Intrications croisées

John T. S. Keeler, dans son étude, tente de mesurer l’importance et la profondeur des relations entre chambres d’agriculture et FDSEA. Il juge qu’à partir du début des années 1960 et de l’augmentation des ressources financières des chambres d’agriculture, permise notamment par le décret de décembre 1959, cette proximité a renforcé les fédérations départementales affiliées à la FNSEA, notamment en les faisant bénéficier du subventionnement public indirect de leurs infrastructures. Sylvain Maresca n’est pas loin de ce constat lorsqu’il évoque le « conflit de compétence larvé entre la chambre d’agriculture et la FDSEA » 3480. François-Henri de Virieu évoque « une puissance financière qui suscite des convoitises » et considère que « dans bien des départements, ce sont les chambres d’agriculture, établissements publics, qui assurent les "fins de mois difficiles" du syndicalisme paysan » 3481. Pour appuyer son argumentation, John T. S. Keeler montre une proximité trahie par les indices que sont les adresses des sièges sociaux des organisations, qui bien souvent se trouvent dans les mêmes immeubles, le fait d’employer le même directeur, ainsi que l’appartenance du président de la FDSEA à la chambre d’agriculture, voire à son bureau 3482. La pertinence de ces indicateurs est évidente, mais on peut regretter que l’auteur ne les envisage pas de manière diachronique et réciproque. Si le président d’une chambre d’agriculture est parfois vu comme « a second DSA » 3483, il nous semble que cette approche des relations entre FDSEA et chambres d’agriculture peut être poussée plus avant.

Par rapport au début des années 1950 3484, s’observe une tendance assez marquée de différenciation des adresses des sièges sociaux des chambres d’agriculture vis-à-vis de celles des DSA et des locaux préfectoraux dans lesquels elles étaient encore souvent hébergées au moment de leur remise en activité 3485. Moins d’un tiers des chambres d’agriculture cohabitent ainsi avec les « services extérieurs » du ministère de l’Agriculture autour de 1960. En revanche, le nombre de cas où la chambre d’agriculture aurait la même adresse que la FDSEA est passée de 34 à 48 3486, soit plus de la moitié des situations : le plus souvent, il semble que l’augmentation progressive et spectaculaire des ressources financières des chambres d’agriculture ait permis à ces dernières d’emménager dans des immeubles de bureaux plus vastes et d’y accueillir des organisations agricoles, au premier rang desquelles la FDSEA. Les cas où chambre d’agriculture et FDSEA emploient le même directeur en 1960 ne sont guère faciles à dénombrer avec certitude : il a déjà été signalé que seuls 19 directeurs de chambre d’agriculture, soit 21 %, ont ainsi été identifiés avec certitude à la tête des services de la FDSEA 3487. Notons tout de même que dans 29 des 48 cas où la chambre et la fédération syndicale occupent le même immeuble, les deux organisations semblent avoir une ligne téléphonique en commun 3488. Les témoignages ayant trait aux relations qui règnent alors entre les organisations cohabitant au niveau départemental sont souvent laconiques. À propos du début des années 1960, René Bourrigaud écrit : « en général, l’ambiance reste plutôt à la bonne entente au sein des organisations agricoles regroupées au 12 rue de Strasbourg à Nantes. La "Fédération" domine alors les services de la chambre d’agriculture dirigés par Jacques du Rostu, un fidèle d’Albert Boucher, mais ouvert au dialogue avec les fermiers. Elle travaille de concert avec la Direction des services agricoles (DSA) dirigés de 1954 à 1960 par André Bord » 3489.

Les indications relatives aux mandats des élus des deux organisations sont moins impressionnistes. Il est assez aisé de mettre en évidence l’intrication croisée des chambres d’agriculture et des FDSEA 3490. 554 membres de chambre d’agriculture sur 2022, soit 27 % au minimum, ont pu être identifiés comme appartenant à une FDSEA, à des degrés divers. Entendons bien qu’il s’agit là d’un minimum, du sommet de l’iceberg, des responsables identifiés comme tels et non de la masse des adhérents, qui restent invisibles. De même, seul est possible au niveau national le repérage des syndicats locaux explicitement affiliés à la FDSEA, hors systèmes complexes. 73 des 91 FDSEA sont présidées par un membre de chambre d’agriculture – contre 66 en 1955 –, dont 18 en tant que présidents et 39 comme membres du bureau. 108 vice-présidents 3491 et 35 secrétaires généraux de FDSEA sont membres d’une chambre d’agriculture. 48 présidents de chambre au moins sont des dirigeants locaux de la FDSEA, et entre les deux tiers et la moitié des membres de bureaux de chambre départementale sont constitués de dirigeants de FDSEA.

