Troisième partie : Nouveaux rôles, nouvelles notabilités ? 1960-1974

Disons-le d’emblée : notre lecture des évolutions de la période 1960-1974 ne sera pas focalisée sur la convergence du gaullisme et d’un certain syndicalisme agricole. Non que nous récusions la validité de cette analyse qui, à plein 3304 ou en creux 3305, est très structurante. Il ne s’agira donc pas d’une chronique des changements et des rapprochements politiques des années 1960, dans laquelle l’APPCA serait souvent absente, mais bien d’une tentative de lecture de la situation du point de vue de l’assemblée permanente et des chambres d’agriculture, afin de comprendre comment leur situation a alors évolué, entre crispations et adaptations, en jouant sur les variations d’échelles dans l’analyse. Pour autant, le contexte politique n’est pas oublié, au contraire.

Les débuts de la Cinquième République sont riches en évènements susceptibles de rendre très difficiles les relations entre l’APPCA et les représentants du gouvernement. Le putsch d'Alger mené par l'armée et la crise du 13 mai 1958 ont entraîné le retour au pouvoir du général de Gaulle. Jusqu’en 1962, voire au-delà, l’« hypothèque algérienne » 3306 pèse sur l’ensemble de la vie politique. La proximité des présidents de chambres d’agriculture avec des Indépendants, partisans de l’Algérie française, soudés dans le Rassemblement pour l’Algérie française créé en septembre 1959, au lendemain du discours de de Gaulle sur l’autodétermination, ne facilite pas, et c’est un doux euphémisme, les relations de l’APPCA avec le Gouvernement – le fait que coïncident, en janvier 1960, la semaine des baricades d’Alger et les violentes manifestations d’agriculteurs, n’est pas fortuit. Les trajectoires des dirigeants de l’assemblée permanente, majoritairement issus de la Corporation paysanne, du côté des chefs zélés de celle-ci, et très peu présents dans les rangs de la Résistance, compliquent encore le dialogue avec l’équipe choisie par de Gaulle. En septembre 1958, de Gaulle a confié à un comité d’experts présidé par Jacques Rueff, « théoricien du libératisme et ancien conseiller de Raymond Poincaré » 3307, la tâche de proposer des mesures économiques visant à comprimer le budget de l’État, à stabiliser le franc et à libéraliser les échanges : le diagnostic que fait le rapport de la situation agricole et des moyens d’y remédier scandalisent une grande partie des dirigeants agricoles, déjà ulcérés par la suppression de l’indexation des prix agricoles, décidée en décembre 1958.

Les nouvelles institutions et surtout les nouvelles pratiques qui entourent celles-ci conduisent à de profondes déstabilisations de la vie politique. L’épisode de mars 1960 3308 « pointe l’impuissance de l’assemblée nationale à obtenir sa propre consultation ». L’usage des pouvoirs spéciaux – notamment la tendance à légiférer par ordonnances – voire des pouvoirs exceptionnels, dans le contexte chahuté de la guerre d’Algérie, et la pratique des référendums, font que « le Parlement cesse d’être le lieu où se décide la politique nationale, et [que] les élus se trouvent marginalisés par le dialogue direct que le chef de l’État entretient avec la population » 3309. Ainsi, on voit combien la concertation qui s’instaure entre le ministre Pisani et les représentants du CNJA, au début des années 1960, s’inscrit dans une tendance générale. La redéfinition des lieux de pouvoirs découle également de la régionalisation : à partir de 1964, la création des institutions régionales et la mise en œuvre de la régionalisation du Ve plan (1964-1968) provoquent de considérables changements que Pierre Grémion a analysé en termes de notabilités et d’adaptations 3310.

La construction européenne, depuis la signature du traité de Rome, en mars 1957, se fait par la mise en place de politiques communes : celle de l’agriculture, à côté de la réalisation de l’union douanière et du marché commun des transports, constitue un test pour la Commission dans sa capacité à organiser une politique commune. L’organisation de la conférence de Stresa, en juillet 1958, répond à une demande de la France et fixe les grands principes de la future politique agricole des Six : unicité des marchés, préférence communautaire et solidarité financière. Le premier « marathon » agricole européen aboutit le 14 janvier 1962, et le Conseil des ministres arrête les propositions de la Commission, à savoir, l'organisation de six marchés agricoles communs (céréales, porcs, œufs, volaille, fruits et légumes et vin), la mise en place des règles de concurrence, et l'établissement d'un calendrier pour les produits laitiers, la viande de bœuf, le sucre et les autres mesures facilitant les échanges intra-communautaires. Est créé le Fonds européen d'orientation et de garantie agricole (FEOGA), pour financer le fonctionnement de la Politique agricole commune (PAC), dans le sens d’une garantie des prix et d’une orientation des actions structurelles. Les débuts de la PAC sont difficiles : les oppositions suscitées par l’élaboration d’un marché commun du blé retardent son entrée en vigueur jusqu’en 1967, et la réforme engagée à la fin des années 1960 déstabilisent les organisations professionnelles agricoles. Car désormais, le déplacement des centres de décision est acté : c’est à Bruxelles que se jouent les enjeux majeurs de la politique économique agricole et cela n’est pas sans avoir un impact sur une institution comme l’APPCA.

