« Les termes de l’échange »

Mais les principales pièces concernent les termes de l’échange. Par cette expression, l’APPCA désigne « la relation entre les prix reçus par les agriculteurs pour les produits de leurs activités et les prix payés par eux tant pour les moyens de production et les services que pour les achats destinés à leur vie courante » 3759. Cependant, dans leur définition la plus courante, « les termes de l’échange expriment pour un pays le rapport entre le prix des exportations et le prix des importations. Les termes de l’échange sont généralement calculés à partir d’indices de prix et indiquent une évolution par rapport à une année de référence » 3760. D’emblée on voit combien le choix de cet énoncé et le détournement de son acception initiale oriente le discours : le secteur agricole est comparé à un pays que les menées hostiles d’un autre pays – l’industrie – condamnent au sous-développement. L’idée en est cependant ancienne : présente chez Léon Trotsky dans son analyse de la crise économique russe de 1923, appelée communément crise des « ciseaux » 3761, elle est mise en œuvre dans l’immédiat après Seconde Guerre mondiale, notamment grâce au calcul de l’indice des prix des produits industriels nécessaires aux exploitations agricoles (IPINEA), dans le cadre de l’INSEE ainsi que de son extension au sein du ministère de l’Agriculture avec le service central des enquêtes et études statistiques (SCEES). Compatible avec la vision agrarienne de l’APPCA, avant tout attachée à défendre la parité par la politique des prix, cette insistance récurrente sur les « termes de l’échange » dans l’argumentaire fait écho aux tentatives de René Blondelle et de certains de ses homologues de rétablir une forme d’indexation des prix agricoles.

Ainsi le Conseil constitutionnel a été saisi, le 5 septembre 1961, par le président du Sénat, de la proposition de loi déposée par M René Blondelle, sénateur, et plusieurs de ses collègues 3762, tendant à déterminer les conditions suivant lesquelles seront fixés par décret les prochains prix d’objectifs de certains produits agricoles, mais à laquelle le Premier Ministre a opposé l’irrecevabilité. Déposée en juillet 1961 alors que se tiennent les tables rondes initiées par Michel Debré à la suite des manifestations d’agriculteurs qui ont lieu depuis fin mai, cette proposition de loi demande la fixation de prix d’objectifs, garantis par l’État, avec un barème des minorations ou des majorations à appliquer à ces prix en fonction des dépassements ou des insuffisances de production par rapport à l’objectif, et la prise en compte des coûts de production. Ce texte implique également que « l’État devra se porter acquéreur des quantités ne trouvant pas preneur au prix officiel » et qu’il adopte des mesures de protection douanière drastiques 3763. Le Conseil constitutionnel décide, le 8 septembre 1961, que la proposition n’entre pas dans le domaine réservé à la loi par l’article 34 de la Constitution 3764. Cela pointe également l’hostilité à la Cinquième République et au gaullisme des dirigeants de l’APPCA qui « redécouvrent certaines vertus cachées de la 4 e  République » 3765. Ce constat est corroboré par le fait qu’en octobre 1961, le Conseil constitutionnel est saisi par le président de l’Assemblée nationale d’un amendement au projet de loi relatif à la fixation des prix agricoles, présenté par Roland Boscary-Monsservin, membre de la chambre d’agriculture de l’Aveyron et député des IPAS, au nom de la Commission de la production et des échanges 3766 ; en outre, en janvier 1962, la constitutionnalité de l’article 31 de la loi d’orientation agricole est à nouveau mise en cause, dans une configuration faisant à nouveau intervenir Assemblée nationale, gouvernement et APPCA 3767.

Pour l’APPCA, l’indice des termes de l’échange, c’est également « l’indice parité » et il doit permettre « de suivre l’évolution du pouvoir d’achat des agriculteurs » et un « indice disparité » est calculé qui correspond à « l’augmentation (en pourcentage) dont devrait être affecté l’indice des prix des produits agricoles pour rétablir la parité avec l’indice des produits industriels nécessaires à l’agriculture ». Deux fondements existent à cette préoccupation centrale. L’enquête sur le pouvoir d’achat menée au début des années 1950 et suivie par Jacques Le Roy Ladurie visait à « l’établissement d’indices du pouvoir d’achat des agriculteurs », dont le calcul « était fondé sur la définition, pour chaque région agricole, d’un domaine-type, cultivé par son propriétaire représentatif des exploitations agricoles en faire-valoir direct de chaque région agricole » : en 1951-1952, une douzaine de chambres d’agriculture « définirent, pour les diverses régions de leurs départements, le cadre du domaine-type représentatif et calculèrent les indices du pouvoir d’achat des agriculteurs ». Près d’une décennie plus tard, l’APPCA observe qu’« il est regrettable que cet effort n’ait pas été poursuivi, car il fournirait aujourd’hui aux chambres d’agriculture des arguments précieux pour la défense des intérêts agricoles, dans le cadre même de la loi d’orientation agricole : quoiqu’il [sic] en soit, la preuve a été faite, en cette occasion, que la définition de domaines-types agricoles représentatifs était possible ; pourquoi serait-elle aujourd’hui plus difficile qu’en 1950-1951 et 1952, alors que de nombreuses chambres d’agriculture disposent, dans leurs centres professionnels de comptabilité et d’économie rurale, d’agents qualifiés ? » 3768.

