Une fragile légitimité : l’« affaire Pierre Rozé »

Malgré le flou des sources et l’insistance assumée des dirigeants agricoles et de leurs organisations sur les mandats professionnels plutôt que sur l’activité professionnelle elle-même, jusqu’à faire écran, l’excellence professionnelle et le respect des règles de la profession restent un important critère de légitimité, lisible en creux lors de certaines affaires. Pierre Rozé est président de la chambre d’agriculture du Maine-et-Loire depuis 1949 lorsqu’en mars 1959 le tribunal correctionnel d’Angers lui inflige une amende de 100 millions de francs 3518. Poursuivi pour « fausses déclarations de récoltes et expédition de 3 229 hectolitres de vin ne répondant pas aux caractéristiques d’appellation contrôlée mentionnées sur les acquits délivrés » 3519, Pierre Rozé est condamné à payer la quintuple valeur des 3 229 hectolitres litigieux, soit 58 405 francs, 96 amendes pour enlèvement et expédition de vins sous couverts d’acquits falsifiés, soit une somme de 19 millions de francs et une série d’amendes fiscales se montant à 11 500 000 francs : il doit finalement payer une somme d’environ 300 millions de francs. Le quotidien du soir précise que l’action judiciaire a été déclenchée sur citation de l’administration des contributions indirectes et de l’Institut national des appellations d’origine (INAO) 3520, comme pour souligner la gravité des faits, puisque Pierre Rozé est alors membre du comité directeur de cet institut 3521.

Pierre Rozé est né le 31 juillet 1897 à Brissac, en Maine-et-Loire. Ce « fils de viticulteur […] qui avait prévu de ne pas succéder à son père, y fut contraint par la mort de son frère à la guerre de 1914-1918 : lui-même, engagé volontaire à 18 ans, en revint avec des galons d’officier et s’attacha ensuite à la conduite du vignoble familial » 3522. Adhérent de la Fédération générale des syndicats viticoles de l’Anjou, créée en 1918 3523, il en serait devenu le secrétaire général vers le milieu des années 1930 et a été, à ce titre, l’un des organisateurs de la Fête des vins d’Angers en 1937. En février 1939, il est élu membre de la chambre d’agriculture du Maine-et-Loire par les groupements et syndicats agricoles du département 3524. Le 22 avril 1941, il est nommé membre du CROC de Maine-et-Loire. Le 28 février 1942, lors de l’assemblée générale constitutive de l’URCA du Maine-et-Loire, le « viticulteur » Pierre Rozé est élu membre titulaire du Conseil régional corporatif avec 311 voix sur 318 votants 3525 et renouvelé dans ces fonctions en octobre 1943 3526. En janvier 1944, il est désigné comme membre de la chambre régionale d’agriculture d’Angers 3527.

En 1945, on le retrouve comme vice-président de la toute jeune FDSEA du Maine-et-Loire 3528. Le préfet du département enregistre la réélection de Pierre Rozé comme premier vice-président de la fédération en février 1946 et la qualifie ainsi en s’adressant au ministère de l’Intérieur : « propriétaire viticulteur à Brissac. C’est un homme très actif qui exerce une influence certaine dans tout le département, mais principalement dans les milieux viticoles. Il est également Président de la Confédération Centre-Ouest de la viticulture. De nuance politique chrétien [sic] il n’est affilié à aucun parti politique » 3529. En 1947, il est secrétaire général adjoint de la Fédération des associations viticoles de France et à ce titre membre des conseils d’administration de la Fédération nationale des producteurs de vins de consommation courante et de la Confédération nationale des producteurs de vins et eaux-de-vie de vin à appellations d’origine contrôlées 3530. Le président de la chambre d’agriculture, Henry Chatenay, né en 1879, étant décédé avant 1948, des élections ont lieu pour désigner un nouveau président lors de la session de mai 1949 : Pierre Rozé est élu. Dans une lettre de Luce Prault à Abel Maumont, datée du 16 juillet de la même année, on perçoit toute la méfiance qu’il inspire au directeur des services de l’APPCA qui considère que « c’est un monsieur ambitieux et entreprenant » et qui se montre « assez réservé à son sujet » 3531, alors même qu’il s’était posé en possible entremetteur entre les chambres d’agriculture et la FNSEA – en juillet 1949, il dit à Abel Maumont « être dans les meilleurs termes avec MM. Forget et Blondelle et avoir les moyens de faciliter [les] rapports [de l’APPCA] avec eux » 3532. Réélu à la chambre d’agriculture en 1952, toujours comme délégué des associations et syndicats agricoles 3533, il est alors également secrétaire-adjoint de la CGA, secrétaire général adjoint de la Fédération des associations viticoles de France (FAV), président de l’Union des coopératives d’Angers et de la section départementale de l’Office du blé 3534.

