« Relations parlementaires »

Au cours de l’année 1957-1958, l’APPCA recrute deux chargés de mission qui entretiennent des contacts suivis avec les secrétariats des commissions et les rapporteurs de l’Assemblée nationale et du Conseil de la République. Non que les relations avec l’Assemblée nationale et le Sénat aient été nulles avant cette date, mais il est significatif que le renforcement, la formalisation et l’institutionnalisation de ces liaisons coïncide avec le relatif échec de l’« Action civique » après 1956 et leur annonce avec l’agonie de la Quatrième République 3578. Autour de ces deux chargés de missions s’organise un service embryonnaire intitulé « Liaison avec le Parlement », dont l’activité est très ambitieuse : « dépouillement de tous les textes émanant de l’Assemblée nationale et du Conseil de la République (propositions de lois, rapports, etc.), éventuellement étude et transmission à l’APPCA des documents présentant un intérêt économique ou agricole ; étude des notes d’information spéciales du rapporteur général de la Commission des finances, des débats de l’Assemblée nationale et du Conseil de la République, des questions écrites et questions orales, des comptes rendus des réunions de commissions et particulièrement des commissions de l’Agriculture, des Finances et des Affaires économiques, des comptes rendus d’auditions de diverses personnalités par les commissions ; rédaction de questions écrites ou orales à la signature de parlementaires ; sur instructions du président ou du directeur de l’APPCA tous contacts avec MM. les députés et les sénateurs sur les sujets d’intérêt économique ou agricole ; relations avec les fonctionnaires secrétaires des commissions ; rédaction de projets de textes législatifs ou de projets de rapports à la demande de certains parlementaires ; rédaction de projets d’amendements à certains projets ou propositions de lois ; étude des travaux de l’APPCA afin d’être en mesure de renseigner MM. les parlementaires ; enfin remise à MM. les députés et sénateurs des commentaires des textes généraux et spéciaux émanant de l’APPCA ».

Durant l’année écoulée, il a surtout été question, à l’Assemblée nationale, du décret de février 1957 créant un Conseil de la vulgarisation agricole, d’une proposition de loi relative aux élections aux chambres d’agriculture, d’une autre relative aux conditions d’établissement des prix agricoles, des investissements agricoles et fonciers, des tarifs douaniers, et des droits de rétrocession en matière d’expropriation. Claude Langlade-Demoyen, le chargé de mission en relation avec l’Assemblée nationale a également prononcé un exposé à la session de perfectionnement des secrétaires administratifs des chambres d’agriculture, en septembre 1957, sur « comment faire aboutir les vœux des chambres d’agriculture auprès des pouvoirs publics » ; il a également rédigé un fascicule titré « Le conseiller général », publié dans la revue Chambres d’agriculture. Son homologue pour le Conseil de la République s’est chargé de l’étude de la proposition de René Blondelle relative à l’accès de l’agriculture à la Caisse nationale des marchés, approfondissement les relations avec la commission des finances du Conseil de la République. D’une façon générale, le rôle de Stanley Campbell à la chambre haute du parlement a été de relayer les propositions de loi et amendements des présidents de chambre d’agriculture qui sont aussi sénateurs – la liste des principaux en est longue, plus d’une douzaine de propositions portant notamment sur les élections aux chambres d’agriculture, au calcul du prix du blé par rapport au fermage ou aux sociétés communales de chasse. Enfin, il a rédigé le fascicule « Le sénateur » publié dans la revue de l’APPCA 3579. D’autres moyens d’action et de renforcement de liens existants sont observables, notamment par le biais de l’organisation de « voyages d’information agricole à l’intention des secrétaires de commissions parlementaires » 3580, mais également par l’envoi des vœux aux députés, notamment ceux qui sont présidents de commission, et y compris ceux qui sont aussi présidents de chambre d’agriculture 3581.

