L’APPCA au sein du COPA : défendre la politique des prix à Bruxelles

Préoccupation européenne qui s’exprime dès 1956 au travers des motions, puis à chaque session par un vœu au moins portant sur le Traité de communauté économique européenne : bientôt, à partir du milieu des années 1960, les questions économiques, dans leur ensemble, sont explicitement et directement raccordées à la politique agricole commune (PAC), un volet s’y rapporte toujours, et les motions concernant la commercialisation de telle ou telle production n’envisagent guère de solution en dehors de l’Europe. Tout se passe comme si la négociation des prix agricoles s’était déplacée de Paris à Bruxelles entre 1958 et 1964. Les auteurs du tome 4 de l’Histoire de la France rurale le résument ainsi : « Voilà pourquoi la suppression de l’indexation des prix agricoles et le refus de convoquer le Parlement pour en débattre heurtent de front les intérêts des gros agriculteurs et de leurs alliés. L’échec de leurs tentatives pour faire céder le gouvernement dans le cadre national les conduit à reporter tous leurs espoirs sur la mise en œuvre du traité de Rome et l’élaboration d’une législation agricole communautaire. Ils espèrent obtenir à Bruxelles ce qui leur est refusé à Paris, mais ne comptent guère sur le général de Gaulle pour promouvoir une unité de l’Europe des Six qu’il a toujours combattue » 3955.

Les négociations autour de l’élargissement du pool vert de Pflimlin, au début des années 1950 3956, n’avaient rencontré que peu d’enthousiasme du côté de la FNSEA et de la rue d’Athènes : « la vigueur des intérêts nationaux, la complexité technique des problèmes, l’affaiblissement de la ferveur européenne liée à l’échec de la CED empêchèrent d’aboutir » 3957. Du 3 au 12 juillet 1958, à Stresa, en Italie, à l’initiative de la Commission économique européenne, issue du traité de Rome, se tient une conférence chargée de « dégager les lignes directrices d’une politique agricole commune ». Son but est « de définir, sur le long terme, le cadre d’une politique agricole commune qui transcende les solutions et les intérêts nationaux » 3958. La résolution adoptée 3959, outre qu’elle rappelle que l’un des objectifs est « l’application d’une politique de prix, qui à la fois évite des surproductions et permette de rester ou de devenir compétitif », marque surtout le commencement d’une volonté commune d’établir une politique agricole commune. Pour Rose-Marie Lagrave, « Stresa marque une transition entre un esprit européen éminemment politique et une vision économiciste de la construction européenne : la banalité de la conférence de Stresa par rapport aux autres conférences agricoles a masqué la discontinuité qu’elle opère entre un processus de construction politique de l’Europe agricole et son invention technocratique – cette rupture se lit dans un langage aux formes énonciatives nouvelles : finies les grandes envolées lyriques, un langage pragmatique et utilitaire est désormais de mise, mais Stresa est aussi un commencement, car la tâche est immense pour faire passer dans les faits les recommandations de la conférence » 3960.

La délégation française y est conduite par Roger Houdet ministre de l’Agriculture, avec son directeur de cabinet, le secrétaire général de la commission d’étude du Marché commun du ministère de l’Agriculture, le ministre des Finances du Cameroun et « de nombreux hauts fonctionnaires des ministères de l’Agriculture, des Affaires étrangères, de la France d’Outre-Mer et du Commerce » ; ainsi que des représentants des organisations professionnelles : Jean Deleau, Gaston du Douet de Graville, Jean Lamy, Pierre Martin « et M. Georges Bréart, suppléant M. René Blondelle, empêché » 3961. En mai 1960, le mémorandum Mansholt est remis aux ministres de l’Agriculture des Six. C’est Edgard Pisani qui négocie pour la France lors du premier « marathon agricole », qui aboutit, le14 janvier 1962. « Méthode de négociations », sous la forme d’ultimata, et qui sera utilisée à plusieurs reprises par les membres du Marché commun, les marathons agricoles trahissent les énormes enjeux économiques et les tensions qu’ils suscitent 3962. Rappelons que ces importantes négociations se déroulent pendant l’enquête « Structures », à l’APPCA : notre choix de l’inversion de focale et de la plongée dans la boîte noire de cette période pourrait le faire oublier, mais cela semble expliquer en partie la volonté de l’APPCA de faire la preuve qu’elle est un partenaire pour le ministère. Dès les débuts de la Politique agricole commune, le premier « paquet de mesures » comporte la création de six organisations communes de marché (OCM) (céréales, porcs, œufs, volailles, fruits et légumes, vin), ainsi que du FEOGA et la définition des règles de financement : de fait, il s’agit d’une politique de soutien des prix 3963. Le 1er juillet 1962, du fait de la crise sur les céréales, le marché commun des céréales entre en vigueur.

