Imposer un « canal unique de consultation » 3625

Le lendemain 23 juin, la discussion se poursuit longuement au Sénat. Jean Deguise, au nom de la commission des affaires économiques et du plan, dépose un amendement visant à compléter l’article 1er de la loi, qui expose les buts de celle-ci. L’article se termine alors ainsi : « Cette politique sera mise en œuvre avec la collaboration des organisations professionnelles agricoles. Les instruments de la politique agricole seront des organismes professionnels disposant de moyens d’exécution. À leur défaut, ils pourront être des établissements publics ou des administrations publiques auprès desquels seront constitués des comités professionnels consultatifs » 3626. Rejeté par la commission des affaires économiques, « qui l’interprétait comme jetant les bases d’un nouveau corporatisme agricole », le dernier alinéa de l’article doit, selon l’amendement présenté par Jean Deguise, être remplacé par les dispositions suivantes : « Pour toutes les consultations de la profession agricole prévues dans la loi d’orientation, les chambres d’agriculture et l’Assemblée permanente des présidents de chambre d’agriculture sont seules chargées de présenter aux pouvoirs publics les avis correspondants. À cet effet, elles doivent obligatoirement recueillir et confronter les avis des organisations syndicales et, dans les domaines où elles sont compétentes, des organisations de gestion ou de comptabilité, des organisations coopératives, mutualistes et de crédit. Pour réaliser pleinement ces objectifs, la composition de l’Assemblée permanente des présidents de chambre d’agriculture doit être modifiée par l’élection en son sein de délégués des organisations professionnelles nationales » 3627.

C’est René Blondelle qui est chargé de défendre cet amendement devant ses collègues sénateurs. Il expose le danger qui existerait à jouer la division parmi les organisations et la propension des pouvoirs publics à « désigne[r] des organismes consultatifs en choisissant les personnes qui les composent, ce qui est une assurance particulière de ne pas avoir trop d’oppositions » : on retrouve là presque intacte la crispation sur la logique consulaire constatée à l’occasion de la crise du printemps 1953 autour de la gestion des zones-témoins. Il est singulier de constater que René Blondelle n’évoque pas la volonté des sénateurs mais celles des organisations professionnelles, au nom desquelles il ne se cache pas de parler : ainsi, ce sont elles qui « cherchant un canal unique de consultation, […] se sont tout naturellement tournées vers les chambres d’agriculture et l’assemblée des présidents de chambre d’agriculture. Elles ont considéré que le code rural lui-même imposait ce choix », invoquant les articles 502 et 542 dudit code. Malgré des taux de participation de 45 % – pour les électeurs individuels – contre 82 % pour les groupements, surtout malgré les mécontentements vifs survenus après les élections encore récentes de 1959, René Blondelle se dit convaincu que les chambres d’agriculture et l’APPCA « représentent véritablement les agriculteurs [et] la profession agricole » : « elles les représentent beaucoup plus que certains groupements que l’on peut consulter à tout instant et qui n’ont souvent que quelques milliers d’adhérents cotisants ». Il va même jusqu’à assimiler les chambres d’agriculture et leur président au « pays légal » 3628.

André Monteil, ancien député MRP, devenu ministre de la Santé dans le gouvernement de Pierre Mendès-France en 1954 3629, sénateur du Finistère depuis 1959, s’y oppose, considérant que cela accorderait à l’APPCA un « véritable monopole de représentation du monde agricole auprès du Gouvernement ». Il appuie son refus d’un argument disant sa perception du rôle des chambres d’agriculture et de l’assemblée permanente : selon lui « l es informations du Gouvernement à provenir du syndicalisme, des fédérations de coopératives, des cercles de jeunes agriculteurs lui parviendront filtrées, tamisées, interprétées par les chambres d’agriculture ».

René Blondelle réagit vivement : « Je proteste contre la sorte d’accusation qui nous a été faite de vouloir démanteler l’État » 3630. La responsabilité de la rédaction de l’amendement visant à compléter l’article 1er de la loi, rédigé en commission, incombe au président de l’APPCA : directement issu du projet de loi-cadre élaboré en février 1960 par l’APPCA, cet amendement en reprend mot pour mot le titre III 3631. Celui qui en février 1951 signait l’« Accord national agricole » 3632, qui a quitté la présidence de la FNSEA depuis 1954, défend ainsi désormais un amendement tendant à invalider la lettre de cet accord, en faisant des chambres d’agriculture, ou plutôt de l’APPCA, le médiateur principal entre les agriculteurs et les organisations professionnelles agricoles d’un côté, et de l’autre les pouvoirs publics – parlement, gouvernement, ministère. Le choix du Sénat pour porter cette requête n’est pas anodin : la règle voulant que les parlementaires renoncent à leurs mandats de dirigeants de la FNSEA et des FDSEA 3633, les intérêts de la principale fédération agricole ne sont pas défendus avec beaucoup de verve au sein de l’hémicycle du palais du Luxembourg. C’est en soi la démonstration, si besoin était, que René Blondelle est désormais avant tout président de l’APPCA et qu’il a pris fait et cause pour cette institution, jusqu’à tenter de lui faire prendre sa revanche sur l’« Accord national agricole ». Il se dit même prêt à supprimer le mot « seules »de « [s]on amendement […] ce qui rassurera beaucoup de gens et garantira néanmoins que les établissements publics seront consultés » 3634, soit à accepter de n’obtenir qu’une demi-victoire, signe de la volonté ancrée dans une histoire chahutée de réassurer les chambres d’agriculture dans leur rôle consultatif, tout en insérant l’APPCA comme maillon du dispositif.