Ainsi l’APPCA se pose à la fois en précurseur sur la question de la réflexion en termes de domaine-type ou d’exploitation-type, mais également en potentiel agent coordinateur des Centres de gestion et d’économie rurale, deuxième pilier de la réflexion sur la parité par les prix à l’échelle de l’exploitation. Un petit retour en arrière s’impose : créé en janvier 1946 sur l’initiative conjointe de la CGA et de la direction de la production agricole, le Centre national de comptabilité et d’économie rurale (CNCER) est rattaché à l’APPCA en octobre 1954. Le CNCER, financé par le Fonds national de progrès agricole*, est chargé « de la diffusion de la pratique de la comptabilité agricole dans les exploitations agricoles et de l’utilisation des résultats pour l’amélioration de la gestion, de la diffusion de la pratique du budget et de réunir une documentation ayant un caractère représentatif aussi large que possible sur les conditions économiques de la production agricole » 3769. Dans les comptes rendus sur l’activité des services de l’APPCA, le CNCER n’apparaît guère qu’en 1958, sous le nom de Service national de comptabilité et d’économie rurale. Dirigé par Raymond Moreau, « ingénieur des Arts et manufactures », c’est-à-dire diplômé de l’École centrale de Paris, et « diplômé de sciences politiques », « le CNCER a poursuivi en 1961 ses activités antérieures, principalement consacrées aux problèmes concernant l’économie de l’exploitation, tout en faisant une place plus large aux études d’économie agricole et d’économie générale et en contribuant ses actions d’information et de formation des agents techniques ».

[Accès à la note * :

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En 1961, le rapport révèle que le CNCER a réalisé une étude particulière sur « les achats de produits industriels nécessaires à l’agriculture », élément à prendre en compte dans le calcul des termes de l’échange. En parallèle, dans le cadre de l’AFPA, le CNCER assure des sessions de formation auprès des agents techniques des chambres d’agriculture : il s’emploie à diffuser les méthodes de comptabilité et de gestion, travaille « à l’amélioration et la mise au point des documents utilisés par les conseillers (carnet d’exploitation, terminologie…) », y compris dans les départements. Ici réside le possible malentendu entre CNCER et APPCA : tandis que le premier entend promouvoir les « bonnes » méthodes de comptabilité et de gestion dans les exploitations agricoles, l’APPCA attend surtout des arguments susceptibles d’étayer sa position. Ainsi, en mars 1960, Luce Prault écrit à Raymond Moreau, directeur du CNCER, pour lui « demander de bien vouloir préparer, d’urgence, le travail suivant, sur la base de la comptabilité dont [il peut] disposer au Centre national de comptabilité ou celle émanant des centres départementaux ou régionaux de comptabilité : déterminer quelle est l’influence de la superficie de l’exploitation sur le prix de revient des produits agricoles à l’aide d’exemples précis et localisés ». La requête émane de René « Blondelle [qui] a, en effet, remarqué qu’aussi bien les Pouvoirs publics que certains partis politiques étayaient leur raisonnement d’informations non contrôlées sur les prix de revient plus élevés dans les petites exploitations, [et] souhaiterait savoir de façon précise à quoi s’en tenir » 3770.

En résulte notamment une étude intitulée « Superficie et coût de production » de 24 pages, conservée dans le dossier « Structures. Éléments de base (4) ». La principale conclusion de cette note est que « la relation coût de production-superficie est toujours la même, quel que soit le système de production : elle se présente sous forme d’une fonction rapidement décroissante, qui s’amortit à partir d’un certain seuil de superficie, dont l’ordre de grandeur est très variable selon les milieux naturels, les systèmes de production et les équipements ». Clairement, le verdict est sans appel : « les coûts unitaires, c’est-à-dire les consommations de matières et de services des diverses productions, sont d’autant moins élevés, que les cultures sont plus extensives, que le nombre d’hectares par travailleur est plus élevé ». Plus précisément encore : « la "superficie critique" d’une exploitation se fonde sur de nombreuses données dont les principales sont la fertilité du milieu naturel, le niveau économique de la gestion, le niveau des prix des produits agricoles et des produits et services nécessaires à l’agriculture, et le niveau du revenu du travail considéré comme acceptable : en l’état actuel des choses, on peut estimer que pour la polyculture et l’élevage elle oscille entre 20 et 50 ha, selon la richesse du terroir » 3771.

