Des présidents unanimement mécontents ?

Les élections ont lieu finalement en mai 1959. Sur les 2022 membres élus, 770, soit plus d’un tiers, viennent de l’être 3318. Dans toutes les chambres d’agriculture, on compte de nouveaux membres : dans 63 chambres, ces derniers représentent un quart à la moitié de l’assemblée, dans une dizaine, 10 à 24 % des élus et dans 17 chambres, plus de la moitié des membres. 69 présidents se maintiennent à la tête de leur chambre. Ils ont en moyenne 59 ans. 21 nouveaux présidents sont élus, qui affichent un âge moyen de 51 ans. Après la « refondation » de 1952, le renouvellement partiel de 1955 laissait penser que l’on avait renoué avec le fonctionnement de l’entre-deux-guerres, soit celui d’une relative permanence, avec des renouvellements partiels n’occasionnant l’arrivée que de 10 à 25 % de nouveaux élus à chaque fois. Les résultats des élections générales de 1959 montrent d’emblée qu’il n’en est rien : au-delà de l’appréciation quantitative, l’analyse de la composition du groupe des nouveaux membres, en regard de celui des sortants, et parallèlement à l’examen de la composition propre de l’APPCA, de ses présidents notamment, doit permettre d’éclairer à la fois les débats internes à l’APPCA et la position de celle-ci au tournant des années 1960, dans l’ensemble des mutations politiques agricoles.

Le cas du département du Cher est extrême. Avant les élections de 1959, la chambre compte quinze membres, âgé de 50 à 73 ans – la moyenne d’âge avoisine 58 ans –, tous élus pour la première fois en 1952, sauf un qui est entré à la chambre en 1930. Aucun n’est réélu en 1959. Les nouveaux membres, élus sur une « liste dite "poujadiste" » 3319, ont en moyenne 42 ans, le plus jeune ayant 34 ans et le plus âgé 53. Parmi les sortants, on comptait cinq anciens membres de l’URCA du département, en 1942 ou en 1944. Le président de la chambre d’agriculture était Charles Durand, conseiller de la République indépendant de 1952 à 1959, inscrit au Centre républicain d’action rurale et sociale (CRARS), qui vient d’être élu sénateur, le 26 avril 1959. À l’opposé, dans le département des Landes, 18 des vingt membres de la chambre d’agriculture, âgés en moyenne de 56 ans, sont réélus. Dans le Rhône, onze des quatorze membres sont réélus, et sept nouveaux membres font leur entrée dans l’institution.

Lors de la session de l’APPCA de juin 1959, les modifications apportées au régime électoral des chambres d’agriculture sont évoquées par René Blondelle, président sortant : « je ne m’étendrai pas sur cette formule d’élection. Je pense qu’il suffit de constater que l’expérience l’a condamnée. Je pense que les réactions des électeurs sont telles que nous avons une mission, c’est d’essayer de revenir sur cette forme de consultation électorale qui en quelque sorte n’a donné satisfaction à personne, pas plus aux élus qu’aux électeurs… (applaudissements) » 3320. Lors de la séance du 1er juillet, Luce Prault revient sur cette question, ayant « constaté d’après les réactions provoquées par le discours du Président que l’assemblée permanente ne souhaitait pas le maintien du régime dont on vient de faire l’expérience ». Selon le directeur général des services de l’APPCA, « la critique essentielle faite au système actuel porte sur le renouvellement total dans chaque département : l’assemblée permanente comme les chambres d’agriculture a toujours souhaité des renouvellements partiels qui maintiennent la continuité ». Il pose avec rigueur le cadre des exigences de l’APPCA à ce propos : retour au scrutin par arrondissement ou circonscription, au moins pour le collège des exploitants, répartition des groupements professionnels agricoles élisant des délégués par types d’organisations différentes, au sein desquelles le syndicalisme aurait la prééminence, retour au panachage et possibilité de candidatures individuelles.