Dès 1958, lors de sa création, le Comité des organisations professionnelles agricoles de la Communauté européenne (COPA), compte parmi ses membres l’APPCA, ainsi que la CNMCCA, la CGCA (Coop) et la FNSEA. Cette « structure spécialisée dans la mise en place du marché agricole produit par produit » devient l’un des lieux au sein desquels Rose-Marie Lagrave observe que « prisonnières de la dialectique adaptation distance à l’égard des instances décisionnelles de la CEE – dialectique qui sous-tend la logique du partenariat –, les OPA ont adopté des stratégies de conformité plus que des stratégies offensives, soucieuses d’asseoir leur légitimité et leur crédibilité » 3964. L’appartenance de l’APPCA au COPA n’étonne guère 3965, mais elle s’accompagne également d’autres formes d’engagements précoces. En 1960-1961, René Blondelle appartient à la commission de l’Agriculture de l’Assemblée parlementaire européenne, à Luxembourg, présidée par Roland Boscary-Monsservin tandis que Georges Bréart est l’un des membres français de la section spécialisée de l’agriculture du Comité économique et social, à Bruxelles 3966 : les dirigeants de l’APPCA jouent le jeu de l’habitus bruxellois 3967. Mais en même temps, dans la revue Chambres d’agriculture, prime l’affichage des liens entre l’APPCA et la CEA 3968, logées toutes deux au 11bis rue Scribe, à Paris : plutôt chargée du volet social – sauvegarde des exploitations viables, maintien de l’agriculture de montagne, sécurité sociale, formation et animation sont de son ressort –, la CEA permettrait-elle de dévier le regard des électeurs des membres des chambres d’agriculture des technocraties européennes, jugées inquiétantes ?

L’impact du remplacement de Luce Prault par François Houillier au poste de directeur général des services ne peut être éludé. Après son départ en retraite en mai 1960, Luce Prault continue ses activités en restant expert en matière civile près le tribunal de première instance de la Seine 3969 et en enseignant au CNAM, mais surtout en écrivant, notamment un essai d’économie rurale intitulé Paysans votre combat qui paraît en 1963 3970. Plus tard, Luce Prault reviendra sur la période qui mène de la suppression de l’APPCA à sa refondation dans un petit opuscule publié à compte d’auteur 3971, asseyant ainsi et pour longtemps sa position de dépositaire de la mémoire de l’institution 3972. Son scepticisme vis-à-vis des avancées de la PAC est évident pour les contemporains : Pierre Barral le classe parmi les « traditionalistes [qui] qui font valoir volontiers que, malgré des succès partiels, la balance commerciale globale des denrées alimentaires demeure déficitaire et certains d’entre eux ont dénoncé vigoureusement un "coup d’État douanier" sacrifiant les garanties acquises pour des illusions, et "un dirigisme économique qui livre les producteurs à l’arbitraire d’une technocratie omnipotente et irresponsable" » 3973.