Le 27 mai 1952, il est élu membre suppléant du CPG à l’APPCA. En mai 1953, il est proposé comme titulaire du comité et élu avec 64 voix sur 78 votants – les « mieux élus » le sont avec 77 voix –, tandis que neuf votants préfèreraient le voir rester suppléant 3535. Dans les pages de l’annuaire des chambres d’agriculture publié en 1955, celui qui se dit « viticulteur » et maire de Brissac, chevalier de la Légion d’honneur et officier du Mérite agricole, est toujours secrétaire général de la FAV. Il affiche un nombre impressionnant de mandats détenus dans des organisations liées à la viticulture, à la définition des appellations contrôlées et à la promotion des vins d’Anjou : il est président du CIVAS, le Conseil interprofessionnel des vins d’Anjou et de Saumur, de la Fédération viticole de l’Anjou, de l’Institut technique du vin, du Comité national de propagande du vin, mais également membre du comité directeur de l’INAO, l’Institut national des appellations contrôlées et président du comité de la CGVCO, la Confédération générale des vignerons du Centre-Ouest. Il reste vice-président de la FDSEA mais est désormais également président de l’Union des coopératives de Thouarcé et de celle du Maine-et-Loire et vice-président de la Mutualité 1900 3536. À la tête de la chambre d’agriculture, sous sa présidence, se constituent des services techniques, de formation professionnelle et d’habitat rural, qui emploient sept personnes 3537. En 1954 et 1955, il introduit, au nom de la Fédération des associations viticoles de France et avec la Fédération nationale des vins délimités de qualité supérieure, des requêtes devant le Conseil d’État tendant à annuler le décret du 14 octobre 1954, lequel attribue à l’Institut des vins de consommation courante des compétences ayant trait aux vins délimités de qualité supérieure (VDQS), ce qui suscite l’hostilité des producteurs des vins ainsi qualifiés. En mars 1957, le Conseil d’État statue sur ce cas et les requêtes sont rejetées 3538.

À la suite de sa condamnation de mars 1959, la presse ébruite les déboires du président de la chambre d’agriculture du Maine-et-Loire : Centre presse publie un article au titre acerbe dès le 13 mars 1959 dans lequel il est souligné que « M. Rozé avait été réélu dimanche dernier au conseil municipal de Brissac avec 374 voix sur 545 votants » 3539. Dès le lendemain, Le Monde fait de même en publiant un texte un peu plus long qui donne les principaux éléments de l’affaire. On y apprend notamment que « l’action [a] été déclenchée sur citation de l’administration des contributions indirectes et de l’institut des appellations d’origine (INAO) » dont Pierre Rozé est membre du comité directeur, et qu’il lui est surtout reproche d’avoir dissimulé que « ses vignes […] outre quelques plants nobles produisant le vin d’appellation, comportaient des hybrides non classés dans les plants caractérisant les vins d’Anjou » 3540.

Aux deux extrémités de l’échiquier politique, la presse embraye. Si La Terre reproduit de façon neutre le texte des communiqués déjà parus, La Gazette agricole, dont le gérant est Henri Dorgères, surenchérit, soulignant que « ce jugement a soulevé une émotion d’autant plus considérable que M. Rozé était un partisan déclaré, en paroles tout au moins, de la qualité, [qu’]il se prodiguait dans tous les congrès agricoles et personne n’était plus sévère que lui pour les fraudeurs : à plusieurs reprises, il avait déclaré que l’emploi de méthodes illégales pour obtenir l’abrogation de certaines mesures néfastes lui paraissait blâmable – il oubliait simplement d’ajouter que ces méthodes ne lui paraissaient pas blâmables lorsqu’elles lui permettaient d’accroître ses bénéfices personnels » 3541. Il est difficile de savoir quelle « émotion » cette condamnation a suscité dans les organisations auxquelles il appartenait et parmi leurs adhérents : la presse agricole « modérée » est muette sur ce point 3542.

Est-ce que le hiatus entre les engagements de Pierre Rozé et le fait qu’il ait contrevenu aux règles qu’il était censé défendre scandalise autant les uns que les autres ? La Gazette agricole dorgériste y voit sans nul doute une arme politique de décrédibilisation de l’adversaire puisqu’elle laisse écrire : « nous nous félicitons à la Défense paysanne d’avoir toujours compté M. Rozé parmi ceux qui dénigraient notre action » 3543. Pour ceux de son camp, il s’agit vraisemblablement d’écarter un dirigeant dont la réputation est gravement entachée par cette condamnation : en mai 1959, Pierre Rozé, élu depuis 1939 à la chambre d’agriculture au scrutin des associations et syndicats agricoles du Maine-et-Loire, ne semble pas avoir été candidat. Sylvain Maresca considère que « la réussite professionnelle reste donc la pierre angulaire de la légitimité des dirigeants, ce qui rend leur distinction acceptable par le milieu agricole, ce qui prouve leur intérêt pour un métier et un milieu que leurs responsabilités les contraignent de délaisser toujours plus » 3544. Le cas de Pierre Rozé pose sans y répondre la question de la profondeur de cette corrélation entre réussite professionnelle et légitimité de dirigeant : en effet, en 1961-1962, quoique désormais absent de la chambre d’agriculture et du comité directeur de l’INAO, Pierre Rozé semble être resté présent à la tête du CIVAS et de la FAV, au niveau national, et préside toujours les Caisses mutuelles départementales agricoles du Maine-et-Loire et les Coopératives sises à Thouarcé et à Angers, tout comme il demeure vice-président de la FDSEA 3545. Alphonse Guimbretière, ancien directeur de la chambre d’agriculture du Maine-et-Loire et mémorialiste des organisations agricoles de ce département, considère qu’il « fit preuve d’une intelligence active, d’un dévouement incontesté et d’une loyauté jamais démentie envers ses collègues » 3546.