Parmi les présidents et suppléants-délégués des chambres d’agriculture présents, l’unanimité est loin de se faire cependant. Albert Genin, président de la chambre d’agriculture et de la FDSEA de l’Isère 3321, « n’est pas persuadé de l’excellence du cadre de l’arrondissement, [considérant qu’] aujourd’hui, les agriculteurs et leur dirigeants circulent facilement [et qu’] il serait grave de faire croire à l’opinion que les paysans ne connaissent pas leurs dirigeants départementaux et ne peuvent pas voir au-delà de leur canton au moment où l’on fait la communauté européenne » 3322. Surtout, un débat s’instaure entre lui et Jean Deshors sur la part faite à la représentation des Associations agricoles. Le premier, qui est également secrétaire-général de la FNSEA, estime qu’il faudrait leur accorder plus de sièges, dans une logique de prime à l’effort d’organisation. Le second, président de la chambre d’agriculture de la Haute-Loire, délégué cantonal de la FDSEA 3323, conseiller général du canton de Saint-Paulien, député inscrit au groupe paysan de l’assemblée nationale de 1945 à 1956, élu à nouveau en novembre 1958, inscrit au groupe des Indépendants et paysans d’action sociale (IPAS), s’oppose avec vigueur à son homologue, estimant que « les membres des Associations votent une première fois au suffrage universel et [que] les sièges attribués aux organisations constituent un supplément, [et donc qu’]aller plus loin serait contraire à la démocratie » 3324. On peut facilement déceler, derrière la question de principe, des antagonismes dus aux trajectoires très variées des présidents. Alors qu’Albert Genin fait partie des élus des groupements agricoles, vraisemblablement depuis sa première élection à la chambre en 1952, Jean Deshors a été élu à chaque fois sur la liste des candidats présentée au vote des agriculteurs électeurs de la circonscription de Blanzac. 36 % des présidents de chambre d’agriculture en fonctions en 1959 ont été élus cette année-là par les délégués des Associations et syndicats agricoles, alors que le nombre de ces élus n’excède pas 20 % de l’ensemble des membres des chambres d’agriculture. Plus, il apparaît que dès leur première élection en tant que membres de la chambre d’agriculture, ceux qui sont présidents en 1959 ont été, dans une proportion plus grande que dans l’ensemble de l’effectif, élus au scrutin des Associations et des syndicats : 30 % des présidents sont dans ce cas contre 20 % des membres 3325. Ainsi s’affronteraient deux logiques, l’une de renforcement des positions du syndicalisme et des plus importantes organisations agricoles par l’élection de leurs dirigeants dans les chambres d’agriculture notamment, l’autre de maillage du système politico-administratif local.

Le débat laisse accroire que l’intérêt à se présenter devant les électeurs individuels ne serait pas le même pour les dirigeants agricoles suivant qu’ils sont absents ou non du jeu politique local et supra-local. Or sur 33 présidents élus au suffrage des organisations, on compte quatre sénateurs et un député : c’est seulement un député de moins que parmi le groupe des présidents élus au suffrage universel. La diversité des parcours explique sans doute le caractère complexe et imprévu des prises de position des présidents de chambre d’agriculture. Le lien au système politico-administratif local serait-il à chercher dans les ambitions des élus aux chambres d’agriculture ? Certains miseraient-ils sur les élections professionnelles pour se faire connaître d’une partie des électeurs, avant de se présenter aux élections législatives ? René de Tocqueville, président de la chambre d’agriculture de la Manche, administrateur de la FDSEA de ce département où il est également président de la coopérative laitière de Tocqueville, commune dont il est le maire 3326, prône sans le dire le retour au système antérieur, tout en s’opposant au blocage des listes afin de ne pas risquer de « politiser les élections ». Il réfute l’argument d’Albert Genin en faveur de l’augmentation des élus au suffrage des groupements agricoles, arguant que « les candidats proposés au suffrage universel sont le plus souvent désignés par les organisations ». Ainsi il s’agirait moins de discuter l’importance de liens déjà très forts avec le syndicalisme agricole, que de ménager les électeurs. Les négociations qui président à l’établissement des listes relèvent, pour Gustave Sicot, d’une « question d’honnêteté ». L’idée selon laquelle « la présence de nombreux représentants d’autres organisations dans les chambres d’agriculture faciliterait la coordination souhaitée par le président de l’assemblée permanente » semble assez partagée : seul Albert Genin, en porte-parole de la FNSEA, milite pour une modification qui serait entérinée dans la loi du nombre de sièges accordés aux élus des organisations, mais il admet que « ce qu’il veut c’est que le parlement et le gouvernement reconnaissent officiellement l’importance des organisations agricoles ». Les présidents de chambre d’agriculture défendent le principe du panachage, parce que « les électeurs y sont attachés », mais « sans être convaincu[s] de ses vertus ».

