Stratégies et adaptation en Savoie

Deux lettres parviennent de la Savoie au 11bis rue Scribe en réaction à la circulaire du 2 avril et à ses ondes de choc parisiennes. Le président de la chambre d’agriculture de la Savoie, Pierre Millon, élu en 1952 au suffrage universel, président de la Mutualité sociale agricole de la Savoie et administrateur de la Fédération nationale de la Mutualité agricole 2664, fait part de sa « vive stupéfaction » avant de donner son interprétation, globale – « les Chambres d’Agriculture ne sauraient accepter que soient mises à exécution des instructions qui porteraient atteinte aux prérogatives de nos Assemblées et ouvriraient la porte à l’étatisation de nos Compagnies ». Puis il analyse la situation locale : « j’ai le devoir de vous faire connaître que notre Chambre d’Agriculture est fermement hostile à de telles mesures et, qu’elle ne saurait transiger sur une question qui met en cause les principes auxquels elle est résolument attachée. C’est pourquoi, nous nous permettons de demander au Comité Permanent de l’APPCA de se montrer extrêmement vigilant, de s’opposer à l’application des mesures envisagées et, de provoquer, si besoin en était, une session extraordinaire de l’Assemblée Permanente. Il est certain, que si les mesures annoncées étaient appliquées, nous serions appelés, en ce qui concerne notre Chambre Départementale, à réviser notre position eu égard à la "Zone Témoin" existant en le Département de la Savoie » 2665.

Moins laconique, la réponse d’Edmond Petit-Roulet, président du Groupement de productivité de Bellecombe-en-Bauges, s’attarde certes sur la question de principe qui réside dans les atermoiements nationaux, qu’il assimile à « une rupture du contrat moral » passé au moment de la création de la zone-témoin et à une menace d’étatisation. Cependant, ce sont les corollaires locaux d’une question de statut traitée abstraitement au niveau national qui retiennent son attention : pour lui, « un agent contractuel, c’est à dire sans sécurité et mal payé, sera rarement quelqu’un de valeur », qui ne pourra remplacer l’agent technique de la zone-témoin qui est son « avocat auprès de l’Administration, pour faire comprendre à cette dernière [les] problèmes, qu’elle est souvent trop loin pour apprécier sainement » 2666. La session de mai 1953 n’élude pas ce problème : après un exposé de Gilbert Delaunay sur l’avancée des réalisations dans la zone-témoin, le président du groupement en souligne la portée, soutenant que « seuls, Monsieur Delaunay et [lui]-même [sont] à même de l’apprécier réellement ». Tout en réaffirmant que « le départ de l’Agent Technique signifierait l’agonie du groupement », il dévoile la primauté qu’il accorde à la réussite d’un projet qui a mobilisé des investissements locaux nombreux et irréversibles, sur la question de principe débattue à Paris.

La nécessité de cette réussite, commandée également par le besoin de déjouer les scepticismes villageois 2667 est impérieuse pour Edmond Petit-Roulet : « même si le Ministre de l’Agriculture doit abandonner les ZT, il apparaît indispensable que nous continuions notre action à Bellecombe. Certes, nous n’aurons plus de subventions mais l’action technique de la Chambre d’Agriculture et des Services Départementaux est encore susceptible de faire progresser le "Village" et, d’en faire un "Témoin", sans doute plus lentement mais les progrès du "Village" dus davantage à la technique qu’aux capitaux extérieurs ne seront-ils pas plus probants auprès des autres cultivateurs ? Quelles que soient donc les décisions qui peuvent venir de Paris, je crois que si nous le voulons tous ici, nous sommes assez forts pour que Bellecombe soit le témoin que nous souhaitions au départ. Pour ma part, malgré les charges que cela implique, je suis prêt à poursuivre la tâche et j’espère que nous continuerons à trouver sur le plan départemental tous les appuis et davantage encore même si possible » 2668.