Est-ce à dire que l’action de l’APPCA, par le biais de ce service embryonnaire consacré aux « relations parlementaires », s’apparente-t-elle à ce que l’on nomme, suivant les périodes et les points de vue, un groupe de pression, un groupe d’intérêt, voire un lobby ? Forme d’organisation particulière, l’APPCA n’est cependant ni un syndicat, ni une association, et ne représente officiellement aucun groupe d’intérêt particulier, comme le font par exemple les associations spécialisées par production, telles l’APGB, la CGB, la FNPL, pour citer les plus influentes. Depuis le décret-loi du 30 octobre 1935, l’APPCA « est, auprès des pouvoirs publics, l’organe consultatif et représentatif des intérêts généraux et spéciaux de l’agriculture métropolitaine » : le statut juridique des chambres d’agriculture et de leur assemblée permanente les situe en marge des groupes d’intérêt 3582. En 1958, Jean Meynaud, étudiant les groupes de pression, considère que la presse joue une triple fonction, puisqu’elle peut à la fois « servir de véhicule à la présentation des thèses et à la diffusion des mots d’ordre ; jouer un rôle de liaison entre les membres et contribuer au maintien de leur cohésion ; fournir un outil commode pour blâmer ou louer les personnalités extérieures, spécialement les parlementaires ». Cependant il considère qu’« une place à part doit être réservée à la revue Chambres d’agriculture publiée par l’Assemblée permanente des présidents des Chambres d’agriculture : elle fournit une importante documentation sur les problèmes agricoles et les points de vue des dirigeants de la profession » 3583. C’est en effet l’une des caractéristiques de la revue dans les années 1950 et encore dans les années 1960 que de se poser en ressource documentaire et en instrument de liaison entre les chambres d’agriculture, et plus largement entre les acteurs des organisations professionnelles agricoles. Cependant, la richesse de ses pages en matière documentaire, scientifique, juridique, si elle contribue à faire de l’APPCA un foyer de spécialistes, notamment parmi ses services peuplés d’ingénieurs agronomes et agricoles et de juristes, et donc un pourvoyeur d’expertises, cela ne dément en rien l’hypothèse d’une action proche de celle des groupes d’intérêt. Il est en effet possible de penser « l’expertise comme mécanisme de représentation » 3584 et de considérer que « la force de la technocratie est moins la capacité d’un corps préexistant d’experts et de décideurs à reproduire sa domination historique sur un secteur que le résultat d’un travail permanent de construction de savoir-faire et de légitimité » 3585.

Ainsi, l’APPCA agirait à l’intersection des genres : à la fois comme une institution représentative chargée de défendre un « intérêt général agricole », dont le simple postulat suppose l’adhésion totale à un agrarisme qui ne dit pas son nom, et comme un corps technocratique en formation, capable d’alimenter les élus en études et actions expertes. Le service des « liaisons avec le Parlement », qui en 1959 concerne également les liens avec les chambres de commerce, est rattaché aux services généraux, ce qui relève à la fois son importance cruciale et son caractère central, puisque tous les services de l’APPCA sont amenés à collaborer avec lui. Assez vite, autour de l’année 1959, Claude-Langlade-Demoyen devient le chef d’un sous-service rattaché à la direction générale, tandis que Stanley Campbell se rapproche du sénat, en restant collaborateur extérieur de l’APPCA. Né le 26 janvier 1929 à Constantine (Algérie), Claude Langlade-Demoyen est le fils d’un colonel devenu directeur de société. Il entre au lycée Buffon à Paris, où il se trouve vraisemblablement sous l’Occupation, avant de gagner les bancs de la faculté de droit 3586 : il sera plus tard dit docteur en droit et ès-sciences politiques et diplômé de sciences économiques et sociales 3587. En 1951, à 22 ans, il est conseiller à la chambre de commerce France-Amérique latine, avant de devenir, l’année suivante, secrétaire général du groupe paysan à l’Assemblée nationale, poste qu’il occupe jusqu’en 1956 3588. Durant cette période, en février 1953, il a épousé Geneviève Brousse-Labarre 3589. En 1956, il achève et soutient une thèse de droit sur « l’objection de conscience dans les idées et les institutions », définie comme l’attitude négative ou positive de celui qui rejette certaines institutions, un certain état de droit, un certain pouvoir politique 3590 : la même année, il est recruté comme chargé de mission par l’APPCA. Ses attributions d’alors sont vastes et débutantes : outre les relations entre les commissions et les rapporteurs de l’Assemblée nationale, il doit orchestrer les relations de l’APPCA avec les différents cabinets ministériels, et notamment ceux de l’Agriculture, des Finances et Affaires économiques 3591. En 1961, il accède au rang de chef de service, dirigeant le service des relations extérieures et parlementaires, rattaché à la direction générale de l’APPCA : à ce moment-là de sa carrière, il est également professeur à la faculté – dite « libre » – de droit de Paris 3592.

