A. Avril 1960-août 1961 : l’APPCA et la loi d’orientation agricole

Selon l’article 7 de la loi d’orientation agricole adoptée le 5 août 1960, « le ministre de l’Agriculture fait procéder, par région naturelle et par nature de culture ou type d’exploitation en tenant compte, éventuellement, de l’altitude, aux études nécessaires à l’appréciation de la superficie que devrait normalement avoir une exploitation mise en valeur directement par deux unités de main-d’oeuvre, ou plus en cas de sociétés de culture ou de groupements d’exploitants, dans des conditions permettant une utilisation rationnelle des capitaux et des techniques, une rémunération du travail d’exécution, de direction et des capitaux fonciers et d’exploitation répondant à l’objectif défini à l’article 6 ci-dessus. Dans un délai de deux ans, le ministre de l’Agriculture évalue ces superficies par arrêté après consultation de commissions départementales comprenant notamment des représentants des chambres départementales d’agriculture, des organisations professionnelles agricoles et des représentants des conseils généraux ». De plus, le dernier alinéa de l’article 2 stipule que « pour toutes les consultations de la profession agricole prévues dans la loi d’orientation agricole, le Gouvernement devra consulter notamment les chambres d’agriculture et l’Assemblée permanente des présidents des chambres d’agriculture ». Comment et par qui s’est donc décidée cette procédure de consultation associant des entités – chambres d’agriculture et syndicats agricoles affiliés à la FNSEA – foncièrement hostiles à l’idée même de seuil de rentabilité et à toute réforme foncière se fondant sur ce seuil ? Un retour en arrière, sur les évènements et les évolutions profondes qui ont eu lieu depuis la fin de la Quatrième République, s’impose.

En avril 1957, est votée la loi Laborbe sur l’indexation du prix du lait : « cette méthode individuelle devrait permettre d’obtenir un prix qui couvre les frais de production et assure aux producteurs de lait, c’est-à-dire aux exploitations familiales, un pouvoir d’achat identique à celui qu’ils avaient pendant la période de référence [définie comme celle où les prix étaient jugés satisfaisants] » 3606. Les 18 septembre et 10 octobre suivants, deux décrets consacrent l’indexation des prix agricoles sur ceux des produits nécessaires à l’activité des exploitations. Victoire pour les dirigeants agricoles : une certaine « parité » de pouvoir d’achat entre l’agriculture marchande et la moyenne bourgeoisie urbaine est désormais garantie, même si elle perpétue les hiérarchies économiques et sociales dans les campagnes en ne prenant pas en compte le revenu individuel de chaque agriculteur et en ne retenant que le volume des marchandises commercialisées 3607. Cependant, après mai 1958 et le retour du général de Gaulle au pouvoir, les objectifs de la politique économique sont considérablement différents. Le rapport Rueff-Armand pose un « diagnostic sévère pour l’agriculture dont les structures parcellaires sont jugées archaïques et les coûts de revient des produits beaucoup trop élevés [: l’agriculture] est reconnue comme l’un des obstacles à l’expansion économique dans la mesure où elle accuse un retard de développement qui "freine indirectement l’expansion de l’industrie et du commerce " » 3608. Et en décembre 1958, l’indexation des prix agricoles est abandonnée.

En novembre 1959, la FNSEA décide de « déclencher un vaste mouvement de manifestations, afin d’obliger le pouvoir à céder et à rétablir les décrets de 1957 : au cours de l’hiver, plus de 300 000 agriculteurs participent à des meetings qui se déroulent dans 31 villes, appartenant à toutes les régions, sauf le Midi méditerranéen » 3609. Le 3 mars 1960, des décrets sont votés qui prévoient le retour partiel à l’indexation des prix agricoles, ce qui constitue un recul tactique visant à faire patienter les dirigeants agricoles. Le 18 mars 1960, de Gaulle refuse de convoquer le parlement sur les problèmes agricoles, mais le 6 avril 1960, cinq projets de loi, considérés comme la « Charte agricole de la Cinquième République », sont déposés au parlement : loi d’orientation, loi-programme d’équipement, loi foncière, loi sur l’enseignement agricole et loi créant une assurance maladie-chirurgie des exploitants. Il s’agit d’une tentative pour appréhender le problème agricole dans son entier dans un contexte où le gouvernement refuse de revenir aux « errements de l’indexation » tout en étant soumis à l’opposition des grandes organisations agricoles et à la pression des parlementaires 3610.

