L’APPCA : une arrière-garde corporatiste ?

À la veille des élections de 1959, on compte dans les chambres d’agriculture environ 23 % d’élus qui ont été identifiés comme appartenant à l’URCA de leur département entre 1941 et 1944 3334. Parmi ceux qui sont réélus et ceux qui ne le sont pas en mai 1959, on retrouve exactement la même proportion d’ex-corporatistes. Il ne semblerait donc pas que les sortants aient été écartés sur ce critère-là. Or parmi les nouveaux élus, le faible nombre d’anciens membres de ces unions régionales mises en place par le gouvernement de Vichy est frappant et représente à peine 6 % des quelques 800 élus qui entrent dans les chambres en 1959. Le constat est encore plus frappant si l’on prend l’exemple de la chambre d’agriculture de la Mayenne. Parmi les quinze membres réélus, on dénombre six ex-membres de l’URCA du département et treize anciens membres de syndicats corporatifs locaux : seuls deux membres n’ont pas été identifiés à ces deux échelons de la Corporation paysanne de Vichy. Parmi les cinq membres qui n’ont pas été réélus, figurent trois ex-membres de syndicats corporatifs locaux, dont deux appartenaient également à l’URCA mayennaise. Les cinq nouveaux membres élus en 1959 ont pour point commun de n’avoir apparemment pas adhéré au mouvement corporatif vichyste, local ou départemental 3335, alors qu’ils étaient en mesure de le faire puisqu’âgés de plus de 25 ans en 1940. Dans le Gers, comme dans l’ensemble de la France méridionale, la présence des ex-corporatistes étaient déjà moins marquée au sein de la chambre d’agriculture. Sur 22 membres, quatre des sept anciens membres de syndicats corporatifs locaux se maintiennent, ainsi que les deux anciens membres de l’URCA gersoise. Parmi les neuf nouveaux membres, un seul a été identifié comme ancien corporatiste, aux niveaux local et départemental 3336.

Depuis 1952, l’évolution est frappante si l’on considère les grands jalons de la trajectoire des membres et des présidents de chambre d’agriculture entre 1940 et 1944. Alors qu’en 1952, un peu plus de 20 % des membres des chambres d’agriculture avaient appartenu à l’URCA de leur département en 1944, ils ne sont plus guère que 14 % en 1960 3337. Dans les chambres départementales, le poids des anciens membres de l’URCA – dès sa constitution ou au moment de son renouvellement –, qui excédait 50 % dans sept cas en 1952, est désormais partout inférieur à ce taux. Seules huit chambres départementales comptent parmi leurs membres plus d’un tiers d’anciens corporatistes et seules seize autres en dénombrent d’un quart à un tiers. On perçoit bien la diminution du rôle des anciens membres des URCA en confrontant les cartes représentant leur poids dans les chambres départementales 3338 : d’une date à l’autre, la carte pâlit de manière évidente.

Il apparaît très clairement que c’est à la charnière des années 1959 et 1960, et suite aux élections de mai 1959, que parmi les présidents de chambre d’agriculture la majorité bascule. Alors que de 1952 à 1958, un peu plus de la moitié des présidents avaient appartenu à l’URCA de leur département, du moins lors de son renouvellement de 1943-1944, ils ne sont plus que 46 % dans ce cas en 1959, 44 % en 1960 3339. Cette mise en minorité des ex-corporatistes parmi les présidents n’a guère pu être ignorée des contemporains, même si aucune allusion directe n’a été décelée dans les archives à ce propos. Parmi les présidents de 1960, on ne compte plus guère que onze ex-syndics régionaux quant ils étaient seize en 1952 3340. En revanche, on dénombre treize syndics-adjoints de 1944 alors qu’il ne s’en trouvait que douze parmi les présidents de 1952. De même, malgré la non-réélection à la présidence de la chambre d’agriculture du Finistère d’Hervé de Guébriant, ancien président de la COCP, ce sont toujours cinq anciens membres de celle-ci qui sont présidents de chambre d’agriculture en 1960, dont René Blondelle, président de l’APPCA, et Marc Ferré, son vice-président.

