Étudiant les évolutions économiques, sociales et politiques du monde agricole au 20e siècle, il n’est guère possible d’échapper à la césure que représentent les débuts de la Cinquième République, les lois d’orientation agricoles et l’impulsion donnée par Pisani main dans la main avec le CNJA. Il s’agit cependant de se demander si cette périodisation a du sens pour l’APPCA ou si celle-ci est restée à l’écart du mouvement, sur des positions d’arrière-garde singulièrement stratégiques. Il nous était d’abord apparu crucial d’expliciter l’engouement pour le terme « parité »dans le monde agricole et le rôle de l’APPCA – notamment de son président, René Blondelle – dans cette direction. Mais l’émergence, la diffusion et le déclin de l’usage de cette notion-clé sont difficilement traçables 3597, alors qu’un éclairage différent pouvait être apporté de l’opposition entre partisans d’une parité inhérente à une « politique des prix » qui est celle de l’indexation des prix des productions agricoles, et partisans d’une « réforme des structures ». Yves Tavernier, parmi les premiers, objective ce clivage et classe l’APPCA au premier rang des « forces traditionnelles » face à « la nouvelle génération » 3598 : de fait, en 1960, l’APPCA, affichant une moyenne d’âge de 58 ans, avec aucun président de moins de 38 ans, apparaît bien éloignée du frémissant CNJA, vers qui tous les regards se tournent. Les deux organisations se tiennent à distance : tout au long des années 1950, aux fréquentes invitations de René Blondelle aux réunions, sessions ou congrès du CNJA, celui-ci oppose le même laconique refus pour empêchement 3599.
Non que les problématiques des politistes aient perdu leur acuité – Pierre Barral, qui considérait que « le choix d’une politique agricole s’est décidé en effet dans un sens réformiste et depuis 1960 l’appui aux jeunes turcs a remplacé l’accord avec les conservateurs » 3600, a été suivi dans cette voie notamment par Bernard Bruneteau, qui évoque le « ralliement » ou la « conversion des Anciens » 3601, ou par Édouard Lynch, qui suggère la possibilité d’une « réconciliation » à l’aune du « moment Debré » 3602. Mais, pour éclairer d’une autre lueur cette riche période, on dispose de l’intégralité des réponses à l’enquête sur l’exploitation à 2UTH 3603 – deux unités travailleur-homme –, menée auprès des chambres d’agriculture par l’APPCA, expertise commandée par la loi d’orientation agricole du 5 août 1960. Il y est en effet stipulé que les chambres d’agriculture doivent mener une enquête visant à déterminer la superficie de l’exploitation « à deux unités de travailleur-homme ». Comment l’APCA se positionne-t-elle entre sa position initiale et les multiples apports des chambres départementales et des autres acteurs locaux ? Comment prend-elle en compte l’importance croissante de la question des structures qui occupe bientôt le devant de la scène et consacre le CNJA dans son rôle d’interlocuteur privilégié des pouvoirs publics ? Quelles sont les conséquences des déboires des missions consultatives de l’institution et du récent et rapide développement des activités de services des chambres d’agriculture, très prenants ? Ces questions brassent l’ensemble des acceptions relatives aux corps intermédiaire : circulation des informations, consultation, traduction, utilité sociale et légitimité sont invoquées. Surtout, la possibilité nous est donnée de questionner le rapport changeant et ambigu entre consultation des compétences et consultation des opinions.
Le traitement de cette partie du sujet sera sans doute assez différent de celui des autres. La lecture des travaux de certains sociologues des organisations et de l’innovation tels que Bruno Latour 3604 ou Michel Callon 3605, le concept de « boîte noire » et celui de la « problématisation comme entre-définition des acteurs » ont guidé la démarche. Les dirigeants agricoles, les membres des réseaux qu’ils mobilisent, les fonctions qu’ils occupent et les organisations qu’ils incarnent, les textes et les argumentaires chiffrés qu’ils développent, tous ces éléments sont susceptibles d’interagir. Postérieurement à 1962 et à la fin de l’enquête, la participation des membres des chambres et des institutions en leur nom propre aux organismes de gestion de type ADASEA (Association départementale pour l’aménagement des structures des exploitations agricoles) ou SAFER (Société d’aménagement foncier et d’établissement rural) est le signe d’un virage flagrant qu’il faut lier à la composition sociologique et politique des chambres d’agriculture et de l’APCA. Le chapitre 5 a déjà dévoilé les voies possibles de l’articulation entre le volet consultatif de l’action des chambres d’agriculture et de l’APPCA et leur stratégie d’infléchissement de l’intervention de celles-ci en matière de services : s’il s’agit toujours de réassurer la légitimité d’une institution et d’assurer ainsi sa pérennité dans le champ des organisations professionnelles agricoles, les modalités en sont ici visibles comme au microscope, de la micro-région à Bruxelles, et la question du renouvellement de l’utilité sociale des élites s’en trouve ravivée.
Explicitée dans Geneviève BASTID-BURDEAU, La genèse de l’initiative législative... ouvrage cité.
Yves TAVERNIER, « Le syndicalisme paysan et la politique agricole du Gouvernement, juin 1958-avril 1962 », dans Les paysans et la politique sous la Ve République.– Revue française de science politique, volume XII, n° 3, septembre 1962, pp. 599-647.
Arch. APCA, Centres Comités Cercles, 1952-1965.
Pierre BARRAL, Les agrariens français de Méline à Pisani, ouvrage cité, p. 318.
Bernard BRUNETEAU, Les paysans dans l’État… ouvrage cité, p. 48.
« Enfin, la pertinence du " moment Debré " se manifeste dans la redéfinition des relations avec le secteur professionnel. Loin d’être la rencontre harmonieuse entre des hommes d’État possédant une vision à long terme et une jeunesse intrépide et avide de progrès, ces années sont celles d’une transition agitée. Très vite, les responsables gaullistes, Pisani en tête, renouent des liens privilégiés avec la profession agricole, réconciliant les " jeunes " et les " vieux " que le ministère Debré avait un moment dissociés. Ils contribuent ainsi à faire de l’agriculture, tant du point de vue idéologique qu’électoral, un des relais privilégiés de l’influence du gaullisme dans les campagnes, dont les échéances électorales les plus récentes nous indiquent qu’il est toujours actif ». Édouard LYNCH, « Le "moment Debré" et la genèse d’une nouvelle politique agricole », dans Serge BERSTEIN, Pierre MILZA et Jean-François SIRINELLI [dir.], Michel Debré Premier ministre, 1959-1962, Paris, Presses universitaires de France, 2005, 680 p., pp. 335-363, p. 363.
Cinq cartons conservés dans les archives de l’APPCA, qui ont été complétés par les éléments contenus dans 25 autres cartons de la même provenance mais concernant les réunions du CPG et du bureau, les circulaires et des dossiers thématiques, ainsi que par les quelques documents présents dans le Fonds Edgard Pisani des Arch. nat. Arch. nat., 491 AP 3-8, Fonds Edgar Pisani.
Bruno LATOUR, Aramis ou l’amour des techniques, Textes à l’appui/Anthropologie des sciences et des techniques, Paris, Éditions la Découverte, 1992, 241 p.
Michel CALLON, « Éléments pour une sociologie de la traduction… », article cité.