Cette tendance est confirmée par les données fournies par les éditions du Guide national de l’agriculture publiées autour de 1960, suivant les régions. 76 FDSEA sur 91, soit 84 %, sont présidées par un membre de chambre d’agriculture en 1961, et plus souvent par le vice-président de celle-ci que par son président. Il en est de même pour 50% des secrétaires de FDSEA identifiés et pour plus de 80 % des vice-présidents. Notons la présence massive, malgré les obstacles à l’identification des individus, des responsables de sections spécialisées – notamment céréales et cultures industrielles – dans les chambres d’agriculture, quoique pas au premier plan. Les responsables des sections de preneurs sont assez souvent présents dans les chambres mais pas dans leurs bureaux, alors que les sections de bailleurs y sont mieux représentées. L’évolution depuis 1955 3492 est celle d’un évident renforcement d’une proximité qui était déjà très grande. On observe une hausse de 8 à 13 points de pourcentage de l’implication des membres de bureaux et délégués de chambre d’agriculture dans les FDSEA, des présidents et vice-présidents surtout.

La proximité des chambres avec les FDSEA est confirmée par l’importance des relations avec les instances nationales de la FNSEA. Si les données de l’annuaire des chambres d’agriculture publié en 1960 sont peu fiables 3493, le Guide national de l’agriculture, pas entièrement exploitable, permet toutefois de repérer une plus grande connexion de l’APPCA avec la FNSEA qu’avec les organisations du boulevard Saint-Germain – crédit mutualité et coopération regroupés dans la CNMCCA. Les instances dirigeantes de la FNSEA sont ainsi composées d’hommes qui sont presque tous impliqués dans les chambres d’agriculture, le plus souvent en tant que président ou vice-président 3494.

Notes
3480.

Qu’il décrit ainsi : « la première, organisation économiquement riche cherchant à maintenir un rôle institutionnel de représentation de la paysannerie qui lui est de plus en plus disputé par la seconde ; celle-ci, organisation « pauvre », soucieuse de s’assurer le contrôle des ressources de la chambre au nom d’une représentativité de fait ». Sylvain MARESCA, « Ébauche d’une analyse sociologique des élites paysannes : cinq biographies de dirigeants paysans », dans Études rurales, octobre-décembre 1979, n° 76, pp. 51-81, p. 51.

3481.

François-Henri de VIRIEU, « Trois millions neuf cent mille exploitants, propriétaires ruraux et salariés agricoles vont renouveler la totalité des chambres d’agriculture », dans Le Monde, 1er février 1964.

3482.

John T.S. KEELER, The Politics of neocorporatism in France... ouvrage cité, carte p. 119.

3483.

Ibidem. Citant Léon DUBOIS, « Partis politiques, syndicats et pouvoirs », dans Paysans, n° 33, décembre 1961-janvier 1962, p. 19.

3484.

Voir Annexes. Dossier n° 7. Tableau 3.

3485.

Voir Annexes. Dossier n° 9. Tableau 20.

3486.

Encore n’avons-nous pas retenu comme cas où l’adresse est commune les situations de grande proximité telles celle de Chambéry, où DSA, FDSEA et chambre d’agriculture sont sises aux n° 2, 5 et 1, place du Château. Des cas similaires peuvent être observés à Amiens ou à Avignon.

3487.

Voir Annexes. Dossier n° 8. 2. Tableau 3.

3488.

Il a été aussi repéré trois cas où le numéro indiqué pour joindre la chambre est celui de la FDSEA située à une autre adresse, mais présidée par le même homme que la chambre.

3489.

René BOURRIGAUD, Paysans de Loire-Atlantique. Quinze itinéraires à travers le siècle, Nantes, Centre d’histoire du travail, 2001, 298 p., p. 224.

3490.

Voir Annexes. Dossier n° 9. Tableau n° 18.

3491.

Chaque FDSEA a en général plusieurs vice-présidents, de trois à cinq suivant les départements.

3492.

Voir Annexes. Dossier n° 8. 1. Tableau n° 17.

3493.

On citera l’exemple de Joseph Courau, président de la FNSEA, alors que ce n’est pas mentionné sur sa notice de président de la chambre d’agriculture de la Gironde, sans qu’on puisse déterminer ce qui procède de l’oubli volontaire d’une information considérée comme connue de tous, ou de l’aspiration à faire oublier ce rôle national au profit du protrait-type du dirigeant départemental.

3494.

Voir Annexes. Dossier n° 9. Tableau n° 19.