Les mandats spécialisés dans l’angle mort

Il apparaît que les pages de l’annuaire des chambres d’agriculture publié en 1960 ne sont guère prolixes sur les mandats des membres et des présidents dans ce que l’on qualifie d’associations spécialisées. 82 membres et 10 présidents seulement peuvent y être recensés de façon certaine, avec une dispersion qui rend l’analyse malaisée. L’assemblée permanente compte notamment sur ses bancs le président de l’Association générale des producteurs de lin – Michel Dalle, du Pas-de-Calais –, le président de l’Association générale des producteurs de maïs – Louis Bidau, des Basses-Pyrénées –, le président de la Fédération nationale des producteurs de lait – Lucien Biset, de Savoie –, le vice-président de la Confédération nationale des producteurs de fruits et légumes – Raymond Villatte, d’Indre-et-Loire –, le vice-président de la Fédération nationale des producteurs de plants de pommes de terre – Ferdinand Barlet, de la Creuse –, le président de la Fédération nationale porcine – en la personne de Marc Ferré, vice-président de l’APPCA – et le vice-président de la Confédération générale betteravière (CGB), Jean Lepicard, de Seine-Inférieure 3495. Les membres qui indiquent le même type de mandats spécialisés semblent appartenir à une foule d’organisations, sans que ressortent particulièrement les plus puissantes. Ainsi on ne compte guère qu’une dizaine de membres de chambre d’agriculture qui se disent administrateurs de l’AGPB. En sus de Jean Lepicard, seul le président de la puissante CGB mentionne ce mandat dans les pages de l’annuaire. À l’évidence, seules sont mentionnées les fonctions exercées dans les bureaux des organisations, laissant ainsi dans l’ombre les appartenance nombreuses et également décisives, mais ancrées moins haut dans la hiérarchies ou au niveau des relais locaux.

Cette invisibilité serait-elle inhérente à la fonction de l’APPCA ? Pierre Coulomb décrit les différences entre le « corporatisme organique de la grande propriété, [dont l’objectif est la] préservation de la rente foncière par le développement séparé de la société rurale et maintien de sa hiérarchisation en classes sociales différenciées » et le « corporatisme économique des entrepreneurs », qui serait celui des représentants de la grande culture, favorables au soutien des prix et à la gestion interprofessionnelle des filières 3496. Dans les années 1960, selon l’auteur qui ne l’évoque qu’à demi-mot, l’APPCA serait en phase de transition entre ces deux modèles. La discrétion des membres et des présidents de chambre d’agriculture sur leurs éventuelles responsabilités dans des organisations spécialisées par production tiendrait à la fois à une nécessaire discrétion sur ce sujet de dissensions internes aux organisations agricoles 3497 et à la fonction généraliste de l’APPCA, tenue de défendre « l’intérêt général agricole » 3498. En 1959-1960, les groupes de travail officiellement constitués par l’APPCA sont les suivants : « coordination des organisations professionnelles, expropriation, évolution de la structure des exploitations agricoles, réforme du statut des chambres d’agriculture, observation des marchés, montagnes, transports d’intérêt agricole, regroupements fonciers et échanges amiables, pollution de l’atmosphère et des eaux, assistants techniques et économiques, main-d’œuvre ». Les délibérations de l’assemblée s’en ressentent d’ailleurs fortement : entre 1949 et 1962, on ne compte plus guère que trois délibérations sur 155 – soit 2 % à peine – relatives à des productions spécifiques et à l’organisation des marchés de celles-ci, quand on en dénombrait 183 sur 550 – soit un tiers – entre 1927 et 1940.

