de l’administration et de la profession pour qu’on ne crée pas dans cette dernière une psychose de persécution qui serait néfaste à l’œuvre qui a si bien commencé. Il se peut très bien que les petites cervelles (nom donné à ceux qui ne sortent pas d’une grande école) n’assimilent pas les problèmes dans leur ensemble, malheureusement les grands cerveaux ne tiennent pas compte des petits problèmes pour avoir une vue d’ensemble. Voilà exposé, Monsieur le Président, dans un style peut être un peu trop direct mais où perce malgré tout l’amour de son oeuvre, les réactions d’un président de groupement » 2662.
Cette conception prenant en compte la question du recrutement dans sa dimension humaine et affective pose la question des significations hétérogènes que peuvent receler un même positionnement extérieur. Ce constat suggère aussi que les énonciations d’un même problème peuvent considérablement varier suivant que l’on s’exprime à la tribune d’un siège parisien très fréquenté, dans la tension d’une réunion ministérielle ou par le biais discret d’une lettre adressée au directeur. Les membres du bureau du groupement de productivité d’Assenoncourt, en Moselle, posent d’ailleurs en des termes plus froids et plus coupants cette même question de l’implication locale personnelle de l’agent technique, « s’étonn[ant] que ce projet ne tienne pas compte du problème humain dans la forme proposée pour le recrutement des agents techniques, estim[ant] qu’il est indispensable que celui-ci allie un profond savoir technique à une sérieuse connaissance du milieu local, car il importe tout autant pour assurer le succès de l’expérience que l’on étudie les éléments matériels et les données humaines de la région », avant de menacer de démissionner si les dispositions de la circulaire sont appliquées 2663.
De ce panel de réactions hétéroclites émergent deux questions jumelles. La surprise exprimée par Yves Le Cozannet ou par Ferdinand Barlet, immergés régulièrement dans les réunions et assemblées parisiennes, si elle n’est pas feinte, semble légèrement affectée, conditionnée par une proximité avec les instances dirigeantes qui commande un ralliement sans nuances. À l’opposé, les réactions les moins catégoriques sont celles d’hommes qui semblent plus impliqués dans le projet, par une présence vraisemblablement plus permanente dans le département, voire par un engagement direct dans la zone-témoin, comme c’est le cas pour les présidents de groupements de productivité. Comme il l’a déjà été observé, et de façon accentuée par le contraste que cela constitue avec la rigidité apparente de relations pétrifiées par le conflit au niveau national, les appartenances sont multiples et DSA, chambres d’agriculture et syndicats n’inscrivent pas systématiquement leurs rapports dans les grilles tracées à Paris. Il reste que ce ne sont que des approches allusives qu’une immersion dans le département de la Savoie permettra peut-être de préciser.
Arch. APCA, Zones-Témoins avril 1953-1955, double d’une lettre adressée par Luce Prault, directeur des services de l’APPCA, aux présidents des chambres d’agriculture des départements où il existe une zone-témoin, le 14 avril 1953.
Arch. APCA, Zones-Témoins avril 1953-1955, lettre de Pierre Rozé, président de la chambre d’agriculture du Maine-et-Loire, au président de l’APPCA, le 24 avril 1953.
Arch. APCA, Zones-Témoins avril 1953-1955, lettre de Ferdinand Barlet, président de la chambre d’agriculture de la Creuse, à Luce Prault, président [sic] de l’APPCA, le 18 avril 1953.
Arch. APCA, Zones-Témoins avril 1953-1955, lettre de Yves Le Cozannet, président de la chambre d’agriculture des Côtes-du-Nord et député des Côtes-du-Nord, au président de l’APPCA, le 18 avril 1953.
Arch. APCA, Zones-Témoins avril 1953-1955, lettre de Yves Le Cozannet, président de la chambre d’agriculture des Côtes-du-Nord et député des Côtes-du-Nord, au ministre de l’Agriculture, le 18 avril 1953.
Arch. APCA, Zones-Témoins avril 1953-1955, lettre de Clodomir Arnaud, président de la chambre d’agriculture des Deux-Sèvres, au président de l’APPCA, le 5 mai 1953.
Arch. APCA, Zones-Témoins avril 1953-1955, lettre de Marius Rodot, président de la chambre d’agriculture du Jura, à Luce Prault, le 17 avril 1953.
Arch. APCA, Zones-Témoins avril 1953-1955, lettre de Jules Perrot, président de la chambre d’agriculture de la Haute-Marne, au président de l’APPCA, avril 1953.
Arch. APCA, Zones-Témoins avril 1953-1955, lettre de Lucien Notat, président du groupement de productivité du Bassigny (Bassoncourt, Choiseul, Lénizeul), au président des groupements de productivité, le 23 avril 1953.
souligné par le lecteur qui ajoute en mention marginale : « qu’en pense M r Robert Laurens ? », faisant allusion à un membre de la chambre d’agriculture de l’Aveyron
Arch. APCA, Zones-Témoins avril 1953-1955, lettre de Henry Magne, président de la chambre d’agriculture de l’Aveyron, au président de l’APPCA, le 17 avril 1953.
Arch. APCA, Zones-Témoins avril 1953-1955, lettre de André Bégouin, président de la chambre d’agriculture de la Charente-Maritime, au président de l’APPCA, le 20 avril 1953.
Arch. APPCA, Répertoire des chambres d’agriculture établi par Luce Prault, secrétaire de l’APPCA, 1938-1940.
Arch. APCA, Zones-Témoins avril 1953-1955, lettre de Georges Mongenet, président du groupement de productivité agricole de la Région de Baigneux-les-Juifs, en Côte-d’Or, à Luce Prault, secrétaire de la Fédération des groupements de productivité agricole, le 22 avril 1953.
Souligné par le lecteur
Arch. APCA, Zones-Témoins avril 1953-1955, lettre de Alexis Césary, président de l’Association pour l’évolution agricole du Queyras, à Luce Prault, directeur des services de l’APPCA, le 28 avril 1953.
Arch. APCA, Zones-Témoins avril 1953-1955, lettre de Jean Amiel, secrétaire administratif de la chambre d’agriculture de l’Aude, à Luce Prault, le 13 mai 1953.
Arch. APCA, Zones-Témoins avril 1953-1955, lettre de Gustave Ramel, président de la chambre d’agriculture de l’Isère, au directeur des services de l’APPCA, le 16 avril 1953.
Annuaire APCA 1955, p. 62.
Arch. APCA, Zones-Témoins avril 1953-1955, lettre de Pierre Chouvellon, président du groupement de productivité agricole d’Apinac, dans la Loire, au président de l’APPCA, le 17 avril 1953.
Arch. APCA, Zones-Témoins avril 1953-1955, extrait du compte rendu du bureau du groupement de productivité d’Assenoncourt, en Moselle, à l’APPCA, le 18 avril 1953.