Quels agriculteurs ?

L’examen des taxinomies professionnelles employées dans les sources permet de repérer des récurrences au niveau départemental qui révèlent plus la façon dont une tierce personne nomme et circonscrit l’activité qu’une propension à se reconnaître dans une profession. Le taux de renseignement de la profession est extrêmement faible : à peine plus de la moitié des présidents et 38 % des membres seulement sont connus par leur profession ou une évocation de celle-ci. Le terme « agriculteur » est très répandu 3448 : 225 membres dont 21 présidents sont ainsi qualifiés. Si se repérait en 1955 une réaffirmation timide du statut d’exploitant, 1959 affiche un recul sur ce plan-ci. On est frappé de la rareté de la seule expression de propriétaire et de l’absence de mention des propriétaires-bailleurs parmi les présidents. On est moins étonné de ne point trouver de fermiers, encore moins d’ouvriers agricoles, de salariés, de régisseurs ou de chefs de culture parmi les présidents.

Comment lever, même légèrement, le voile opaque qui cache la situation professionnelle des présidents de chambre d’agriculture ? On note la quasi-absence de mention de professions non agricoles. Ce fait semble correspondre à une volonté de réaffirmer la conformation à la législation sur les chambres d’agriculture et à nier la distance à la norme lorsqu’elle existe – les exceptions sont rares et font figure de cautions intellectuelles telles Louis Tardy, dit professeur honoraire d’économie rurale et de comptabilité de l’Institut national agronomique. La répartition des taxinomies offre moins de lisibilité qu’en 1955 et semble même apparaître un processus de gommage des spécialisations auparavant affichées, pour les mêmes individus. Ainsi en est-il de Joseph Courau qui en 1955 est dit « propriétaire viticulteur » et en 1959 « propriétaire exploitant ». La comparaison des taxinomies employées en 1955 et 1959 3449 révèle un écart important qui excède l’importance du renouvellement du groupe des présidents. Nécessairement, de nombreux présidents dont la profession était au moins citée ne sont plus l’objet d’un tel effort de renseignement du public dans l’édition de 1959 de l’annuaire.

À partir de l’ensemble des indices, notamment des mandats professionnels détenus dans des organisations explicitement spécialisées par production, il est possible de déterminer que près de 40 % des présidents de chambre d’agriculture sont à la tête d’une exploitation consacrée en partie à l’élevage. 30 % des présidents cultiveraient des céréales et 10 % des betteraves – ce qui n’est pas négligeable si l’on considère que seule une faible part du territoire est consacrée à la culture intensive des betteraves à sucre. 19 % des présidents ont au moins des intérêts communs avec les maraîchers et horticulteurs et 14 % d’entre eux sont membres d’organisations viticoles. Ces conclusions, qui tranchent avec le mutisme de la liste monotone des taxinomies professionnelles, ne permettent guère de déceler les chefs d’exploitations derrière les présidents.

D’après l’annuaire des chambres d’agriculture de 1959, 48 présidents de chambre d’agriculture, soit 53 %, ont été distingués dans l’ordre du Mérite agricole 3450. Ils étaient 42 en 1955 : la tendance se renforce donc. Sur 57 présidents de 1959 qui occupaient déjà ces fonctions en 1955, 29 sont décorés du Mérite agricole dont 18 l’étaient déjà en 1955 : si deux chevaliers ont apparemment été promus au grade d’officier et un officier devenu commandeur, la plupart sont simplement demeurés au même grade. Les onze présidents qui auraient été admis dans l’ordre entre 1955 et 1959 l’ont-ils été sur leurs mérites de présidents de chambre ou du moins leur action à la tête de la chambre départementale a-t-elle influé sur leur distinction ? Pour le prouver, il faudrait procéder à l’examen de chacun des dossiers des présidents. Parmi les 1932 autres membres des chambres d’agriculture, l’annuaire mentionne 515 décorés du Mérite agricole, soit 27 %, dont 288 chevaliers – soit 15 % contre 17 % parmi les présidents –, 208 officiers – soit 11 % contre 29 % parmi les présidents – et 19 commandeurs – soit 1 % contre 8 % parmi les présidents. La surreprésentation des officiers parmi les présidents laisse entendre que ce sont souvent parmi ceux qui ont été distingués dans ce grade – soit en théorie deux fois dans l’ordre, sauf exceptions – que les membres des chambres d’agriculture choisissent leurs présidents.

