Discours et orateurs

André Bégouin est alors le seul des trois députés présidents de chambre d’agriculture à prendre la parole, comme nous le verrons, tandis que trois membres d’une chambre font de même, plus sporadiquement. En juillet, l’intervention d’Albert Lalle, membre de la chambre d’agriculture de la Côte-d’Or, est à peine émaillée de remarques laconiques de Jacques Le Roy Ladurie, attrapées au vol par le rédacteur. Les sénateurs membres et présidents de chambre d’agriculture ne sont en somme guère plus présents dans les débats. Certes, Jean Deguise, rapporteur, membre de la chambre d’agriculture de l’Aisne, est omniprésent dans la discussion, avec plus de quarante interventions recensées. On peut certes comptabiliser quatorze prises de parole imputables à René Blondelle 3612, mais parmi les sept autres présidents de chambre d’agriculture qui sont sénateurs, ne se démarque guère que Marcel Lemaire, avec six occurrences de son nom dans les pages du Journal officiel consacrées aux débats parlementaires, tandis qu’Hector Dubois et Martial Brousse, présidents des chambres d’agriculture de l’Oise et de la Meuse, s’immiscent encore plus timidement dans la discussion – respectivement deux et une fois. Des quatre autres présidents sénateurs, deux n’ont apparemment pas pris la parole pendant les débats sur la loi d’orientation agricole, et deux autres ne se sont illustrés par aucune intervention au palais du Luxembourg au cours de l’année 1960. Enfin, parmi les membres de chambre d’agriculture, au Sénat, Octave Bajeux, 46 ans, membre de la chambre d’agriculture du Nord depuis 1952, intervient à quatre reprises, surtout à propos de la question des assurances sociales des exploitants agricoles, tandis que le Dordognais Marcel Brégegère participe encore plus discrètement à la discussion. Il reste que cette comptabilité, si elle fait ressortir le rôle de quelques-uns et l’absence de tous les autres, ne dit rien de la réception du texte et des velléités des uns et des autres d’infléchir le processus législatif, ou du moins de s’y inscrire autrement que par le vote.

Jean Lainé 3613 – membre de la chambre d’agriculture de l’Eure depuis 1952 et député « paysan » depuis janvier 1956 – intervient dans la discussion générale commune sur les projets de loi concernant l’agriculture. Son scepticisme et sa colère sont palpables et dénotent un alignement sans faille sur les positions des indépendants-paysans, car il s’exprime ainsi : « je sais que dans certains milieux on croit que la crise agricole est uniquement due à l’ignorance des paysans. On peut y remédier grâce à la vulgarisation, aux centres de gestion, aux moniteurs des chambres d’agriculture, aux instituteurs itinérants, aux centres d’études des techniques agricoles, aux centres de comptabilité. Quand on a employé toutes les techniques modernes contrôlées par des techniciens, si le prix de revient des produits agricoles demeure supérieur à leur prix de vente, cela prouve d’une manière éclatante que la crise agricole actuelle est une question de prix » 3614. Le même jour, l’intervention du catholique 3615 Étienne Lux, âgé de 35 ans, nouveau membre de la chambre d’agriculture du Bas-Rhin, député MRP de ce département depuis 1956, montre combien la politique des prix semble l’horizon indépassable de bien des parlementaires et dirigeants agricoles, au-delà des étroits clivages politiques et générationnels, lorsqu’il déclare : « en tout cas, tant que le principe du prix de revient ne sera pas respecté à l’égard de l’agriculture, tous les efforts tendant à réformer les structures et que nous sommes actuellement en train d’examiner, tous les efforts en vue d’améliorer la productivité, et que beaucoup de nos agriculteurs ont déjà mis en œuvre, seront inefficaces, voire inutiles » 3616.

Pour André Bégouin, 57 ans, « aucun problème de structure ne peut masquer cette réalité fondamentale : celle des prix. Ces prix sont à un niveau tel qu’il n’est pas question pour l’agriculture de possibilités d’autofinancement, de marges attrayantes pour les capitaux. Elle demande seulement que ses prix couvrent ses frais généraux et rémunèrent son travail » 3617. Ainsi cet ancien syndic-adjoint de l’URCA de Charente-Maritime, président d’honneur de la FDSEA de ce département, devenu membre et président de la chambre d’agriculture en 1952, écarte lui aussi toute alternative à une politique de soutien des prix. Le même jour, 4 mai 1960, intervient dans le débat Pierre Bourdellès. Cet ancien membre de la chambre d’agriculture des Côtes-du-Nord, député radical inscrit au groupe de l’ « Entente démocratique » prononce un assez long discours en faveur de l’aviculture bretonne et contre l’assujettissement des aviculteurs à la patente, témoignant ainsi également du faible intérêt des parlementaires pour les propositions contenues dans le projet de loi : « comment, devant de telles initiatives, n’y aurait-il pas de réaction du bon sens paysan ? Est-ce que les élevages ne sont pas déjà suffisamment taxés du fait que l’État impose des prix de cession du blé et du maïs, par exemple, qui mettent l’aviculture française en position d’infériorité vis-à-vis de la concurrence étrangère ? » 3618.