Un flash-back s’impose qui tenterait de faire le point sur l’activité consultative de l’APPCA et des chambres depuis 1949 3635. Si une première évidence saute aux yeux, soit la forte diminution du nombre de motions votées par session par rapport à la période de l’entre-deux-guerres, il apparaît que des changements qualitatifs se sont également produits. On assiste ainsi à la disparition de la tendance au morcellement et à la démultiplication de vœux concernant la protection douanière ou l’organisation des marchés par produits. Mais dès le milieu des années 1950, passée une période de cantonnement aux aspects techniques, d’équipement et d’aménagement, des motions très ambitieuses touchant à la politique agricole générale, à la politique économique et sociale, notamment par le biais du Plan et du marché commun, se font plus fréquentes, nombreuses et insistantes, sans empêcher des retours récurrents, par soubresauts, aux questions relatives aux prérogatives des chambres d’agriculture, telles qu’elles ont été fixées par l’accord du 8 février 1951.

Lors de la première session de 1959, René Blondelle déclare que l’activité consultative de l’APPCA « n’a pas été importante parce que les méthodes de la 4 e  République étaient de ne pas tellement consulter les corps professionnels qui étaient en place pour apporter ces consultations et ces avis, mais d’essayer de créer partout d’autres groupes ou des commissions, où l’on plaçait qui l’on voulait pour avoir un avis à peu près conforme et pour ne pas avoir tellement à rendre compte devant les corps constitués de la position que l’on prenait. Est-ce que sous la 5 e  République qui en est à ses débuts, on rectifiera la position ? Je n’oserai pas l’affirmer. Je serais presque tenté de dire que ce sera peut-être pire… (applaudissements)… parce que si je devais signaler les consultations que l’on a prises dans nos chambres d’agriculture ou notre APPCA depuis un an, j’ai l’impression que je n’en aurais pas beaucoup à citer. C’est évidemment un grand tort pour un Gouvernement qui se veut fort et n’est fort que s’il sait s’entourer des avis délibérés des organismes qui sont là pour représenter les intérêts entre lesquels il a à arbitrer » 3636.

Si les pouvoirs publics n’ont pas « pris » de consultations auprès des chambres d’agriculture et de l’APPCA, il semble que cette dernière ait régulièrement consulté les chambres départementales : sur 123 rapports présentés en session entre 1949 et 1959, 52 sont présentés comme se fondant sur une enquête auprès des chambres d’agriculture. Cependant, 38 de ces enquêtes sont réalisées entre 1950 et 1954, et concernent des pans de l’activité consultative officiellement dévolue aux chambres d’agriculture, autour des trois axes du progrès technique, de la formation et de l’équipement – neuf enquêtes concernent « l’amélioration de la fertilité des sols » et ses corollaires, une dizaine d’autres ont pour sujet l’habitat rural, le logement, l’équipement individuel et collectif, et côtoient des enquêtes fréquentes sur les différentes formes d’enseignement agricole ou le remembrement et les échanges amiables. Quelques enquêtes peuvent cependant avoir nourri la position de l’APPCA sur la parité, notamment celle conduite en 1950-1951 par Jacques Le Roy Ladurie et intitulée d’abord « le pouvoir d’achat des agriculteurs » puis « le pouvoir d’achat de l’agriculture ». Depuis 1955, la seule enquête mentionnée dans les rapports de l’APPCA qui ne soit pas consacrée à l’un des trois volets du domaine d’intervention dévolu à l’assemblée permanente depuis l’« Accord national agricole » de février 1951 concerne « les comités d’expansion économique et les chambres d’agriculture ».