Notes
3518.

Soit 1 326 306 euro 2001.

http://www.minefi.gouv.fr/a_votre_service/informations_pratiques/calculs/francs/francs.htm

3519.

« Pour fausses déclarations de récoltes et fraudes sur les appellations contrôlées. Le président de la chambre d’agriculture du Maine-et-Loire condamné à 100 millions de francs d’amendes », dans Le Monde, 14 mars 1959.

3520.

Ibidem.

3521.

Annuaire APCA 1955.

3522.

Alphonse GUIMBRETIÈRE, Histoire et cheminements des organisations agricoles de Maine-et-Loire, ouvrage cité, p. 172.

3523.

http://fsvas.free.fr/presentation.htm

3524.

Arch. APCA, CA Maine-et-Loire, 1949-1965, Liste des membres à la suite de l’élection de février 1939, commentaires de 1949.

3525.

Arch. nat., F10 5016, archives de la Corporation paysanne, Unions régionales corporatives agricoles (suite), département du Maine-et-Loire, [1941-1944] .

3526.

Arch. nat, F10 4972, archives de la Corporation paysanne, nouvelles listes des membres des URCA et du Conseil régional corporatif, 1944.

3527.

Journal officiel de l’État français, dimanche 13 février 1944, Arrêté du 29 janvier 1944 relatif à la constitution des chambres régionales d’agriculture, pp. 477-480.

3528.

Annuaire national agricole 1945, p. 205.

3529.

Arch. nat., F1a 4034 : Réponse des préfets à la circulaire n° 287 du Ministère de l’Intérieur sur la composition des fédérations départementales du syndicat des exploitants agricoles, février-mars 1946, Lettre du préfet de Maine-et-Loire, 6 mars 1946.

3530.

Annuaire CGA 1947.

3531.

Arch. APCA, CA Creuse à Dordogne, 1949-1965, double d’une lettre de Luce Prault, directeur des services de l’APPCA, à Abel Maumont, président de l’APPCA, le 16 juillet 1949.

3532.

Ibidem, lettre de Abel Maumont, président de la chambre d’agriculture de la Dordogne, à Luce Prault, le 5 juillet 1949.

3533.

Arch. CA Maine-et-Loire, procès-verbal de la session du 24 mars 1952 (envoyé par Jeannette Gautronneau en avril 2008).

3534.

Guide national agriculture 1951-1952, pp. 25, 32 et 206.

3535.

Chambres d’agriculture, 15 juin 1953, p. 11.

3536.

Annuaire APCA 1955.

3537.

Annuaire APCA 1959.

3538.

Archives APCA, B 35. Personnalités. Lettre R-V, Dossier Pierre Rozé, Avis du conseil d’État du 8 mars 1957.

3539.

« L’Anjou n’était que du vin ordinaire. 100 millions d’amende au maire de Prissac », dans Centre Presse, 13 mars 1959.

3540.

« Pour fausses déclarations de récoltes et fraudes sur les appellations contrôlées. Le président de la chambre d’agriculture du Maine-et-Loire condamné à 100 millions de francs d’amendes », dans Le Monde, 14 mars 1959.

3541.

« Rozé, président de la chambre d’agriculture du Maine-et-Loire, est condamné pour fraude à 100 millions d’amende », dans La Gazette agricole. L’hebdomadaire familial, 21 mars 1959.

3542.

Notamment, à notre connaissance, L’Information agricole et Chambres d’agriculture.

3543.

« Rozé, président de la chambre d’agriculture du Maine-et-Loire, est condamné pour fraude à 100 millions d’amende », dans La Gazette agricole. L’hebdomadaire familial, 21 mars 1959.

3544.

Sylvain MARESCA, Les dirigeants paysans… ouvrage cité, p. 63.

3545.

Guide national agriculture 1959-1961[informations publiées en l’occurrence en 1961 et 1962].

3546.

Alphonse GUIMBRETIÈRE, Histoire et cheminements des organisations agricoles de Maine-et-Loire, ouvrage cité, p. 172.