Le parcours de Claude Langlade-Demoyen, et surtout son passage comme secrétaire général du groupe paysan à l’Assemblée nationale 3593, révèle, au-delà des formes de transversalités 3594 mises en lumières par Maria Malatesta, la volonté de l’APPCA de continuer, de l’extérieur, le travail mené à l’Assemblée nationale par Paul Antier, ami de Luce Prault et de Louis Richier, vice-président de l’APPCA. Mais la mise en œuvre concrète et quotidienne de l’intervention de l’APPCA via ses services pose encore et toujours la question des responsabilités enchevêtrées et des « représentations assurées au titre de ». Ainsi, en 1960-1961, 24 membres de chambre d’agriculture, dont douze présidents, sont conseillers économiques ; cependant, seuls huit d’entre eux le sont « au titre de l’APPCA » 3595 : les autres sont le président de la Fédération centrale du crédit agricole mutuel, celui de l’Association générale des producteurs de maïs (AGPM), ainsi que le secrétaire général et l’un des vice-présidents de la FNSEA. Lors que Pierre Lescourret, président de la chambre d’agriculture du Vaucluse et membre du CES, envisage la possibilité « d’étoffer le service des relations parlementaires » afin que « l’attention des conseillers économiques [soit] seulement attirée sur les points les plus importants [des] dossiers et rapports », il provoque des réactions mitigées.

François Houillier, nouveau directeur général des services, estime que du point de vue budgétaire, « il serait possible de donner satisfaction à M. Lescourret, si toutefois l’on peut trouver des collaborateurs donnant satisfaction ». René Blondelle considère « que malgré toutes les qualités de M. Langlade, le problème n’est pas plus résolu à l’Assemblée Nationale qu’au Sénat. Pour être pleinement efficaces, il faudrait un secrétariat qui prépare le travail des élus. Trop souvent ceux-ci sont obligés de refuser les rapports qui leur sont proposés faute de temps et de moyens pour les établir, or c’est perdre là un moyen d’influence des plus précieux », tandis qu’Eugène Forget, son prédécesseur à la présidence de la FNSEA à la fin des années 1940 et président de la chambre d’agriculture du Maine-et-Loire, « ne pense pas que ce soit le rôle de leurs collaborateurs futurs que de préparer les rapports aux lieux et place des élus », sans toutefois repousser la proposition de son collègue vauclusien. Si le président de l’APPCA « fait observer que le ou les collaborateurs envisagés devront analyser les rapports en fonction de la doctrine de l’Assemblée, lui-même ne permettrait pas d’ailleurs une autre interprétation. Des fictions [sic : frictions] ne peuvent en conséquence manquer de se produire avec les autres conseillers du groupe agricole et les autres organisations agricoles », ses homologues du Maine-et-Loire et de Savoie, en la personne de Lucien Biset, considèrent d’abord que « M. Langlade, en faisant ses exposés, n’a pas conclu, il a montré les différentes possibilités offertes par les textes, [et qu’]il[s] n’attend[ent] pas autre chose des aides qu’il[s] réclame[nt] » et que « le rôle de ces collaborateurs à venir doit se limiter à indiquer les points sur lesquels il convient de s’attacher » 3596. Sous couvert d’expertise, il s’agit bien d’orienter le regard et le jugement des élus, d’infléchir leur lecture.

Les élections de 1959 occasionnent un renouvellement inattendu qui mécontente les présidents rassemblés en session. Vieillissants dans des chambres d’agriculture en plein rajeunissement sous l’effet de l’irruption de jeunes membres nombreux, marqués par l’expérience de la Corporation paysanne, où ils ont exercé des responsabilités de premier plan quand les nouveaux élus des chambres départementales sont de moins en moins issus de ce sérail, les présidents de chambre d’agriculture paraissent campés sur leurs positions et se cramponnent à une représentativité obsolète. Réticents lorsqu’il s’agit de dévoiler leur pratique du métier d’agriculteur, invisible, ils sont de ces dirigeants cumulards, occupant simultanément de nombreuses fonctions, de la commune à Paris. Leur proximité avec les FDSEA est grande, tandis que leur engagement au sein des associations spécialisées reste difficile à mesurer. Leur légitimité est fragile face aux générations montantes et aux organisations nouvelles que leurs représentants incarnent : peu nombreux dans les CETA et les groupements de vulgarisation, les présidents de chambre d’agriculture portent pourtant collectivement des projets dans ce domaine, au sein de l’APPCA. Les engagements politiques des membres et des présidents de chambre d’agriculture disent bien la volonté de jouer un rôle dans les assemblées d’une Cinquième République honnie de la plupart d’entre eux. Au sein de l’amicale parlementaire agricole et autour des Indépendants, les réseaux politiques sont serrés. L’APPCA est indissociable de ces députés et sénateurs agrariens, jusque dans ses services, puisque se développe un service des « relations parlementaires » où se lit clairement la genèse d’une expertise très orientée politiquement. À l’heure de la loi d’orientation agricole voulue par Michel Debré, comment ces élus politiques liés aux chambres d’agriculture et à l’APPCA vont-ils aborder les débats, puis appliquer la loi ?

