Se positionner

Le premier dossier, « Positions de l’APPCA (chronologiques) », a été constitué en parallèle aux autres, qui contiennent des éléments contemporains mais également postérieurs et offrent un aperçu des arguments à partir desquels l’APPCA a tenté de définir sa position. La position, c’est la « manière dont une chose, une personne est posée, placée, située, le lieu où elle est placée » et c’est la place relative, en mathématique, en linguistique comme en musique. Dans le domaine militaire, la position désigne « l’emplacement de troupes, d’installations ou de constructions militaires », et l’on parle de position stratégique, de position-clé, de positions de défense, de positions ennemies et enfin de guerre de positions. La position, c’est évidemment plus largement l’« ensemble des circonstances diverses où l’on se trouve », un état, une situation, une condition, et enfin l’« ensemble des idées qu’une personne soutient et qui la situe par rapport à d’autres personnes » 3727. Comment cette position a-t-elle évolué ? Qu’est-ce qui a contribué à la faire évoluer, s’affiner et s’afficher ainsi entre 1961 et 1962 ? Dans quel environnement s’est-elle formée, par rapport à quelles positions simultanément en train de s’affirmer ? L’étude des pièces du dossier, de leur agencement et de leur désignation permet de faire ressortir les angles par lesquels l’APPCA entend aborder la question des structures et d’approcher les processus décisionnels de l’assemblée permanente, impliquant élus et salariés, acteurs de l’institution et acteurs extérieurs, public et privé, répertoire savant et répertoire militant.

Le dossier titré « Positions de l’APPCA (chronologiques) » ne contient guère qu’un exemplaire du texte de l’enquête 60-7, ainsi que cinq lettres. La lettre d’Henri Rochereau datée du 31 juillet 1961 informant formellement l’APPCA de ses intentions, le brouillon de la réponse du 24 août 1961 3728, le brouillon de la lettre du 6 septembre 1961 à Edgard Pisani l’informant de ce que « le CPG du 5 septembre a étudié le problème des structures et va envoyer une lettre circulaire à tous les présidents de CA pour les inviter à entreprendre dès maintenant ces études » 3729 et surtout la copie d’une lettre datée du 22 septembre 1961 et témoignant des positions déjà très arrêtées de l’APPCA sur les orientations à donner à l’enquête 3730. René Blondelle informe Edgard Pisani des décisions prises par le bureau de l’APPCA suite à l’envoi du document intitulé « Contribution à la recherche d’une méthode pour l’exécution des études prescrites par l’article 7 de la loi n° 60-808 du 5 août 1960 d’orientation agricole » : cette longue étude propose un panel de méthodes de calcul, sans trancher pour l’une ou l’autre, et soulève les problèmes posés par la formulation ambiguë et changeante de la question posée – signification des « deux unités de main-d’œuvre », superficie minimale ou optimale, multiplicité des facteurs en jeu 3731.

Ainsi, le bureau de l’APPCA entend « appeler [l’]attention [du ministre] sur les seules méthodes permettant de respecter à la fois ce délai et les obligations inscrites dans la loi ». Selon lui, il conviendrait mieux de se contenter d’évaluer « dans les diverses régions naturelles et par nature de culture ou type d’exploitation en tenant compte, éventuellement, de l’altitude, les superficies qui devraient normalement être mises en valeur directement par deux unités de main-d’œuvre ou plus » en se fondant d’abord exclusivement sur la «  capacité de travail de l’unité de main-d’œuvre  » 3732. Ensuite, René Blondelle entend montrer pourquoi il serait prématuré de mettre en œuvre de complexes modèles économiques, puisque la rentabilité de l’exploitation est conditionnée par le niveau de l’aide financière de l’État prévue à l’article 8 de la loi d’orientation 3733, ainsi que par le niveau des prix, l’article 31 de la loi d’orientation agricole prévoyant de fixer des prix d’objectifs, « ces prix devant être fixés de manière à assurer aux exploitants agricoles, compte tenu de l’ensemble des productions en bénéficiant, un pouvoir d’achat au moins équivalent à celui qui existait en 1958  ». L’APPCA s’interroge ensuite encore sur le sens de l’article 8 de la loi d’orientation agricole : « le Gouvernement a-t-il l’intention de transformer la priorité (art. 7 et 8) en matière d’aide financière de l’État, en une exclusivité ? ». Enfin, elle affirme sans détour qu’« il n’y a pas de lien direct entre les études demandées et l’évolution de la population agricole active » 3734. Il sera question plus longuement du sens de ces reformulations et infléchissements de la question posée : il s’agit ici de se demander sur quelles bases documentaires visibles l’APPCA s’est fondée pour opérer ces réécritures. Antérieurs à septembre 1961, voire à l’enquête 60-7, les documents rassemblés ont pu contribuer à influencer les positions de l’APPCA, postérieurs à septembre 1961, ils les corroborent ou contribuent à les infléchir une nouvelle fois. Dans tous les cas, ils disent beaucoup des pratiques institutionnelles.