La manière dont l’APPCA aborde le point des termes de l’échange n’est pas anodine. Alors que l’indice des prix des produits industriels nécessaires aux exploitations agricoles, indice de Laspeyres à pondération fixe, est calculé par l’INSEE selon une base 100 en 1949, l’APPCA considère que « la base 100 en 1949 choisie pour l’établissement de ce dernier indice est très discutable en ce qui concerne les niveaux respectifs des prix des produits agricoles et des produits industriels : la statistique révèle en effet que, par rapport à 1938, les indices des prix de gros des produits alimentaires et des prix de gros des produits industriels étaient respectivement en 1948 de 1713 et de 1711, c’est-à-dire la parité par rapport à 1938, mais qu’en 1949, les produits industriels s’étaient élevés à l’indice 2114 et les produits alimentaires étaient restés à l’indice 1719 ». Ainsi, loin de seulement se référer à un outil statistique existant, l’APPCA entend le transformer pour y intégrer « la disparité qui s’est produite de 1948 à 1949 » et « le corriger […] par l’indice des salaires » 3772. Le choix de la référence 1948 apparaît donc crucial dans la caractérisation de la position originale de l’APPCA, et il est défendu dès février 1960 auprès des présidents de chambre d’agriculture 3773.

Notes
3759.

Arch. APCA, Structures (1) Positions de l’APPCA et éléments de base, 1960-1962, copie d’une lettre de René Blondelle, président de l’APPCA, à Edgard Pisani, ministre de l’Agriculture, le 22 septembre 1961.

3760.

Nous nous référons à l’article de Jean-Marc SIROËN dans l’Encyclopaedia Universalis. Il écrit notamment : « Mais les termes de l’échange ne sont pas seulement des indicateurs de prix relatifs. Ils se trouvent au cœur d’un triple débat théorique, politique et empirique. La notion de termes de l’échange s’appuie sur la théorie économique. Elle apparaît dans les écrits des économistes "classiques" du 18 e  siècle (Adam Smith, David Ricardo...). Il s’agit alors de démontrer pourquoi et de rechercher comment des partenaires commerciaux peuvent mutuellement gagner à l’échange. Cette possibilité de gains mutuels dépend aussi néanmoins de la capacité des pays à influencer les prix. Le débat devient alors politique, même s’il s’agit de politique commerciale : dans quelle mesure les pays peuvent-ils manipuler les termes de l’échange à leur avantage ? Pour répondre à cette question, le débat autour des termes de l’échange a pris une tournure plus technique et empirique. Quel indicateur utiliser ? Quelles années de base choisir ? Comment tenir compte des nouveaux produits, de la qualité des biens échangés ? Peut-on alors mettre en évidence des tendances de très long terme qui, par exemple, toucheraient les pays en développement, spécialisés dans l’exportation des produits de base » .

3761.

Alors « cette discordance entre prix agricoles et prix industriels était couramment connue sous l’expression imagée des "ciseaux", par référence à la traduction graphique de l’évolution des prix depuis 1913, représentée par deux lignes divergentes, l’une – celle des prix industriels – ascendante, l’autre – celle des prix agricoles – descendante ». Nicolas WERTH, « Introduction », dans Le pouvoir soviétique et la paysannerie dans les rapports de la police politique (1918-1929).– Bulletin de l’IHTP, n° 78, décembre 2001.

3762.

Parmi les douze autres sénateurs qui signent ce texte aux côtés du président de l’APPCA, on compte deux présidents, deux vice-présidents et deux membres de chambre d’agriculture en fonctions. Arch. APCA, Documents officiels, 1960-1962, double d’une lettre de René Blondelle au secrétaire général de la présidence du Sénat, le 24 août 1961.

3763.

Arch. APCA, Bureau, décembre 1960-décembre 1962. Annexes au procès-verbal de la réunion du 18 juillet 1961.

3764.

http://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/1961/613fnr.htm. Décision n° 61-3 FNR du 8 septembre 1961

3765.

Gordon WRIGHT, La révolution rurale en France… ouvrage cité, p. 229.

3766.

http://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/1961/614fnr.htm. Décision n° 61-4 FNR du 18 octobre 1961

3767.

http://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/1962/6218l.htm. Décision 62-18 L du 16 Janvier 1962

3768.

« Les termes de l’échange et la rentabilité de l’exploitation agricole », supplément au n° 232 de la revue Chambres d’agriculture, 15 novembre 1961, 24 p.

3769.

Arch. APCA, Circulaires juin 1959-décembre 1959, rapport sur l’activité des services, année 1958-1959.

3770.

Arch. APCA, CNCER [carton coté "CNRS"], 1954-mars 1962, double d’une lettre de Luce Prault, directeur des services de l’APPCA, à Raymond Moreau, directeur du CNCER, le 4 mars 1960.

3771.

Arch. APCA, Structures (1) Positions de l’APPCA et éléments de base, 1960-1962, CNCER, « Superficie et coût de production », note datée d’avril 1960, 24 p.

3772.

« Les termes de l’échange et la rentabilité de l’exploitation agricole », supplément au n° 232 de la revue Chambres d’agriculture, 15 novembre 196, 24 p.

3773.

Arch. APCA, Circulaires, janvier 1960-mai 1960, documents préparatoires à la session extraordinaire des 4 et 5 février 1960, note « Le choix de la référence 1948 ».