Il ne s’agit pas là d’un simple effet de source, lié à l’annuaire publié par l’APPCA, puisqu’il s’avère que le Guide national de l’agriculture, publié dans les mêmes années, pose aussi des problèmes. On a vu que seules une vingtaine de sections blé de FDSEA pouvaient y être recensées, dont une seule est présidée par un président de chambre d’agriculture, Albert Boucher, de Loire-Atlantique. Malgré cela, au moins un bon tiers des sections spécialisées par production des FDSEA sont dirigées par un membre de chambre d’agriculture 3499, mais il est rare que ceux-ci en soient présidents ou vice-présidents. La confrontation des sources montre ici son intérêt : si l’on a bien confirmation que certains membres de chambre d’agriculture, et a fortiori leurs présidents, taisent leurs intérêts et leurs engagements dans des organisations de défense et de promotion de productions agricoles spécialisées, la tendance est tout de même nettement au retrait de ceux-ci dans les chambres, comme si un accord tacite les amenait à ne pas occuper le premier plan. Repli qui peut être stratégique, sur le modèle décrit par Claude-Isabelle Brelot dans son approche des relations entre les nobles, notamment ruraux, et les conseils municipaux 3500. Grâce à l’Annuaire betteravier 3501 publié en 1945, sont connus plus d’un millier de responsables de la CGB, du bureau national aux membres des commissions présentes dans les sucreries-distilleries, en passant par le fourmillant conseil d’administration et par les très peuplées fédérations départementales : les noms de 46 membres et présidents de chambre d’agriculture de 1960 y ont été identifiés avec certitude, alors que seuls deux membres et un président indiquent dans l’annuaire des chambres d’agriculture leur appartenance au bureau de la CGB et que seulement 23 membres et présidents évoquent un mandat professionnel relatif à la culture betteravière. Sauf à considérer que leurs intérêts dans ce riche secteur agricole se seraient volatilisés, il faut en conclure que ces mandats ne sont pas volontiers exposés au regard des lecteurs de la revue Chambres d’agriculture susceptibles de consulter l’annuaire publié par celle-ci.

La fonction généraliste de l’APPCA ressurgit comme facteur explicatif. Si, comme l’avance Denis Pesche, l’irruption des associations spécialisées dans le paysage embouteillé des OPA a amené « l’introduction et le développement de formes de légitimité puisant dans les registres économiques et techniques, valoris[ant] l’image de l’entreprise agricole, diversement utilisée selon les périodes » 3502, on a vu que les présidents de chambre d’agriculture n’étaient pas très soucieux de donner cette image-là, et qu’il était de ce fait quasi impossible de cerner les agriculteurs dans leur travail et leur activité économique sous le vernis des dirigeants occupés à la défense des intérêts de l’ensemble des agriculteurs qui sont leurs potentiels électeurs. Mais on a montré que le voile pouvait être partiellement levé sur ce silence des sources 3503, notamment parce que les mandats des présidents de chambre d’agriculture dans des organisations locales ou départementales liées à telle ou telle production étaient nombreux et autorisaient des raisonnements déductifs possiblement pertinents.

De façon évidente, le poids des associations spécialisées à l’APPCA se fait plus sûrement ressentir de manière indirecte. Localement, les présidents et surtout les membres des chambres d’agriculture sont présents dans les syndicats, associations et coopératives spécialisées, tels les nombreux syndicats d’élevage, coopératives de céréales et caves-coopératives 3504. Perpétuant le modèle des années 1930, les chambres d’agriculture votent des subventions variables mais globalement importantes aux associations départementales spécialisées. S’agit-il pour les associations spécialisées, dans le cadre de « l’équilibre sans cesse recherché entre des logiques sectorielles, vis[ant] à consolider la branche du produit considéré et les logiques territoriales, indispensables pour enraciner la lutte syndicale » 3505 ? Des logiques nationales se lisent aisément également. Ainsi, le bureau de la Commission permanente de coordination des associations spécialisées (CCAS) de la FNSEA est composé autour de 1960 de sept membres dont six appartiennent aux chambres d’agriculture 3506. C’est le cas de quatre des cinq vice-présidents de ce bureau. Parmi eux, Lucien Biset, président de la Fédération nationale des producteurs de lait, vient d’être élu président de la chambre d’agriculture de la Savoie. Pour la viticulture, Georges Herail, vice-président de la chambre d’agriculture de l’Aude, est également président du Syndicat des producteurs de vins de consommation courante de Narbonne. Jacques Angrand, le président de l’Association générale des producteurs d’oléagineux, est membre de la chambre d’agriculture de Seine-et-Marne depuis 1927 3507. Surtout, ce bureau compte parmi ses vice-présidents Jean Deleau, le puissant président de la non moins puissante Association générale des producteurs de blé, lui aussi ingénieur agronome. Le président de la commission est Georges Ferté, président de la Confédération générale des producteurs de pommes de terre, vice-président et suppléant-délégué à l’APPCA de la chambre d’agriculture de l’Aisne. Au titre de sa présidence du CCAS, il assiste à de nombreuses réunions du comité permanent général de l’APPCA au début de l’année 1961. Évoquant « la manière dont ont pu être gérés, au fil du temps, les équilibres régissant des intérêts agricoles spécifiques – et parfois divergents – au sein de l’appareil dominant de représentation des agriculteurs et, plus largement, de l’espace des OPA » 3508, certains penchent clairement pour une forme d’externalisation des questions techniques et économiques, et notamment de celle de la défense des prix des principales productions agricoles, en faveur de la CCAS de la FNSEA 3509. Si cette analyse convainc aisément, elle soulève une autre question, qui est celle du consentement à cette délégation et du partage implicite, mais possible sujet à dissensions et négociations, de l’espace vital de chacune des organisations professionnelles agricoles existant et agissant au tournant des années 1960.