On est tenté de voir dans l’invisibilité de l’activité agricole, pourtant théoriquement à l’origine de l’engagement, l’indice d’une relative professionnalisation de l’exercice des responsabilités professionnelles dans les organisations agricoles. Selon Sylvain Maresca, « comment comprendre que des agriculteurs en viennent à délaisser le mode de vie paysan pour adopter l’existence de quasi professionnels de la représentation sans supposer qu’il s’agit le plus souvent d’individus prédisposés à ne pas se satisfaire de leur condition initiale de paysan ? » 3451 – prédispositions presque entièrement contenues dans la notion de « capital social » de Pierre Bourdieu. Les notices des 47 présidents qui figurent dans l’édition 1961 du Who’s who permettent d’évoquer brièvement les origines familiales de chacun d’entre eux, notamment par la profession de leur père. Comme en 1955, les informations fournies sont maigres 3452. Près de la moitié des présidents n’ont pas renseigné l’identité de leur père, une poignée d’autres citent le nom de celui-ci mais pas sa profession : les indications ne varient guère depuis 1955, les présidents qui évoquent un père exerçant une profession non agricole sont les mêmes qu’alors, tandis que les nouveaux venus mentionnent tous un père agriculteur.

Les diplômes cités par les présidents qui ont fait l’objet d’une notice dans le Who’s who 1961 diffèrent peu de ceux cités en 1957 par les présidents d’alors. Bacheliers, licenciés et diplômés d’école non agricoles se font un peu plus rares tandis que les élèves d’écoles supérieures d’agriculture et de l’Institut national agronomique s’affichent très explicitement. Six ingénieurs agronomes et huit ingénieurs agricoles figurent parmi les présidents de chambre d’agriculture en fonctions en 1959. La confrontation de ces déclarations avec l’annuaire des anciens élèves de l’INA paru en 1957 3453 permet d’identifier deux ingénieurs agronomes supplémentaires qui n’ont pas de notice dans le Who’s who. Quant à l’annuaire des ingénieurs agricoles 3454, il nous a permis de reconnaître comme des diplômés de l’École supérieure d’agriculture de Grignon quatre des déclarants du Who’s who, tandis qu’un autre est issu de l’École de Montpellier et que trois autres ont été formés à Beauvais.

Neuf présidents et trente membres de chambre d’agriculture se disent « expert-agricole » ou « expert-foncier » 3455, ou encore sont membres d’une chambre d’experts agricoles 3456. Selon leur confédération nationale, l’expert agricole et foncier « est le technicien qui en son propre nom et sous sa responsabilité personnelle exerce tout ou partie des activités suivantes : procède aux entrées et sorties des exploitations agricoles, dresse les états des lieux ; établit les comptes de fermage et de métayage, évalue le montant des fermages, prévoit et évalue les améliorations culturales et foncières, procède à toutes opérations techniques aux fins d’évaluer les préjudices et dommages causés aux propriétés ; évalue la valeur vénale des terres et leur valeur culturale ; évalue les récoltes, les plantations, les locaux agricoles, les cheptels vifs et morts et ce en vue de mutations, partages, adjudications, expropriations et échanges de culture ; assure la gestion des biens agricoles et fonciers et exerce la surveillance des travaux nécessaires ; procède aux évaluations des loyers ; conseille les parties dans les règlements de différents de voisinage ; conseille les usagers dans les aménagements et les estimations forestières ; conseille techniquement les parties et les usagers dans les différents problèmes ruraux, fonciers et immobiliers » 3457. Il n’est guère besoin de démontrer combien ces experts ont partie liée avec les propriétaires bailleurs d’un côté, éventuellement avec les gros fermiers de l’autre, dans la défense des intérêts des uns et des autres. D’une certaine manière, ces positions d’experts, à mi-chemin entre profession et engagement, montrent combien des conceptions techniciennes peuvent être mise au service d’intérêts divergents, et mettre ainsi en évidence la présence subreptice des bailleurs et des preneurs dans des chambres d’agriculture hostiles, on l’a vu, à la représentation en leur sein des « catégories sociales ».

Notes
3448.

Annuaire APCA 1959.

3449.

Voir Annexes. Dossier n° 9, tableau 7 et 8. Dossier n° 8. 1. Tableau 1 et 1bis.

3450.

Voir Annexes. Dossier n° 9, tableau 12.

3451.

Sylvain MARESCA, Les dirigeants paysans… ouvrage cité, p. 77.

3452.

Voir Annexes. Dossier n° 9, tableau 9.

3453.

Annuaire INA 1957.

3454.

Annuaire des ingénieurs agricoles1955.

3455.

Annuaire APCA 1959.

3456.

Annuaire des experts agricoles et fonciers de France et d’outre-mer. 1954.– Le Trait d’Union des experts agricoles et foncier, n° spécial, [1954], 40 p.

3457.

Ibidem.