Malgré l’épuisement relatif de la stratégie initiée par le mouvement dit d’« action civique », de nombreux dirigeants agricoles exercent des mandats parlementaires, dont 36 membres de chambre d’agriculture. Onze sont députés, dont trois présidents de chambre d’agriculture, élus en 1945, 1951 ou 1956. 25 sont sénateurs, dont huit présidents de chambre d’agriculture, dont un élu en décembre 1946, trois en novembre 1948, un en juin 1955, un en juin 1958 et deux en avril 1959 3564. Il est marquant de constater que les membres de chambre d’agriculture, hors présidents, comptent bien plus de députés et de sénateurs élus depuis les débuts de la Cinquième République.
Il n’y a pas de cursus honorum type récurrent sur le modèle « membre-président-parlementaire », mais bien plutôt des configurations très variées et un nombre important d’élus des chambres qui sont déjà parlementaires à la date de leur première élection. Toutefois, la tendance s’est en partie inversée depuis 1939 : alors qu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, le cursus le plus fréquent était celui où l’élection à la chambre d’agriculture précédait l’élection comme député ou sénateur, c’est beaucoup moins évident en 1960, et surtout, les présidents de chambre d’agriculture ont plus souvent été d’abord parlementaires. Est-ce à dire que le cursus honorum de la Troisième République serait déconsidéré ? Il semble plutôt que ce soit un effet de la refondation politique des années qui suivent la Libération et du maintien dans les chambres d’agriculture des élus de la Quatrième République, souvent parvenus à l’Assemblée nationale ou au Sénat dans le vaste mouvement de l’Action civique 3565.
Les trois présidents de chambre d’agriculture qui siègent à l’Assemblée nationale y ont rejoint le groupe des Indépendants et paysans d’action sociale (IPAS). Au Sénat, les présidents de chambre d’agriculture siègent soit au Centre républicain d’action paysanne et sociale (CRARS), pour quatre d’entre eux, soit parmi les Républicains indépendants, pour trois autres. Un seul est un sénateur de l’UNR. Au Sénat, il est frappant de constater que les membres de chambre d’agriculture y sont également présent dans les groupes du MRP et de la Gauche démocratique 3566 : cette distorsion vers la droite était observable à l’Assemblée nationale en 1939, et conduit à voir dans les présidents de chambre d’agriculture des conservateurs parmi les conservateurs. La convergence la plus nette est bien celle des « Indépendants », soit autour du Centre national des indépendants et paysans – auquel seraient adhérents 13 présidents et 20 membres de chambre d’agriculture 3567 – malgré la distance supposée entre CRARS et CNI 3568. En mars 1960, le comité directeur du Mouvement d’union paysanne et sociale (MUPS), héritier du Parti paysan d’union sociale (PPUS), rassemble cinq présidents et sept membres de chambre d’agriculture. Parmi les présidents, on ne s’étonnera guère de retrouver René Blondelle et Martial Brousse, deux sénateurs du CRARS, ainsi qu’André Bégouin et Jean Deshors, députés IPAS. Le président de l’APPCA, René Blondelle, est fréquemment cité parmi les rapporteurs au congrès national des indépendants et des paysans 3569.
Cependant, le document que constitue la liste des membres de ce comité directeur est doublement éclairant 3570. Il révèle d’abord qu’au-delà des affiliations parlementaires plus ou moins contraintes et des carrières politiques, la proximité avec ce courant politique minoritaire existe, notamment dans le cas des non-parlementaires, avec par exemple Lucien Biset, président de la chambre d’agriculture de la Savoie et de la Fédération nationale des producteurs de lait (FNPL), ou Jacques Angrand, membre de la chambre d’agriculture de Seine-et-Marne depuis 1927 et président de l’Association générale des producteurs d’oléagineux (AGPO) 3571, dont le préfet disait en 1946 qu’il était un « défenseur des intérêts de la grosse culture [aux] opinions politiques de droite » 3572. Au-delà des questions générationnelles, les hommes du MUPS ont fréquemment été très influents au sein des URCA entre 1941 et 1944, le plus souvent en tant que syndic régional ou adjoint. Ensuite, le fait que la page de la France indépendante où est publiée cette liste soit annotée, ou plutôt que des noms y soient soulignés – des noms de membres ou présidents de chambre d’agriculture, mais pas seulement – pointe l’existence d’une insertion de l’APPCA dans les réseaux « indépendants et paysans », au-delà des seuls présidents, dans la connivence avec certains chefs de service.
La présence parlementaire des chambres d’agriculture dans les deux assemblées 3573 coïncide, depuis le début des années 1950, avec l’existence de l’Amicale parlementaire agricole et rurale (APAR). Depuis les avancées des indépendants-paysans aux législatives de 1951, après lesquelles ils totalisent plus de cent députés, le bloc agricole s’est structuré en un intergroupe, entre l’Assemblée nationale, le Sénat et le Conseil économique appelé Amicale parlementaire agricole, dominé par le bloc indépendant-paysan et donc par les dirigeants de la FNSEA – à partir de la fin des années 1950, plusieurs pages sont régulièrement consacrées à l’activité de l’APAR dans L’Information agricole, organe de presse de la FNSEA : ces pages s’intitulent « la page parlementaire ». 24 des 36 parlementaires de l’APPCA et des chambres d’agriculture y appartiennent, dont les trois présidents députés et cinq des huit présidents sénateurs 3574. René Blondelle et Martial Brousse, président de la chambre d’agriculture de la Meuse, à laquelle il appartient depuis 1927, ex-syndic régional de l’URCA de ce département, sont les présidents d’honneur de l’APAR. Deux des vice-présidents sont des membres de chambre d’agriculture, ainsi que les deux délégués généraux, tous deux conseillers économiques, comme 23 autres membres de chambre d’agriculture en fonction en 1960, dont onze présidents, et non parlementaires 3575, Fernand Vangraefschepe, président de la chambre d’agriculture du Nord et vice-président de la FNSEA et Camille Laurens, ancien ministre de l’Agriculture, de novembre 1951 à janvier 1953, membre de la chambre d’agriculture du Cantal 3576.