Le 26 avril 1960, à l’Assemblée nationale, la discussion générale commune sur les sept projets de loi concernant l’agriculture est introduite par le premier ministre Michel Debré. Rappelant que « c’est un problème politique au sens le plus élevé du terme, car il touche l’avenir économique, l’avenir social et même l’avenir sentimental ou moral de la Nation », il en énumère les implications économiques et sociales, qui l’amènent à statuer que « cette agriculture doit être moderne ; elle doit trouver sa place dans une société qui se rajeunit ; elle ne peut demeurer à la traîne du progrès sans un trouble tel que la France ne serait plus la France ». Comme pour souligner encore l’importance du projet, il poursuit ainsi : « la Nation française s’est faite autour de sa terre […], il n’y a pas seulement un réconfort moral dans la prospérité des champs, il y a un sens particulier de l’amour national dans la valeur et prospérité de la terre française », introduisant par là-même l’idée de fortes tensions sous-jacentes contradictoires. Il mentionne les rapports préparatoires commandés par le gouvernement à partir de la fin de l’été 1959, qu’il présente comme « l’étude minutieuse de toutes les nécessités agricoles françaises pour la génération présente et la génération à venir ». S’adressant aux députés et aux sénateurs, notamment à Marcel Lemaire, président de la commission de la production et des échanges du Sénat et à Albert Lalle, président du groupe de travail chargé de l’agriculture à l’Assemblée nationale, il introduit un débat qu’il considère « à la fois comme une présentation des projets gouvernementaux et [comme] une confrontation » 3611.

Lors de la séance du 28 avril, dans son exposé introductif, le ministre de l’Agriculture, l’indépendant Henri Rochereau, expose d’emblée ses réticences vis-à-vis des mesures foncières contenues dans les projets de loi déposés au début du mois. Ces réticences, qui découlent d’une méfiance à l’égard des groupements envisagés et des sociétés d’exploitation, ainsi que d’un raisonnement qui subordonne toute évaluation des dimensions minimales ou optimales de l’exploitation agricole rentable à la fixation des prix des produits agricoles, sont largement partagées par les dirigeants de la FNSEA et de l’APPCA notamment. Les débats parlementaires, à l’Assemblée nationale comme au Sénat, s’étalent sur plus d’une quinzaine de jours, entre la fin du mois d’avril et le début du mois d’août 1960. Sans perdre de vue l’ensemble du projet de loi, principalement les mesures foncières et l’objectif de parité de la loi d’orientation agricole, il est possible d’analyser le déroulement des débats parlementaires du printemps et de l’été 1960 et de mieux comprendre comment les chambres d’agriculture, et partant, l’APPCA, ont été associées à la détermination d’une donnée dont elles récusent la pertinence, l’exploitation dite « à 2 UTH ». La consultation des chambres d’agriculture voulue dans la loi d’orientation par le gouvernement Debré était-elle une façon de compromettre l’APCA en l’entraînant sur un terrain où elle se gardait bien de s’aventurer ?

Notes
3606.

http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/biographies/IVRepublique/laborbe-jean-08101911.asp

3607.

Les auteurs du tome 4 de l’Histoire de la France rurale évoquent même « une rente de situation garantie et protégée par l’État » accordée « au grand fermier du Bassin parisien, producteur de céréales et adepte de la coopération ». Michel GERVAIS, Marcel JOLLIVET et Yves TAVERNIER, Histoire de la France rurale, tome 4… ouvrage cité, p. 624.

3608.

Ibidem, p. 627.

3609.

Yves TAVERNIER, « Le syndicalisme paysan et la politique agricole du Gouvernement… », article cité, p. 612.

3610.

Michel GERVAIS, Marcel JOLLIVET et Yves TAVERNIER, Histoire de la France rurale, tome 4… ouvrage cité.

3611.

Journal officiel. Débats parlementaires, discussion générale du 26 avril 1960.