Toujours lors de la session de mai 1953, devant les membres de la chambre d’agriculture unanimes pour demander le maintien de l’agent technique dans ses fonctions d’agent dépendant de la chambre d’agriculture, Henri Bardet, directeur des services agricoles (DSA) en Savoie dès avant 1927, ayant une formation d’ingénieur agricole 2669, faisant à son tour un exposé sur la situation des zones-témoins, conclut en déclarant « que si chacun continue à y mettre du sien, les espoirs les plus encourageants peuvent être permis et, quant à lui, il souhaite voir se développer encore la collaboration existante entre la Chambre Départementale et ses services » 2670. Il fait part sans plus de détour au ministre de ce que, pendant l’élaboration des programmes 1953-1954, « aucune divergence de vues ne s’est manifestée au cours de cette étude entre toutes les personnalités ou groupements qui préparent l’élaboration de ce programme d’action » 2671. Le témoignage récent de Gilbert Delaunay, alors agent technique de la zone-témoin, donne une autre épaisseur à cette harmonie : « à l’époque, en [19]52, y avait là un DSA relativement âgé qui était déjà un petit peu sur le..., disons qui ne souhaitait pas les querelles vous voyez, donc qui a accepté tout en se disant "comment ça va se passer" etc., qui par ailleurs avait une très grande expérience alors de la montagne, des alpages, je voudrais bien, j’aurais bien voulu avoir, la même expérience qu’il avait là lui ; mais craintif, bon, et puis en plus il se trouvait qu’ici y avait un dirigeant qui a ensuite été mon président de chambre d’agriculture à partir de [19]59, qui s’appelait Lucien Biset qui était un leader incontesté pendant très longtemps, ici, au niveau national, alors bon il était pas question pour le DSA... » 2672. Deux éléments procédant strictement des configurations locales tendent donc à expliquer la position en retrait du DSA : ils s’annulent toutefois presque puisqu’il apparaît difficile de départager ce qui ressort d’une répartition tacite des rôles entre deux hommes incarnant deux générations 2673 que la mission à entreprendre dans la zone-témoin justifie et facilite, ou de l’autorité omnipotente d’un Lucien Biset pourtant peu présent dans les débats.

Dès la réception de la circulaire du 27 août 1953, Gilbert Delaunay sollicite son agrément pour devenir agent de vulgarisation, avec l’avis très favorable du DSA et de Pierre Millon 2674. Edmond Petit-Roulet se dit satisfait « de voir qu’il est admis que la Chambre d’Agriculture paiera elle-même les Agents Techniques », tout en considérant qu’il s’agit « d’une concession plus apparente que réelle, puisque la Chambre d’Agriculture n’est pas partie contractante, mais simplement organisme payeur » 2675. Devant les membres de la chambre d’agriculture, il annonce que « la confusion règne encore : examen, stage, contrat, rien n’est clair, alors que tout pourrait l’être, avec un peu plus de bonne volonté et surtout en laissant au Groupement un peu plus la parole » 2676. De sa part comme de celle des membres de la chambre et du DSA, il s’agit avant tout de « ne pas compromettre les progrès réalisés » 2677 : on assiste surtout à la mise en œuvre de stratégies d’adaptation à des structures en mutation, pour servir une cause dont la souplesse est moindre et l’urgence toujours réaffirmée. Tandis que l’APPCA, désormais conquise sans concession par le revirement ministériel, rassure Edmond Petit-Roulet sur les inquiétudes qu’il formule vis-à-vis des dispositions de la circulaire du 27 août, il semble qu’une alternative germe au sein de la chambre d’agriculture. À la fin du mois d’octobre, le responsable des services administratifs de la CGA, à Chambéry, dont les locaux accueillent la chambre d’agriculture depuis 1949, s’adresse à Luce Prault, pour se voir « indiquer quelles sont les Chambres d’Agriculture qui ont engagé des Techniciens Agricoles (Ingénieurs), pour leurs services propres, à l’exclusion des Agents-Techniques des Zones-Témoins » 2678. La transition vers la nomination d’un conseiller technique afférent à la chambre d’agriculture se fait doucement : le 9 décembre 1953, « compte tenu des prérogatives de la Chambre d’Agriculture, en matière de vulgarisation, Monsieur le Président expose à l’Assemblée qu’il est indispensable d’avoir à son service un Conseiller Technique. Ce rôle [étant] présentement assuré par Monsieur Delaunay, Agent-Technique du "Village-Témoin", lorsque ce dernier cessera, l’Agent-Technique devra rester le Conseiller Technique de la Chambre » ; mise aux voix, la proposition est adoptée à l’unanimité moins une voix 2679.

Comme l’exprime le président du groupement de Bellecombe-en-Bauges, « de toute manière, même si la "Zone-Témoin" doit se réduire à un Centre d’Études Techniques Agricoles, [le groupement est] un noyau décidé à continuer l’action entreprise et à témoigner aussi bien que la zone-témoin proprement dite » 2680. La chambre d’agriculture se doit de composer plus subtilement : soutenir les positions prises au niveau national ne peut constituer une politique, et quelques mois sont nécessaires pour aboutir à la solution, inaugurée notamment par le département de la Somme 2681, d’un conseiller technique à demeure, dont la mission est explicitement celle de vulgarisateur-coordinateur, puisqu’il est supposé à la fois « diffuser le témoignage de la zone-témoin par le moyen de réunions, groupes d’études, contacts personnels, etc. », intervenir dans les CETA et auprès des agriculteurs isolés, et enfin « aider la Chambre d’Agriculture dans son travail technique : réponse aux questionnaires etc. » 2682.