Après 1962 et l’effondrement du Centre national des indépendants qui « n’est plus qu’une force d’appoint dont le rôle historique semble achevé » 3311, après la présidentielle de 1965, avec l’usure de la « République gaullienne » et mai 1968, puis dans le dialogue avec Georges Pompidou, d’abord premier ministre puis successeur de de Gaulle à la présidence de la République, les conditions d’un rapprochement de l’APPCA avec les héritiers gaullistes n’étaient pas toutes réunies : c’est pourtant au cours de cette période que les prérogatives des chambres d’agriculture se sont étoffées et stabilisées, notamment et surtout par la définition de leur rôle dans la cogestion du développement agricole. C’est par une voie sinueuse et détournée que ce cheminement sera étudié. Décrire les chambres d’agriculture et leur assemblée permanente en 1959-1960 permet de mieux évaluer l’ampleur et la signification sociale du conservatisme de l’APPCA. On ne s’attend pas à trouver cette dernière dans une histoire brassant les mots des « jeunes agriculteurs » du début des années 1960 : parité, exploitation « à 2 UTH » et viabilité sont pourtant au programme de l’APPCA de 1960-1962, dans une singulière, surprenante et significative instrumentalisation des concepts qui dévoile sa capacité à transformer la question posée, les attentes des pouvoirs publics et celles des chambres d’agriculture dont elle est censée porter la parole. Une analyse renouvelée des élections de 1964 révèle une collective réaction agrarienne, face aux petites avancées du MODEF et à la déstabilisation relative que provoque la progression des militants et ex-militants du CNJA. Dès lors, l’évolution des missions confiées aux chambres d’agriculture et, partant, celui de l’AP(P)CA des années 1964 à 1974 doit-il se comprendre comme le résultat d’une convergence en forme de compromis avec les gaullistes modernisateurs, ou comme celui d’une volonté sans cesse réaffirmée de continuer d’exister dans le paysage politique et professionnel ?

Notes
3304.

Bernard BRUNETEAU, Les paysans dans l’État… ouvrage cité.

3305.

Fabien CONORD, Rendez-vous manqués : la gauche non communiste et la modernisation des campagnes françaises, ouvrage cité.

3306.

Serge BERSTEIN, La France de l’expansion, Tome 1 : La République gaullienne, 1958-1969, Nouvelle histoire de la France contemporaine, Paris, Éditions du Seuil, 1989, 379 p, p. 45.

3307.

Ibidem, p. 149.

3308.

« En mars 1960, devant les demandes insistantes des organisations agricoles affrontées à une difficile crise d’adaptation, la majorité des députés, s’appuyant sur l’article 29 de la Constitution ("Le Parlement est réuni en session extraordinaire […] à la demande de la majorité des membres composant l’Assemblée nationale"), demande la convocation du Parlement en session extraordinaire pour discuter des problèmes agricoles. À cette demande, transmise par le président de l’Assemblée nationale, le chef de l’État répond, le 18 mars, par une fin de non-recevoir en se fondant sur l’article 30 de la Constitution dont nul ne songeait qu’on pouvait l’opposer à l’article 29 ("les sessions extraordinaires sont ouvertes et closes par décret du président de la République ». Serge BERSTEIN, La France de l’expansion, ouvrage cité, p. 92.

3309.

Ibidem, p. 93.

3310.

« La réforme régionale de 1964 contenait en germe une modification des relations sociales existant entre le centre et la périphérie en introduisant un degré de liberté interstitielle dans la pyramide administrative classique. Comment les acteurs locaux allaient-ils s’emparer de cette possibilité d’action et dans quelle mesure et dans quel sens cette rétro-action (ou feedback) de la périphérie rejaillirait-elle sur la définition du contenu de l’expérience régionale ? L’observation des moyens par lesquels les acteurs locaux pouvaient peser dans l’accomplissement ou au contraire la limitation des objectifs du centre introduisant directement à une analyse des rapports entre pouvoir local et pouvoir central. ». Pierre GRÉMION, Le pouvoir périphérique…, ouvrage cité, p. 35.

3311.

Serge BERSTEIN, La France de l’expansion, ouvrage cité, p. 131.