27 présidents, dont seize anciens membres de l’URCA de leur département, quittent leurs fonctions entre 1959 et 1960. Parmi ceux qui les remplacent à la tête des chambres d’agriculture, seuls dix ont eu des responsabilités comparables au sein d’une union régionale corporative entre 1941 et 1944. On constate le même reflux à propos des ex-syndics corporatifs locaux. Recul relatif tout de même, puisque pour quelques corporatistes retranchés dans leurs départements qui laissent leur siège, on assiste au maintien d’un Jacques Le Roy Ladurie – dont il n’est nul besoin de rappeler l’itinéraire sous l’Occupation –, à l’élection de Joseph Courau à la tête de la chambre d’agriculture de la Gironde, et à l’élection de quelques ex-syndics régionaux ou syndics-adjoints d’URCA. Huit présidents de 1960 ont appartenu aux instances nationales de la Corporation paysanne entre 1941 et 1943. Parmi eux, Lucien Biset, ex-membre de la COCP, ex-syndic régional de l’URCA de Savoie, accède à la présidence de la chambre d’agriculture de ce département et est dès juin 1959 désigné par ses pairs pour siéger en tant que titulaire au comité permanent (CPG) de l’APPCA.

Car c’est là le deuxième aspect de la distorsion entre l’APPCA et les chambres d’agriculture, qu’elle est censée représenter. Une représentation cartographique met en évidence le rôle important des anciens syndics de la Corporation paysanne dans l’organigramme de l’assemblée permanente 3341. Or parmi les titulaires des sièges au CPG, il ne peut s’agir d’un simple phénomène d’inertie, qui voudrait que les anciens corporatistes restent en fonctions de manière résiduelle : parmi les nouveaux venus, quatre sont en effet d’anciens syndics régionaux ou syndics adjoints, et leur nombre au CPG reste stable depuis 1952, avec onze titulaires sur 18 qui sont d’anciens corporatistes. Au niveau des fonctions alors occupées dans les URCA, c’est même à un renforcement de tendance que l’on assiste au sein du CPG. Dix des 17 suppléants du CPG sont d’anciens membres de l’URCA, dont deux en étaient syndics-adjoints. Enfin, quatre des cinq membres du bureau ont appartenu au Conseil régional corporatif de l’URCA de leur département en décembre 1943, dont deux en tant que syndic régional et un comme syndic adjoint. Les chiffres sont clairs 3342 et disent sans équivoque l’évidence d’une plus forte présence des corporatistes dans les instances dirigeantes de l’APPCA, alors même que ceux-ci sont proportionnellement moins nombreux dans les chambres et minoritaires parmi les présidents. Un autre apport de la carte est qu’elle met en évidence le nombre important de présidents anciens corporatistes dans l’ex-zone-occupée, le nord-est, et la façade ouest de la France. En cela, l’APPCA est comme confirmée en tant que lieu du « retour des évincés », parce qu’elle a aussi permis le maintien des corporatistes dans le champ des organisations professionnelles agricoles à long terme, bien après que les bouleversements internes du syndicalisme les en ai chassés. Quelle est la dimension sociale et politique de ce constat ? Pourquoi est-ce qu’en 1943 comme en 1960, des hommes se distinguent comme « les hommes de la situation » et sont plus facilement choisis pour occuper les fonctions de syndic régional puis de président de chambre d’agriculture, et sont enfin désignés par leurs pairs pour représenter leur région au CPG ? Ce n’est que par l’évaluation de l’ensemble de leurs mandats professionnels et politiques et de leur envergure que des réponses pourront être avancées.

Les informations concernant les actes et les prises de position des présidents pendant l’Occupation sont rares et elliptiques. On ne saurait avancer combien d’entre eux peuvent être qualifiés de « résistants » et combien seraient reconnus comme tels par les organisations issues de la France libre. Tout au plus peut-on citer les quelques indices décelés. Selon le préfet de la Moselle de mars 1946, René Peltre, alors membre du comité départemental de la FDSEA de ce département, élu membre de la chambre d’agriculture en 1955 et devenu président de celle-ci en 1959, « s’est toujours révélé partisan de la Résistance » 3343. De même était-il dit en 1946 du nouveau président de la chambre d’agriculture de la Nièvre de 1959, Robert Laporte, alors vice-président de la naissante FDSEA de son département, qu’il « a rendu de grands services à la cause de la Résistance » 3344. Quant à Charles Daussant, président de la chambre d’agriculture du Gard depuis 1956, il était qualifié de « résistant actif » 3345 par le préfet en 1946. Maigre récolte que les informations contenues dans l’annuaire des chambres d’agriculture de 1959 ne permettent pas de combler. Aucun président ne cite à son actif de médaille de la Résistance, quand sept membres de chambre d’agriculture le font. Cette médaille était destinée à « reconnaître les actes remarquables de foi et de courage qui, en France, dans l’Empire et à l’Etranger, auront contribué à la Résistance du Peuple français contre l’ennemi et contre ses complices depuis le 18 juin 1940 » 3346. La confrontation de ces données avec l’annuaire des médaillés de la Résistance française permet cependant d’identifier, avec certitude, un, et un seul, président de chambre en fonctions en 1959 parmi les médaillés : André Corne, président de la chambre d’agriculture du Lot-et-Garonne depuis 1952, né en 1903 à Condom 3347. Absent de nos sources avant cette date de mars 1947 à laquelle la médaille de la Résistance lui a été décernée, André Corne ne semble pas avoir eu de responsabilités de premier Plan dans les organisations agricoles de l’entre-deux-guerres, soit entre 25 et 35 ans. Il ne figure pas dans les listes des membres des instances corporatives entre 1941 et 1944, pas plus sur celles des organisations syndicales de l’après-guerre.

