L’APPCA et la prospective économique

Tandis que la question des 2UTH sème la confusion au sein des OPA et contribue à fragiliser les organisations « unitaires » qui ne peuvent plus prétendre avec autant de conviction défendre l’ensemble des agriculteurs, l’APPCA sort-elle renforcée par le biais d’un soutien de l’État à la technocratisation de l’institution ? Lors de la discussion de la loi d’orientation agricole, le 23 juin 1960, l’amendement n° 14 de la commission, présenté par Jean Deguise prévoit la création d’un institut national d’économie rurale qui « a pour mission de procéder à toutes les études propres à dégager des références économiques exactes en vue de l’application de la politique agricole définie à l’article 1 er ci-dessus » notamment en rassemblant des comptabilités d’exploitation, et en coordonnant ou en exécutant « les études nécessaires en vue de l’amélioration des structures d’exploitation, du développement des investissements rentables, de l’occupation et de l’exploitation optimum du sol et de l’adaptation de l’agriculture française à la politique agricole commune prévue par le traité de Rome » 3949. Dans cet organisme, il y aurait au parité entre représentants de l’administration et des organisations. Des indices permettent, dès le début des années 1960, de développer l’idée selon laquelle l’APPCA a ensuite cherché à occuper ce rôle de coordination des méthodes et des travaux des centres d’économie rurale, des centres de gestion et des offices de comptabilité.

Dans le cadre de l’enquête sur l’exploitation à 2 UTH, les services d’études économiques et les centres départementaux de gestion et d’économie rurale ont été mobilisés dans le but de produire des preuves servant à appuyer des thèses, voire à contrer les arguments opposés : face à « la légende suivant laquelle les prix ne seraient pas intéressants pour les petits exploitants » 3950, il s’agit de montrer qu’au contraire les plus petites exploitations seraient viables si seulement le gouvernement voulait indexer les prix agricoles. À partir de 1960, les travaux du CNCER portent ainsi sur le pouvoir d’achat plus que sur les 2 UTH : autrement dit, on compte désormais en francs plus qu’en hectares. À compter du 1er janvier 1962, le CNCER est un service d’utilité agricole de l’APPCA. En 1963, il a été transformé en un service d’études économiques, ses objectifs sont devenus plus généraux, et « l’INRA prend en charge les travaux d’études et de recherches sur l’économie de l’exploitation » : ainsi « depuis 1960, les études concernant l’économie de l’exploitation et couvertes par une convention avec l’INRA se sont poursuivies, tandis que le service commençait des études relevant des divers secteurs de l’économie » – Raymond Moreau, demeuré à la tête du service, écrit toutefois que « les travaux concernant l’économie de l’exploitation constituent, en explicitant les mécanismes de production, le fondement indispensable à tous les travaux d’économie rurale, quel que soit le niveau auquel ils peuvent se situer ».

L’économie du marché occupe l’héritier du CNCER : il est question de « recherches sur les équilibres entre la production et les besoins, les voies et moyens pour les améliorer, les prix et leurs perspectives ». Mais « l’objet essentiel du service est de rassembler et présenter sous forme convenable, les statistiques économiques nécessaires à l’information directe des présidents et des services ». Statistiques économiques générales – production, valeur, volume, prix, démographie, taux de croissance – mais également statistiques économiques particulières – notamment des enquêtes locales très détaillés – sont élaborées par le service. L’économie régionale et les études de conjoncture sont également en plein développement au sein du service 3951. Dès 1961, il est question de ce que l’on ne va pas tarder à appeler la prospective économique, comme cela transparaît dans le rapports sur l’activité des services : « un projet visant la connaissance de la situation économique de l’agriculture a été établi (Panel), projet correspondant aux dispositions de la loi d’orientation se référant aux bilans des exploitations agricoles pour la définition de la politique agricole, notamment en matière de prix. L’application d’un tel projet permettrait outre une bonne connaissance de la situation économique de l’agriculture, l’établissement de prévisions correctes à court et moyen terme » 3952. Les idées des planistes ont fécondé l’ensemble du système économique et politique : de la création d’un Centre international de prospective, en 1957, aux ouvrages d’Alfred Sauvy, la prévision économique se surajoute à l’économie planifiée. S’immiscer dans ce secteur, pour l’APPCA du début des années 1960, c’est anticiper sur les souhaits de chambres d’agriculture, qui n’ont guère les moyens de ce genre d’études, et valoriser en les réunissant les modestes travaux menés localement dans les Centres d’économie rurale : cela lui permet de s’assurer une pérennité, en s’inscrivant toujours plus dans le paysage organisationnel départemental et national, notamment par le biais du soutien financier à des associations mais également par l’intégration en tant que services d’utilité agricole, soit en offrant une formule juridique clé en main. Tenter de s’imposer aux côtés des services de l’État, voire de les noyauter, répond également à la vision corporatiste de la société que de nombreux dirigeants de l’APPCA continuent de porter.

L’enquête « 2 UTH », en forçant l’APPCA et les chambres d’agriculture à se placer sur le terrain de l’expertise économique, en ont modifié le fonctionnement organisationnel : Pierre Lascoumes décrit très bien les mécanismes par lesquelles l’« expert [est] source de normativité interne, externe, puis décisionnelle » 3953. Cette stratégie de pérennisation de l’institution, très éloignée des souhaits des fondateurs des chambres d’agriculture et de l’APCA, s’accompagne cependant du maintien apparent du rôle consultatif, sur lequel repose la légitimité de l’institution. Ces deux terrains, des services et de la consultation, de l’expertise et de la représentation, peuvent d’autant plus coexister que certaines des revendications professionnelles sont désormais portées au niveau européen plus qu’au niveau national 3954, ouvrant la voie d’un possible double langage entre ces mondes qui ne communiquent que partiellement et imparfaitement.

Notes
3949.

Journal officiel. Débats parlementaires. Sénat, discussion générale du 23 juin 1960, pp. 495.

3950.

Arch. APCA, Circulaires, juillet 1962-décembre 1962, lettre récapitulative n° 8 de René Blondelle, président de l’APPCA, aux présidents de chambre d’agriculture, le 27 juillet 1962.

3951.

Doc. APCA, Rapport sur l’activité des services, année 1963-1964.

3952.

Doc. APCA, Rapport sur l’activité des services, année 1961-1962.

3953.

Pierre LASCOUMES, « L’expertise, de la recherche d’une action rationnelle à la démocratisation des connaissances et des choix », dans Revue française d’administration publique, 3/2002, n° 103, pp. 369-377.

3954.

Le saut d’échelle de la construction européenne se lit également au travers des trajectoires individuelles : Claude Baillet, directeur de l’Union nationale des offices de comptabilité et des centres d’économie rurale au début des années 1960, est devenu, avant 1968, chef de division à la Commission des communautés européennes. Claude BAILLET, « Évolution régionale de l’effectif des bovins, porcins et ovins dans la communauté Economique Européenne de 1954 à 1964 », dans Économie rurale, n° 78-1968, pp. 59-74.