Notes
3495.

Annuaire APCA 1959.

3496.

Pierre COULOMB, « Une nouvelle tentative corporatiste ? », dans Pierre COULOMB, Hélène DELORME, Bertrand HERVIEU, Marcel JOLLIVET et Philippe LACOMBE [dir.], Les agriculteurs et la politique, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1990, 594 p., pp. 147-159, p. 150.

3497.

Le comité de Guéret notamment s’est constitué autour de cette volonté de défendre les intérêts des éleveurs face à ceux des céréaliers, pour caricaturer.

3498.

Entretien avec Louis Goupilleau, le 30 janvier 2003.

3499.

Voir Annexes. Dossier n° 9. Tableau n° 19.

3500.

Claude-Isabelle BRELOT, La noblesse réinventée… ouvrage cité, p. 566 et suivantes.

3501.

Annuaire betteravier, 1945-1946, Paris, Confédération générale des planteurs de betteraves industrielles, s.d., 284 p.

3502.

Denis PESCHE, Le syndicalisme agricole spécialisé en France, ouvrage cité, p. 329.

3503.

Voir Annexes. Dossier n° 9, tableau 7 et 8.

3504.

Voir Annexes. Dossier n° 9, tableau 22.

3505.

Denis PESCHE, Le syndicalisme agricole spécialisé en France, ouvrage cité, p. 329.

3506.

Guide national agriculture 1959-1962.

3507.

En 1946, le préfet du département écrit à son propos ceci : « Né le 7 juillet 1894 à Sceaux (Seine). Agriculteur à Liseusaint. Importante exploitation. Ingénieur agronome. Président de la Société d’Agriculture de Melun. Très bon cultivateur. Défenseur des intérêts de la grosse culture. Opinions politiques de droite ». Arch. nat., F1a 4034 : Réponse des préfets à la circulaire n° 287 du Ministère de l’Intérieur sur la composition des fédérations départementales du syndicat des exploitants agricoles, février-mars 1946. Lettre du Préfet de Seine-et-Marne, le 8 avril 1946.

3508.

Denis PESCHE, Le syndicalisme agricole spécialisé en France, ouvrage cité, p. 10.

3509.

Dans Denis PESCHE, « Les céréaliers dans le syndicalisme agricole en France : pour une histoire longue des mécanismes de l’influence », communication au colloque « Le syndicalisme agricole » organisé par la SFER et l’IEP de Bordeaux les 26 et 27 avril 2007, 33 p. [consulté sur http://www.sfer.asso.fr/download/82/Denis_Pesche.pdf], p. 19 : « Au sein de la FNSEA, les associations spécialisées agissent en partie par le biais de la commission de coordination des associations spécialisées (CCAS). Les activités de cette commission s’exercent essentiellement dans le domaine économique et autour de l’action technique et des questions internationales. La CCAS assure aussi le suivi technique du comité de gestion du fonds de garantie mutuel, puis du FORMA à partir de 1962. De fait, la CCAS est le lieu de débat et d’élaboration de la politique économique de la FNSEA. Sur le plan international, Jean Deleau, président de l’AGPB et vice-président de la FNSEA, assure de fait la responsabilité pour le syndicalisme général des questions internationales. Dans les faits, les associations spécialisées ont alors le quasi-monopole de la maîtrise des questions internationales au sein des organisations agricoles. Cette situation n’est pas sans déranger les jeunes issus de la JAC, qui prennent progressivement des responsabilités au sein de la FNSEA » .