Ainsi, les présidents et leurs représentants réunis en session en ce 1er juillet 1959 semblent s’alarmer du creusement de l’écart entre eux et la masse des membres qui les élisent, soit entre l’APPCA et les chambres d’agriculture ? Craignent-ils, à terme, la perte d’influence de leur organisation en tant qu’arrière-garde dans le paysage des OPA et leur nécessaire alignement sur les autres organisations dans leur relative adhésion au projet gaulliste ? Dirigeants et direction de l’APPCA ont-ils le sentiment d’être en porte-à-faux vis-à-vis de leur « base » ? Le positionnement dans le milieu agricole parisien des membres du bureau de l’APPCA est celui d’héritiers des années 1930 et de la Corporation paysanne, pour quatre d’entre eux : présents à la FNSEA, mais plus en pointe des débats, présents au Conseil économique et social, en tant que représentants de l’APPCA, ils sont également recensés à la tête quelques Associations spécialisées, la Fédération nationale porcine et la Confédération française de l’aviculture, qui ne comptent pas parmi les plus influentes. L’irruption de Pierre Collet, ancien syndic cantonal, qui aurait été proche du MRP après la Libération 3348, prouve que les dirigeants de l’APPCA sont capables d’intégrer des dirigeants dont l’ascension est postérieure à la leur 3349. Surtout, semble émerger une catégorie de dirigeants dont le principal mandat national est celui exercé à l’APPCA.

Notes
3334.

Voir Annexes. Dossier n° 12. Graphique 6.

3335.

Arch. nat, F10 5020, archives de la Corporation paysanne, Unions régionales corporatives agricoles (suite), département de la Mayenne, [1941-1944].

3336.

Arch. nat, F10 5001, archives de la Corporation paysanne, Unions régionales corporatives agricoles (suite), département du Gers, [1941-1944].

3337.

Voir Annexes. Dossier n° 9, tableaux 3 et 4, graphique 7. Comparer avec Dossier n° 7. Tableaux 1 et 2.

3338.

Voir Annexes. Dossier n° 7, carte ? et Dossier n° 9, carte 1.

3339.

Voir Annexes. Dossier n° 12. Graphiques 7 et 8.

3340.

Voir Annexes. Dossier n° 9, tableaux 3 et 4. Comparer avec Dossier n° 7, Tableaux 1 et 2.

3341.

Voir Annexes. Dossier n° 9, carte 2.

3342.

Voir Annexes. Dossier n° 9, tableau 5.

3343.

Arch. nat., F1a 4034 : Réponse des préfets à la circulaire n° 287 du Ministère de l’Intérieur sur la composition des fédérations départementales du syndicat des exploitants agricoles, février-mars 1946, Lettre du préfet de la Moselle, mars 1946.

3344.

Ibidem, Lettre du préfet de la Nièvre, 4 mars 1946.

3345.

Ibidem, Lettre du préfet du Gard, le 22 mars 1946.

3346.

Ordonnance n° 42 du 9 février 1943 instituant une médaille de la Résistance. http://www.ordredelaliberation.fr/fr_doc/2_3_3_cnmr.html

3347.

Association nationale des médaillés de la Résistance française, Annuaire des médaillés de la Résistance française, Paris, [s.n.], [s.d.], 324 p.

3348.

Arch. APCA, CA Loire, 1949-1965, note datée de janvier 1949.

3349.

Voir Annexes. Dossier n° 9. Schéma 3.