Les 12, 17, 18 et 19 mai 1960 sont consacrés à la discussion des quatre premiers projets agricoles, article par article. Le groupe socialiste dépose une motion de renvoi qui est rejetée à une large majorité. Albert Lalle 3619, président du groupe de travail chargé de l’agriculture, déclare que la commission s’oppose au renvoi. La liste des députés qui ont voté pour le renvoi révèle qu’aucun des députés membres des chambres d’agriculture n’a voté pour. Vient alors la discussion de l’article 4 qui dispose que : « Le ministre de l’Agriculture fait procéder aux études nécessaires à l’appréciation par région et par nature de culture ou type d’exploitation :

1. De la superficie que devrait normalement avoir une exploitation agricole pour assurer tout à la fois un peuplement conforme aux nécessités démographiques et une utilisation rationnelle des capitaux et des techniques

2. De la superficie que devrait normalement avoir une exploitation mise en valeur directement par deux unités de main-d’œuvre.

Le ministre de l’Agriculture évalue ces superficies par arrêté après consultation de commissions départementales comprenant notamment des représentants des chambres départementales d’agriculture et des organisations professionnelles agricoles ».

Des amendements nombreux sont proposés, afin de ne retenir que le deuxième alinéa et de supprimer le premier, afin de maintenir la référence aux nécessités démographiques, afin de définir l’exploitation familiale – notamment avec un plafond d’heures de travail salarié sur l’exploitation fixé à 2 400 –, afin de prendre en compte la « productivité maximum » et le « niveau de vie des exploitants », afin de déterminer s’il faut ajouter les termes « masculine ou féminine » à la suite d’ « unités de main-d’œuvre » : autant d’amendements qui révèlent la foule de questionnements et le flou idéologique qui entoure le concept des 2UTH. Un sous-amendement est adopté sur avis de la commission présidée par Albert Lalle qui visait à compléter le dernier alinéa de l’article 4 par la phrase suivante : « L’avis des chambres d’agriculture et des organisations professionnelles agricoles départementales sera également sollicité préalablement à la définition des régions naturelles mentionnées à l’alinéa 1 er  » 3620.

La discussion du projet de loi d’orientation agricole, adopté par l’Assemblée nationale le 19 mai, se poursuit au Sénat le 22 juin. Le rapporteur pour la commission des affaires économiques et du Plan est le quinquagénaire Jean Deguise, membre de la chambre d’agriculture de l’Aisne depuis 1952, président du CETA du nord de l’Aisne 3621, conseiller général de Vermand et sénateur MRP, réélu en 1959 après un premier mandat de conseiller de la République débuté en 1955. Il résume quel a été le travail de la commission qu’il représente, qui a notamment « cherché à matérialiser les instruments de réalisation. De là, l’article 1 er  bis (nouveau) créant un institut national paritaire – Gouvernement et profession – d’économie rurale, ayant pour mission de synthétiser toutes les études propres à dégager des références économiques exactes en vue de l’application de la politique agricole définie dans la loi d’orientation. De là encore un autre article confiant aux chambres d’agriculture la mission de présenter aux pouvoirs publics les suggestions résultant des études de l’organisme précédent. Certes, ces initiatives peuvent être contestées. Mais il est apparu à la commission la nécessité primordiale de se placer sur le terrain des réalités et, pour ce faire, d’utiliser des instruments mêmes imparfaits, plutôt que d’attendre le bon vouloir des technocrates, dont l’influence est si grande, et pas toujours heureuse, auprès des pouvoirs publics, spécialement dans le domaine agricole ». En opposant technocrates et « représentants », élus politiques ou autres, Jean Deguise nie de fait une autre ligne de clivage, celle qui oppose jeunes et vieux syndicalistes, partisans de la politique des prix et de celle des structures. Il convient cependant de ce que l’article 4 « définissant l’exploitation familiale, ne satisfait personne » : d’emblée, dans son discours, les difficultés se heurtent à la question de la définition de l’exploitation à 2 UTH et de la place des chambres d’agriculture dans cette détermination. André Armengaud, le rapporteur pour la commission des finances, enchaîne en rappelant « qu’une politique de prix n’est pas en elle-même suffisante pour déterminer une politique agricole » 3622.