En janvier 1960, la « page parlementaire » de L’Information agricole publie les rapports et avis réalisés par ses membres au cours des années 1958-1959. Façon de rendre publique les interventions en séance, et ainsi de remplir le contrat de l’« action civique » envers les électeurs. Ainsi, René Blondelle a été rapporteur pour avis du projet portant réforme du contentieux fiscal. Octave Bajeux, sénateur et membre de la chambre d’agriculture du Nord, est rapporteur au nom de la commission des affaires économiques et du plan, de la proposition de loi de MM. Boulanger et Bajeux tendant à la stabilisation des fermages. Le très actif Jean Lainé, député et membre de la chambre d’agriculture de l’Eure, est à la fois rapporteur de la proposition de loi n° 165 tendant à modifier certaines dispositions du code rural relatives à la vaccination contre la fièvre aphteuse puis intervient lors des questions et réponses sur les obligations imposées au crédit agricole aux industriels laitiers qui ont sollicité un prêt sur le fonds de progrès agricole et enfin rédige des questions sur les règles applicables aux vins d’importation. Jacques Le Roy Ladurie, député et président de la chambre d’agriculture du Calvados, ancien ministre de l’Agriculture du maréchal Pétain, est l’auteur d’une question demandant à l’administration de préciser sa doctrine en ce qui concerne la déduction du revenu servant de base à la surtaxe progressive des intérêts des capitaux empruntés par les exploitants agricoles et engagés dans leur exploitation. Jean Deshors député et président de la chambre d’agriculture de la Haute-Loire, intervient dans les questions et réponses sur la rémunération des agents ou employés des sociétés des caisses d’assurances et de réassurances mutuelles agricoles constitués dans les termes de la loi du 4 juillet 1900.
Les prises de paroles et rapports écrits, très nombreux, s’étalent sur de pleines doubles pages : elles révèlent combien les parlementaires adhérents de l’APAR sont présents sur les questions agricoles, jusqu’aux plus pointues, tout en respectant la vulgate collectivement affirmée, qui fait que les « pages parlementaires » de L’information agricole résonnent de messages tels que « Rétablissez l’indexation des prix agricoles » ou « Précisez le plus tôt possible votre politique agricole » 3577. Lobbying ou pas, cet état de fait, plus ou moins appuyé et revendiqué, s’articule de manière active et institutionnalisée, du moins du côté des services de l’APPCA.
Voir Annexes. Dossier n° 9. Tableau 27.
Voir Annexes. Dossier n° 9. Tableau 26.
Voir Annexes. Dossier n° 9. Schémas 1 et 2.
Gilles MARTINEZ, Le Centre national des Indépendants et Paysans de 1948 à 1962… ouvrage cité, Liste des membres du CNIP en annexe, pp. 175-184.
Ludovic FONDRAZ, Les groupes parlementaires au Sénat sous la Cinquième République, Paris, Éditions Economica, 2000, 288 p., p. 95.
Arch. APCA, Républicains populaire et centre démocratique. Indépendants paysans et centre républicain d’action rurale et sociale. Politique étrangère. [coupures de presse et rapports], [s.d. : 1959-1964], « L’agriculture dans une économie moderne », éléments de rapport de Monsieur Blondelle, Sénateur de l’Aisne, au Congrès National des Indépendants et des Paysans, journée du 30 novembre 1960.
Voir Annexes. Dossier n° 9. Document 1. Arch. APCA, Républicains populaire et centre démocratique. Indépendants paysans et centre républicain d’action rurale et sociale. Politique étrangère. [coupures de presse et rapports], [s.d. : 1959-1964], France indépendante. L’hebdomadaire des Indépendants et des Paysans, n° 398, 23 mai 1960.
Guide national agriculture 1959-1962.
Arch. nat., F1a 4034 : Réponse des préfets à la circulaire n° 287 du Ministère de l’Intérieur sur la composition des fédérations départementales du syndicat des exploitants agricoles, février-mars 1946. Lettre du Préfet de Seine-et-Marne, le 8 avril 1946.
Voir Annexes. Dossier n° 12. Tableau 2, graphiques 12 à 15.
L’information agricole, janvier 1960. Voir Annexes. Dossier n° 9. Document 2.
Nous regrettons de n’avoir pu trouver de liste des adhérents non parlementaires de l’APAR en 1960.
Gilles RICHARD, « Parti paysan et société rurale dans la France d’après-guerre. L’exemple du Cantal », dans Histoire et sociétés rurales, n° 16, 2e semestre 2001, pp. 141-176.
L’information agricole, janvier 1960.