Ainsi, à la fin des années 1950, le président de l’APPCA se désole d’une absence de consultation de la part des « pouvoirs publics », sans insister sur le fait que le rétrécissement du domaine où elle est reconnue comme légitime a entraîné le repli sur une consultation de l’échelon départemental très assidue mais cantonnée à quelques aspects circonscrits. Les questions plus vastes et liées à la politique économique et, partant, agricole, donnent certes lieu à de prolixes rapports présentés devant les présidents réunis en session, mais ceux-ci ne s’appuient jamais sur des enquêtes réalisées auprès des chambres d’agriculture, et ils sont portés soit par des membres du bureau, tel Henri Chatras ou Marc Ferré, soit par des directeurs de service de l’APPCA, au premier rang desquels Luce Prault et Georges Bréart. Ce constat ne semble pas devoir être oublié lorsqu’est évoquée l’opiniâtreté avec laquelle René Blondelle défend l’idée d’un canal unique de consultation en faveur de l’APPCA, laissant accroire qu’il s’agirait du moyen de consulter les chambres d’agriculture et ainsi, l’ensemble des représentants des agriculteurs, dont ceux issus des organisations professionnelles agricoles, quand les positions de l’assemblée permanente en matière de politique agricole, économique et sociale semblent n’être que celles d’une poignée de ses dirigeants parisiens.

Les sénateurs adoptent le 23 juin ce qui, à ce stade d’une élaboration législative inachevée, s’appelle l’article 4 de la loi d’orientation, ainsi rédigé : « le ministre de l’Agriculture fait procéder aux études nécessaires à l’appréciation, par région naturelle et par nature de culture ou type d’exploitation en tenant compte, éventuellement, de l’altitude, de la superficie que devrait normalement avoir une exploitation mise en valeur directement par deux unités de main-d’oeuvre, ou plus en cas de sociétés de culture ou de groupements d’exploitants, dans des conditions permettant une utilisation rationnelle des capitaux et des techniques, une rémunération du travail d’exécution, de direction et des capitaux fonciers et d’exploitation répondant à l’objectif défini à l’article 3 ci-dessus. Le ministre de l’Agriculture évalue ces superficies par arrêté après consultation de commissions départementales comprenant notamment des représentants des chambres départementales d’agriculture, des organisations professionnelles agricoles ». Jean Deguise, rapporteur, défend l’expression « deux unités de main-d’œuvre » contre la volonté de Georges Boulanger 3637 de lui substituer celle d’« une famille paysanne aidée au besoin par un ou deux domestiques permanents » : le sénateur de l’Aisne juge la première expression plus précise et estime que « c’est sur ces quelques mots que la plus grande adhésion a été admise partout » 3638. Enfin, est adopté un amendement qui vise à accorder un délai de deux ans au ministre pour déterminer ces superficies.

Notes
3625.

Journal officiel. Débats parlementaires. Sénat, discussion générale du 23 juin 1960, pp. 491-492.

3626.

Ibidem, p. 488.

3627.

Ibidem, p. 491.

3628.

Journal officiel. Débats parlementaires. Sénat, discussion générale du 23 juin 1960, pp. 491-492.

3629.

http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/biographies/IVRepublique/Monteil-Andre-15081915.asp

3630.

Journal officiel. Débats parlementaires. Sénat, discussion générale du 23 juin 1960, p. 494.

3631.

Arch. APCA, Circulaires, janvier 1960-mai 1960. L’intérêt national exige une loi verte. Propositions de l’Assemblée permanente des présidents des chambres d’agriculture, 4 et 5 février 1960.

3632.

Lequel accord stipulait que les chambres d’agriculture « ne se prononceront sur les demandes de renseignements et avis dont elles seront saisies par les Pouvoirs Publics qu’après avoir consulté les groupements agricoles intéressés ; [et qu’elles] orienteront leurs activités vers l’étude et la réalisation de projets d’intérêt général tel notamment : l’éducation professionnelle, le progrès technique, l’équipement individuel et collectif de l’agriculture ». « Accord national agricole du 8 février 1951 », dans Chambres d’agriculture, janvier-mars 1951, pp. 9-10. Signé par Pierre Martin, président de la CGA, René Blondelle, président de la FNSEA, et J.-E. Lucas, secrétaire de l’APPCA.

3633.

Dans les faits, à de rares exceptions près, ceux qui sont élus députés ou sénateurs renoncent à leurs mandats de présidents de FDSEA ou de membres du conseil d’administration de la FNSEA : beaucoup restent simples administrateurs de FDSEA ou présidents d’honneur, sans rompre évidemment le lien avec la mouvance syndicale.

3634.

Journal officiel. Débats parlementaires. Sénat, discussion générale du 23 juin 1960, p. 494.

3635.

Voir Annexes. Dossier n° 10. Graphique 1.

3636.

Chambres d’Agriculture, 1-15 août 1959, supplément au n° 177-178, p. 10.

3637.

Sénateur MRP du Pas-de-Calais où il est directeur de la mutualité agricole. Voir sa biographie : http://www.senat.fr/senfic/boulanger_georges000316.html

3638.

Journal officiel. Débats parlementaires. Sénat, discussion générale du 23 juin 1960, pp. 515-519.