Le dossier « Structures et chambres d’agriculture départementales (2) » se révèle assez mince. Y sont classées quelques-unes des lettres échangées – en septembre 1960 et en avril 1961 – avec Eugène Forget, rapporteur de l’enquête 60-7, au milieu d’une correspondance plus disparate avec des présidents de chambre d’agriculture non directement mandatés pour étudier la question. Une lettre du président de la chambre d’agriculture de l’Aveyron, Henry Magne, 67 ans, expert agricole et président de la coopérative agricole d’approvisionnement et de stockage de céréales de Villefranche-de-Rouergue 3735, concerne la cherté des terres. François-Henri de Virieu, journaliste chargé des affaires agricoles au journal Le Monde, y est qualifié de « parent et allié des tenants des trusts et de la haute Industrie, même récente, comme la SOGAF 3736 ». Considérant que « les terres ne sont pas chères partout », Henry Magne s’appuie notamment sur les « valeurs mentionnées dans les études de Caziot 3737 »et en conclut que « la valeur du capital foncier est loin d’être excessif » 3738. L’inimitié pour François-Henri de Virieu, réputé proche du CNJA, et la référence à Pierre Caziot, à propos duquel Luce Prault a constitué dès les années 1930 un volumineux dossier de presse 3739 et qu’il a suivi à Vichy en février 1941, ressemble à un précipité des affinités de ceux des présidents qui sont le plus proches de l’APPCA anachronique du début des années 1960, doyens des chambres d’agriculture ou corporatistes cramponnés à leurs fauteuils.

Le fait d’avoir extrait de la correspondance avec les chambres d’agriculture cette lettre d’un président peu influent – comme celle d’Augustin de Villeneuve-Bargemont, 52 ans, président de la chambre d’agriculture de la Somme, vice-président de la CRCA d’Amiens et de la FDSEA, qui témoigne du fait que « des membres de la CA se sont émus de ce que de plus en plus d’étrangers achètent des terres en France, notamment des ressortissants des pays Membres du Marché Commun » et se préoccupe des mesures à prendre, envisageant pêle-mêle « restriction des droits aux étrangers ou aide financière, priorité, droit de préemption accordé aux Français » 3740 ou des échanges avec Abel Corbin de Mangoux, fondateur avec Luce Prault de la FNPA 3741, autour de la propriété agricole 3742 – pointe le fait que l’APPCA n’a semblé retenir de sa correspondance avec les chambres d’agriculture que les aspects relatifs à la propriété et aux craintes qui y sont liées, comme pour circonscrire les possibles réactions d’hostilité face à la loi et aux mesures préconisées. La patte de Luce Prault est très lisible dans l’ensemble des dossiers. Alors qu’il est parti en retraite en mai 1960 3743, un an plus tard, il conseille Claude Langlade-Demoyen depuis sa maison de vacances de Tuzaguet 3744 ; en août 1961, il défend ses réticences face « aux lois et règlements qui risquent de nous entraîner au collectivisme », faisant référence aux groupements agricoles d’exploitation envisagés depuis la loi d’orientation de 1960 3745 ; enfin, en septembre 1961, le bureau de l’APPCA examine sa note sur les « termes de l’échange » 3746.