Cette microscopique crise dévoile donc la rigidité forcée de l’institution au niveau national, qui défend vigoureusement une position encore peu assurée. Dans la discordance entre les réactions de l’APPCA et des acteurs locaux, on est tenté de lire le reflet de l’écart qui existe entre les membres des chambres d’agriculture, comme un vaste groupe, et le cercle restreint de leurs présidents réunis au sein de l’APPCA. Plus âgés que l’ensemble des membres des chambres 2683, les présidents sont également nettement plus anciens dans l’institution et portent collectivement la mémoire des pratiques de celle-ci durant les années 1930. Plus majoritairement anciens corporatistes 2684, plus impliqués dans la vie des organisations agricoles forgées à partir de la Libération, du département à Paris, comptant dans leurs rangs sept à huit fois plus d’élus à un mandat politique national que les membres qui les ont désignés, les présidents de chambre d’agriculture présentent un profil très différent de celui de leurs interlocuteurs locaux, membres de la chambre d’agriculture ou pas. Pour ces derniers, l’engagement dans les zones-témoins est tel que l’impérieuse nécessité de démontrer la valeur de l’exemple, au niveau cultural et technique, mais aussi au niveau de l’efficacité d’un mode d’organisation, justifie de faire peu de cas des perturbations déclenchées à Paris. Si le cas savoyard permet d’approcher des stratégies d’adaptation locales, qui contournant les dispositions prises à Paris, se conjuguent avec une approbation sans faille des positions du bureau de l’APPCA. Cette configuration se retrouvera d’ailleurs fréquemment, sous des atours légèrement changés.

Notes
2664.

Annuaire APCA 1955, p. 93.

2665.

Arch. APCA, Zones-Témoins avril 1953-1955, lettre de Pierre Millon, président de la chambre d’agriculture de la Savoie, au président de l’APPCA, le 21 avril 1953.

2666.

Arch. APCA, Zones-Témoins avril 1953-1955, lettre de Edmond Petit-Roulet, président du groupement de productivité de Bellecombe-en-Bauges, à la FNGPA, le 20 avril 1953.

2667.

Entretien avec Gilbert Delaunay, directeur honoraire de la chambre d’agriculture de la Savoie, mardi 25 mars 2003.

2668.

Arch. CA Savoie, Procès-verbaux de sessions 1952-1955, procès-verbal de la session du 22 mai 1953, exposé de Monsieur Petit-Roulet.

2669.

Annuaire des ingénieurs agricoles1935, p. 246.

2670.

Arch. CA Savoie, Procès-verbaux de sessions 1952-1955, procès-verbal de la session du 22 mai 1953, exposé de M. Bardet, DSA de la Savoie.

2671.

Arch. dép. Savoie, M 3947 Aide technique et financière de productivité 1952-1957, double d’une lettre du DSA de la Savoie, au ministre de l’Agriculture, le 30 mai 1953.

2672.

Entretien avec Gilbert Delaunay, directeur honoraire de la chambre d’agriculture de la Savoie, mardi 25 mars 2003.

2673.

Lucien Biset est âgé d’une quarantaine d’années en 1953, tandis que le DSA Henri Bardet atteint vraisemblablement la soixantaine – il est issu de la promotion 1910 de l’École nationale d’agriculture de Grignon. Annuaire des ingénieurs agricoles1935, p. 246.

2674.

Arch. dép. Savoie, M 3947 Aide technique et financière de productivité 1952-1957, double d’une lettre adressée par Gilbert Delaunay, au ministre de l’Agriculture, le 5 septembre 1953.

2675.

Arch. APCA, Divers départements Bas-Rhin à Haute-Savoie 1949-1965, lettre de Edmond Petit-Roulet, président du groupement de productivité de Bellecombe-en-Bauges, au président de la Fédération nationale des groupements de productivité agricole, le 9 septembre 1953.

2676.

Arch. CA Savoie, Procès-verbaux des réunions de bureau 1952-1978, Procès-verbal de la réunion du bureau du 30 septembre 1953.

2677.

Ibidem.

2678.

Arch. APCA, CA Savoie Haute-Savoie 1949-1965, lettre du responsable des services de la CGA de la Savoie, par ordre du président, au directeur de l’APPCA, le 29 octobre 1953.

2679.

Arch. CA Savoie, Procès-verbaux de sessions 1952-1955, procès-verbal de la session du 9 décembre 1953.

2680.

Arch. CA Savoie, Procès-verbaux des réunions de bureau 1952-1978, Procès-verbal de la réunion du bureau du 30 septembre 1953.

2681.

Notons que suivant ses dires, Gilbert Delaunay faisait partie de la même promotion que Jean-Pierre Réal, premier conseiller technique de la Somme, à l’Institut agricole de Toulouse.

2682.

Arch. CA Savoie, Procès-verbaux des réunions de bureau 1952-1978, Note « Le conseiller agricole et la vulgarisation dans l’agriculture », [sans date, vraisemblablement 1954].

2683.

D’après les données collectées, incomplètes, la moyenne d’âge des membres, avoisinant 50 ans, serait donc inférieure de sept à huit ans à celle des présidents.

2684.

483 des 1962 membres de chambre de 1952 ont appartenu à l’URCA de leur département, soit 24 %, contre 50 des 90 présidents, soit 55 %.