Ils se retrouvent encore unanimes, ou presque, pour déplorer l’obligation de représenter les « catégories sociales » : derrière cette mauvaise humeur, se cache à peine une profonde et collective hostilité à « la représentation des salariés dans les chambres d’agriculture », sous-entendant que parmi eux « il est souvent difficile de trouver des hommes capables de siéger dans une assemblée » 3327, selon les termes du président de la chambre d’agriculture de la Somme, Augustin de Villeneuve-Bargemont, ou opposant l’argument de l’absence des salariés dans les chambres de commerce, comme le fait Georges Chedru, suppléant-délégué de la chambre de Seine-Maritime, conseiller général et président du Syndicat national des liniculteurs-teilleurs 3328.

Les desiderata les plus récurrents concernent le retour au scrutin d’arrondissement, demandé par la majorité des présidents et suppléants délégués qui s’expriment en ce 1er juillet. Il n’y a guère qu’Albert Genin qui le considère comme un « scrutin de facilité qui au lieu d’élever les vues de l’électeur, le maintient au niveau de sa circonscription ou de sa production ». Le président de la chambre d’agriculture de la Somme le contredit en soutenant qu’il « ne croit pas que le scrutin départemental fasse disparaître les préoccupations de clocher », balayant d’un revers de main la question de la représentativité des assemblées départementales, feignant d’ignorer les allusions d’Albert Genin au clientélisme possiblement à l’œuvre lors des élections, professionnelles comme législatives, d’autant plus qu’elles se déroulent dans le cadre des mêmes circonscriptions. Surtout, comme l’exprime sans détour Hugues de Kerret, « le scrutin d’arrondissement est le seul qui évite le renouvellement total d’une chambre ». Il semble plus sûrement que ce soit la rupture avec ce que l’on nomme la « continuité » au sein de l’institution, qui affole l’APCA au lendemain de ces fâcheuses élections. À moins de considérer que les velléités de conservatisme et d’immobilisme sont inhérentes à l’institution, il est indispensable de tenter une analyse en profondeur de la situation en 1959. Quels sont ceux qui ont été réélus ? Quels sont les sortants qui ont été écartés de l’institution ? Qui sont ces nombreux nouveaux élus qui font leur entrée dans les chambres d’agriculture ? Quels présidents se maintiennent et lesquels sont destitués ? En quoi les présidents sont-ils représentatifs de l’ensemble des membres des chambres d’agriculture ? Les distorsions de représentativité et l’écart entre membres et présidents a-t-il tendance à se rétrécir ou se creuse-t-il ? Qu’en est-il des instances dirigeantes de l’APPCA ? À partir de toutes ces observations, quels constats immédiats et quelles prévisions pour les années à venir peut-on faire, en fonction des évolutions politiques, sociales et économiques ?

Notes
3318.

Voir Annexes. Dossier n° 12, tableau 1 et graphique 1 et 2.

3319.

Paul M. BOUJU, Les élections aux Chambres d’agriculture en 1964…, ouvrage cité, f° 32.. En 1964, le préfet du département évoque tantôt une « une liste d’obédience poujadiste » tantôt une « liste d’union de la Chambre d’Agriculture sortante comprenant des éléments de droite et d’extrême droite ». Arch. nat., F1cII 489 : Élection des Chambres d’Agriculture. Landes à Yonne (plus résultats). Ain à Vosges., 1964, lettre du préfet du Cher au ministre de l’Intérieur, direction générale des affaires politiques et de l’administration du territoire, bureau des élections et des assemblées locales, le 8 février 1964.

3320.

« 1ère session ordinaire 1959-30 juin-1er juillet 1959. Projet de compte rendu analytique », dans Chambres d’Agriculture, 1-15 août 1959, supplément au n° 177-178, p. 10.

3321.

Annuaire APCA 1959.

3322.

« 1ère session ordinaire 1959-30 juin-1er juillet 1959. Projet de compte rendu analytique », dans Chambres d’Agriculture, 1-15 août 1959, supplément au n° 177-178, pp. 28-31.

3323.

Annuaire APCA 1959.

3324.

« 1ère session ordinaire 1959-30 juin-1er juillet 1959. Projet de compte rendu analytique », dans Chambres d’Agriculture, 1-15 août 1959, supplément au n° 177-178, pp. 28-31.

3325.

Voir Annexes. Dossier n° 12. Graphique 4.

3326.

Annuaire APCA 1959.

3327.

« 1ère session ordinaire 1959-30 juin-1er juillet 1959. Projet de compte rendu analytique », dans Chambres d’Agriculture, 1-15 août 1959, supplément au n° 177-178, pp. 28-31.

3328.

Annuaire APCA 1959.