Quant à la chemise « Structures. Pouvoirs publics et Syndicats », elle ne contient que des textes émanant du CNJA et des CDJA. Le CNJA mène une « étude sur la viabilité économique des entreprises agricoles », mais l’APPCA ne retient dans ce dossier que le rapport de Jeannette Batard, vice-présidente du CNJA 3747, sur le « niveau de vie des agriculteurs » et sur le « budget de consommation familiale ». Elle y souligne que « le niveau de vie est aussi fait d’éléments non mesurables en monnaie comme les conditions de travail, les possibilités de loisirs, de scolarité, les facilités de communication avec l’extérieur » 3748. Préoccupation de l’APPCA au début des années 1950 3749, la notion de pouvoir d’achat est ici considérablement élargie et l’intérêt de l’assemblée pour ce document témoigne de sa volonté d’intégrer à son approche toutes les facettes de la parité – parité par les prix mais également par le temps de travail et donc de loisirs, le type de consommation notamment – d’autant plus que les statistiques officielles sur le sujet semblent rares – Jeannette Batard évoque une seule étude du CREDOC, datée de 1956.

Le dossier contient également les résultats des enquêtes des cercles départementaux d’une poignée de circonscriptions – Deux-Sèvres, Haute-Savoie, Manche, Calvados, Puy-de-Dôme, Aisne, Basses-Pyrénées. S’agit-il ici du souci de connaître les positions des partisans de la politique des structures et nouveaux partenaires du gouvernement dans l’élaboration de la politique agricole ? Appliquant pour la plupart la méthode de calcul proposée par le CNJA, les CDJA obtiennent des résultats très variables. Les rapports sélectionnés par l’APPCA sont très divers : si certains adhèrent à une vision d’emblée rejetée par l’assemblée permanente, d’autres rejoignent celle-ci en pointant les mêmes écueils ou en introduisant le facteur du temps de travail, par exemple. Les procès-verbaux des sessions des chambres d’agriculture consacrées à la détermination des superficies des exploitations visées par l’article 7 de la loi d’orientation agricole montrent bien que des représentants des CDJA y ont été fréquemment invités comme membres consultatifs : ainsi dans le Calvados, en décembre 1961, Jean Mouchel, président du CDJA de la Manche, assise à la session présidée par Jacques Le Roy Ladurie, qui explique que « si les Jeunes n’avaient pas décidé eux-mêmes d’entreprendre une telle enquête, il serait certainement apparu souhaitable d’en décider la réalisation [et qu’]il est en effet très intéressant de savoir quelle doit être la surface d’une exploitation possédant un matériel adapté qui assurerait actuellement la rémunération aussi bien du travail de l’exploitant que du capital mis en œuvre » 3750. Partenaires nouveaux et largement méconnus pour l’APPCA, les CDJA et leurs dirigeants semblent avoir été approchés par voie documentaire, toujours dans une logique d’ajustement et d’anticipation des positions. L’absence des autres organisations agricoles de ce dossier s’explique alors aisément : partenaires habituels de l’APPCA, il n’est guère besoin de faire des recherches pour connaître leurs positions.

Notes
3727.

Le Robert.

3728.

Ibidem, brouillon d’une lettre de René Blondelle, président de l’APPCA, à Henri Rochereau, ministre de l’Agriculture, le 24 août 1961.

3729.

Ibidem, brouillon d’une lettre de René Blondelle, président de l’APPCA, à Edgard Pisani, ministre de l’Agriculture, le 6 septembre 1961.

3730.

Ibidem, copie d’une lettre de René Blondelle, président de l’APPCA, à Edgard Pisani, ministre de l’Agriculture, le 22 septembre 1961.

3731.

Arch. APCA, Enquête « APPCA » Population-Superficie. Dossier Langlade, 1961, note « La superficie de l’exploitation agricole. Contribution à la recherche d’une méthode pour l’exécution des études prescrites par l’article 7 de la loi n° 60-808 du 5 août 1960 d’orientation agricole », ministère de l’Agriculture, le 10 août 1961.

3732.

Arch. APCA, Structures (1) Positions de l’APPCA et éléments de base, 1960-1962, copie d’une lettre de René Blondelle, président de l’APPCA, à Edgard Pisani, ministre de l’Agriculture, le 22 septembre 1961.

3733.

Article 8 de la loi d’orientation agricole : « L’aide financière de l’État, sous forme de prêts et notamment de prêts spéciaux à long terme, de subventions, de remises partielles ou totales d’impôts ou de taxes est accordée en priorité aux exploitants agricoles, aux sociétés de culture et aux groupements d’exploitants, en vue de leur permettre de se rapprocher des conditions optimales résultant des études prévues à l’article 7 ci-dessus pour les encourager, notamment : soit à s’installer, lorsqu’il s’agit de jeunes agriculteurs ; soit à grandir, à grouper ou à convertir partiellement ou totalement leurs exploitations pour les rendre viables ; soit, grâce au développement des migrations rurales, à s’installer dans une autre région. Les comptes de l’aide financière ainsi consentie sont présentés chaque année au Parlement, en même temps que le rapport prévu à l’article 6. Ils devront autant que possible préciser par région, par importance d’exploitation et éventuellement par type de production les prêts et subventions accordés ».