Notes
3578.

Le rapport sur l’activité des services 1957-1958 est finalisé le 27 mai 1958. Arch. APCA, Circulaires février 1958-juillet 1958, rapport sur l’activité des services, année 1957-1958, Organigramme p. 7.

3579.

Arch. APCA, Circulaires février 1958-juillet 1958, rapport sur l’activité des services, année 1957-1958.

3580.

Arch. APCA, Documents officiels, 1960-1962 Sénat.

3581.

Arch. APCA, Documents officiels, 1960-1962 Assemblée nationale.

3582.

Pour Michel Offerlé, partant des propositions de Gabriel A. Almond, « aux partis, la production de représentations générales et transclassistes, la conquête et l’exercice du pouvoir, aux groupes la prise en charge d’intérêts spéciaux, la pression et l’influence sur le pouvoir politique. D’où les conséquences que tirent certains auteurs : que les groupes contrairement aux partis ne sont pas des organisations politiques même s’il peuvent participer à des systèmes d’action où ils sont en rapport direct ou indirect avec des organisations politiques c’est-à-dire les partis ». Michel OFFERLÉ, Sociologie des groupes d’intérêt, Paris, Montchrestien, 1994, 157 p., p. 23.

3583.

Jean MEYNAUD, Les groupes de pression en France, Paris, Armand Colin, 1958, 372 p., pp. 132-134.

3584.

Dans le cadre des négociations autour de la PAC au début des années 1990, Sabine Saurugger observe « le rapport entre la représentation par l’expertise (économistes agronomes), le recours au nombre et à la morale (syndicats agricoles) et le processus de légitimation d’une bureaucratie ». Sabine SAURUGGER, « L’expertise, un mode de participation des groupes d’intérêt au processus décisionnel communautaire », dans Revue française de science politique, 2002, volume 52, numéro 4, pp. 375-401.

3585.

Pierre LASCOUMES, « La technocratie comme extension, cumul et différenciation continus des pouvoirs », dans Vincent DUBOIS et Delphine DULONG [dir.], La question technocratique : de l’invention d’une figure aux transformations de l’action publique, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 1999, 256 p., p. 187.

3586.

Who’s who in France, 1977-1978.

3587.

Doc. APCA, Rapport sur l’activité des services, année 1962-1963.

3588.

Who’s who in France, 1977-1978.

3589.

Ibidem.

3590.

Claude LANGLADE-DEMOYEN, L’objection de conscience dans les idées et les institutions,Paris, Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, 1958, 335 p.

3591.

Arch. APCA, Circulaires juin 1959-décembre 1959, rapport sur l’activité des services, année 1958-1959.

3592.

Doc. APCA, Rapport sur l’activité des services, année 1961-1962.

3593.

Gilles Richard rapporte que « de décembre 1953 à janvier 1956, le PPUS eut deux groupes au Palais-Bourbon : le groupe "paysan" (présidé par Paul Antier, autonome) et le groupe "indépendant paysan" (présidé par Camille Laurens, intégré au CNIP et seul représenté à son comité directeur). À partir de janvier 1956, le groupe indépendant paysan disparut pour se fondre avec les autres modérés dans le groupe IPAS déjà évoqué (président : Antoine Pinay). Seuls, 12 députés "paysans" restaient autonomes autour de Paul Antier mais apparentés aux IPAS. En 1957, Paul Antier et une poignée d’élus rallièrent le groupe poujadiste ». Gilles RICHARD, « Parti paysan et société rurale dans la France d’après-guerre… », article cité.

3594.

Soit l’aptitude à établir des alliances parlementaires, qui selon Maria Malatesta est « une autre preuve de la capacité d’adaptation des aristocraties foncières à une nouvelle époque marquée par la fin de l’identification entre représentation de classe et représentation politique ». Maria MALATESTA, « Une nouvelle stratégie de reproduction : les organisations patronales agraires européennes (1868-1914) », dans Histoire, économie et société, 1997, volume 16, n° 2, pp. 203-219, p. 219.

3595.

Arch. APCA, Circulaires, 1961-1961, Répertoire des représentations assurées au titre de l’APPCA, juillet 1961.

3596.

Arch. APCA, Comité Permanent Général, mars 1961 à juillet 1961, procès-verbal de la séance du 2 mai 1961. Voir Annexes. Dossier n° 9. Document 3.