Marcel Brégégère, sénateur socialiste de la Dordogne, ancien syndic adjoint de l’URCA et membre de la chambre d’agriculture de ce département considère que « l’indexation c’est le SMIG des agriculteurs » et dit son « inquiétude » à propos des « propositions de modification de structure des exploitations ». Il demande au ministre d’« apporter des éclaircissements sur ces questions de superficie minimum des exploitations, d’utilisation rationnelle des capitaux investis, des techniques modernes, que seules certaines exploitations peuvent assurer ». Il explique enfin que c’est dans le but d’aider les petits et moyens exploitants en difficulté qu’il fait partie des sénateurs qui ont « déposé un projet de loi tendant à définir les exploitations familiales, recherchant les possibilités de leur apporter une aide spéciale sur le plan économique et social et demandant que des avantages particuliers leurs soient réservés en priorité » 3623. On voit ainsi comment d’emblée, dès les premiers débats au Sénat où les agriculteurs sont si nombreux, la notion d’exploitation à 2 UTH est l’objet de tentatives d’appropriation et de détournement par les représentants des différentes tendances politiques.

Faisant le point sur la crise de l’agriculture, René Blondelle attire l’attention des sénateurs sur le « fait que le monde paysan, au cours de ses manifestations, n’a pas réclamé au Gouvernement une autre politique agricole. Il a demandé au Parlement de lui donner une charte de l’agriculture. Ceci est plein de sens, ceci impliquait une manifestation de confiance dans le Parlement et, je m’en excuse, peut-être en même temps une manifestation de défiance vis-à-vis du Gouvernement ». L’hostilité du président de l’APPCA au gaullisme est ici lisible sans détours. Son attachement à la politique des prix et son dédain à l’égard de toute réforme des structures ne fait pas non plus de mystère : « si certaines et sans doute de nombreuses exploitations ne peuvent pas vivre avec leurs structures actuelles, il n’est pas une exploitation française qui puisse vivre avec les prix actuels ». Façon expéditive de conditionner la seconde à la réalisation de la première et de s’en tenir à sa marotte : la « parité des prix agricoles et des prix industriels » 3624. Cependant la discussion de la loi est bien l’occasion d’une réelle offensive pour René Blondelle.

Notes
3612.

Voir Annexes. Dossier n° 10. Tableau 5.

3613.

Président d’honneur de la FDSEA de l’Eure, président de la coopérative d’approvisionnement Lieuvin-Roumois (Annuaire APCA 1959), Jean Lainé a été membre de l’URCA de l’Eure dès la fin de l’année 1942 et jusqu’en 1944. Arch. nat, F10 4972, archives de la Corporation paysanne, anciennes listes des membres des URCA et du Conseil régional corporatif, 1942 ; nouvelles listes des membres des URCA et du Conseil régional corporatif, 1944.

3614.

Journal officiel. Débats parlementaires. Assemblée nationale, discussion générale du 3 mai 1960, p. 588.

3615.

Isabelle SPECHT-HOEFFEL, Société et paysannerie en Alsace. Le pouvoir de décision des agriculteurs. Son évolution dans le Kochersberg de 1960 à 1985, Strasbourg, Publications de la Société savante d’Alsace et des régions de l’Est, 1988, 311 p., p. 87.

3616.

Journal officiel. Débats parlementaires. Assemblée nationale, discussion générale du 3 mai 1960, p. 590.

3617.

Journal officiel. Débats parlementaires. Assemblée nationale, discussion générale du 4 mai 1960, p. 613. Voir Annexes. Dossier n° 10. Document 1.

3618.

Ibidem, p. 615.

3619.

Né en 1905, à Villy-le-Moutier, en Côte-d’Or, Albert Lalle, fils de forgeron, est en 1933 « plus jeune maire de France » avant de devenir président de la coopérative des magasins et silos de Nuits-Saint-Georges. « Sous-lieutenant de réserve mobilisé en 1940 au 408 e pionnier », réfugié en Suisse puis de retour en Côte-d’Or où il aurait « ralli[é] les rangs de la Résistance », il a été membre du comité départemental de la Libération en tant que délégué de l’agriculture. Élu député en juin 1946, puis quatre fois réélu, il siège avec les « Républicains indépendants » puis avec les « Indépendants et paysans d’action sociale ». Président de la commission de l’Agriculture à l’Assemblée nationale depuis 1951, Albert Lalle a été élu membre de la chambre d’agriculture de la Côte-d’Or en mai 1959 et, depuis, il accompagne le président Joseph Clair-Daü aux sessions de l’APPCA. Sources : Arch. nat., F1CIII 1216, Rapports de Préfets, fin 1944-fin 1946, lettre du préfet au ministre de l’Intérieur. Cabinet, le 7 mars 1946. http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/biographies/IVRepublique/lalle-albert-24051905.asp

3620.

Journal officiel. Débats parlementaires. Assemblée nationale, discussion générale du 12 mai 1960, pp. 798-802.

3621.

Bulletin des centres d’études techniques agricoles (CETA), n° 21, juillet-août 1955. Liste des CETA, pp. 247-251.

3622.

Journal officiel. Débats parlementaires. Sénat, discussion générale du 22 juin 1960, pp. 456-460.

3623.

Ibidem, p. 468.

3624.

Ibidem, pp. 471-472.