3734.

Arch. APCA, Structures (1) Positions de l’APPCA et éléments de base, 1960-1962, copie d’une lettre de René Blondelle, président de l’APPCA, à Edgard Pisani, ministre de l’Agriculture, le 22 septembre 1961.

3735.

Annuaire APCA 1959.

3736.

Vraisemblablement la Société des grands abattoirs de France, créée en 1959.

3737.

Henry Magne pense sans doute notamment à : Pierre CAZIOT, Expertises rurales et forestières. Traité pratique d’estimation de la propriété rurale, Paris, librairie J.-B. Baillière et fils, 1924, 432 p.

3738.

Arch. APCA, Structures (1) Positions de l’APPCA et éléments de base, 1960-1962, lettre de Henry Magne, président de la chambre d’agriculture de l’Aveyron, à René Blondelle, président de l’APPCA, le 1er mai 1961.

3739.

Arch. APCA, Dossiers personnalités, B35 A-D, dossier Pierre Caziot.

3740.

Arch. APCA, Structures (1) Positions de l’APPCA et éléments de base, 1960-1962, lettre d’Augustin de Villeneuve-Bargemont, président de la chambre d’agriculture de la Somme, au président de l’APPCA, le 29 mai 1961.

3741.

François HOUILLIER, « À la mémoire de Luce Prault… », article cité, p. 92.

3742.

Arch. APCA, Structures (1) Positions de l’APPCA et éléments de base, 1960-1962, double d’une lettre de François Houillier, directeur général des services de l’APPCA, à Abel Corbin de Mangoux, le 20 septembre 1960.

3743.

Informations communiquées par Jean-Louis Prault (fils de Luce Prault) en mars 2008. François HOUILLIER, « À la mémoire de Luce Prault… », article cité.

3744.

Arch. APCA, Structures (1) Positions de l’APPCA et éléments de base, 1960-1962, lettre de Luce Prault à Claude Langlade-Demoyen, APPCA, le 30 mars 1961.

3745.

Arch. APCA, Structures (1) Positions de l’APPCA et éléments de base, 1960-1962, double d’une lettre de Luce Prault à M. Join-Lambert, conseiller d’État, le 23 août 1961.

3746.

Arch. APCA, Bureau, décembre 1960-décembre 1962, ordre du jour et pièces annexes de la réunion du 19 septembre 1961, « Étude provisoire sur les termes de l’échange ».

3747.

CAC, 910188, Art. 55, dossier n° 12134, Comité national des Jeunes Agriculteurs (CNJA), 1957-1982.

3748.

Arch. APCA, Structures (1) Positions de l’APPCA et éléments de base, 1960-1962, « Enquête sur le niveau de vie des agriculteurs », rapport présenté aux Journées nationales d’études du CNJA, le 28 septembre 1961.

3749.

Notamment autour de l’enquête sur le pouvoir d’achat des agriculteurs et des rapports présentés par Jacques Le Roy Ladurie : Jacques LE ROY LADURIE, « Le pouvoir d’achat des agriculteurs », dans Chambres d’Agriculture, avril 1950, pp. 22-33. On y lit : « Nous ne sommes pas ici dans le domaine propre de la comptabilité, mais dans celui de l’observation économique. Nous proposons que chaque chambre d’agriculture, pour chacune des principales régions agricoles (ou pays) de son département, définisse un domaine-type : propriété que le propriétaire fait valoir lui-même, directement, avec l’aide de sa femme et de sa famille (fixer : nombre, sexe et âge des enfants) et, s’il y a lieu, avec le concours d’un ou de plusieurs salariés (fixer : nombre, sexe, âge, qualification) », p. 25.

3750.

Arch. APCA, Structures « 2 UTH », 1. Délibération et partie des réponses aux chambres d’agriculture, dépouillées, [1961-1962]., Idées positives ou discussions intéressantes, rapport de la chambre d’agriculture du Calvados, Détermination des superficies des exploitations visées par l’article 7 de la loi d’orientation agricole, 9 p.