Son successeur, François Houillier, est né le 26 janvier 1913 à Rambouillet. Après avoir fréquenté l’institution Notre-Dame à Chartres, il fait son droit à Paris et quitte la faculté avec le diplôme de docteur en droit : il a consacré sa thèse aux institutions agricoles internationales 3974 : soutenue en 1935, elle a pour titre L’organisation internationale de l’agriculture, les institutions agricoles et internationales et l’action internationale en agriculture. À 24 ans, le jeune homme débute à l’APCA comme sous-chef de service, ce qui semble être son premier emploi. Sous-chef de bureau au ministère de l’Agriculture en 1941-1942, il est ensuite chef de cabinet du secrétaire général de l’agriculture au ministère, jusqu’en 1944. De la Libération à 1952, il est chef de bureau de la documentation au ministère de l’Agriculture. Directeur-adjoint de 1952 à 1960, il est appelé comme directeur général des services de l’APPCA après le départ en retraite de Luce Prault.

Le service professionnel agricole international (SPAI) devient la direction des relations agricoles internationales (DRAI) en 1960. Son activité est relativement stable durant les années qui suivent. Elle s’organise autour de la chambre agricole franco-allemande et des rencontres franco-italiennes, qui existaient avant 1958. La participation de René Blondelle et de Georges Bréart aux réunions des diverses organisations internationales – COPA, CES, APE – est peu explicitée. Les publications restent les mêmes – les feuillets Europe-Agriculture, quatre fois par an, les bi-mensuels Bulletin d’information et de liaison de la DRAI et Chronique des marchés agricoles, et les plus irrégulières Notes Etudes et documentation 3975 – sont certes plus fournis et plus denses, mais la démultiplication des pages n’a pas lieu. En 1963, les fondements de la DRAI restent ceux de 1957 : ses fonctions sont d’assurer une mission d’information et de veille documentaire, d’assurer la liaison entre les organisations professionnelles agricoles françaises, par le biais du Comité français des relations agricoles internationales (CFRAI), et de « représenter et défendre les intérêts professionnels dans le domaine international », notamment par la médiation de René Blondelle et Georges Bréart, toujours au COPA, au CES européen et à l’Assemblée parlementaire européenne. La direction fonctionne au cours de la période étudiée à effectif constant : elle emploie huit personnes en 1959, le même nombre en 1960, et neuf en 1963, ce qui accrédite la thèse d’un déplacement d’activité plus que d’un secteur émergent de l’intervention de l’APPCA.

Tandis que les longues séances de discussion de la loi d’orientation agricole trahissent des investissements différenciés et une véhémence toute formelle contre le texte proposé, l’article 7 de la loi d’orientation agricole adoptée le 5 août 1960 implique les chambres d’agriculture dans la détermination « de la superficie que devrait normalement avoir une exploitation mise en valeur directement par deux unités de main-d’œuvre ». Pendant que les organisations professionnelles agricoles attendent la publication des décrets d’application de la loi, l’APPCA devance l’appel en préparant les conditions de sa participation à une enquête sur la superficie des exploitations. Tandis qu’est lisible la propension de l’APPCA à camper sur ses positions : pour ses dirigeants et directeurs, dominent la défense du droit de propriété – notamment face aux menaçantes SAFER –, la primauté du soutien aux prix agricoles, conçu dans une perspective agrarienne des « termes de l’échange » et les solutions démographiques, alternatives ou complémentaires. Sa façon de mener l’enquête sur l’exploitation à 2 UTH trahit sa conception de son rôle de corps intermédiaire. Après avoir considérablement transformé, par petites touches successives, le sens de la question posée, l’APPCA mobilise acteurs et statistiques pour faire la preuve de la compétence des chambres d’agriculture et de l’APPCA dans le domaine de l’expertise économique, avec l’aide de certains et le consentement passif d’autres. Juste après 1962, l’APPCA, tout en n’ayant pas vraiment rempli sa mission, réussit l’exploit de se rapprocher du ministre de l’Agriculture, Edgard Pisani, d’être présente, par le truchement des présidents, dans les Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (SAFER), et de développer ses services économiques et statistiques, tandis qu’elle participe à la nébuleuse des organisations professionnelles agricoles présentes à Bruxelles en maintenant la pression sur les instances européennes, occupées à mettre en place une politique agricole commune (PAC) qui console les dirigeants agricoles de l’abandon de l’indexation des prix agricoles au niveau national.

Notes
3955.

Michel GERVAIS, Marcel JOLLIVET et Yves TAVERNIER, Histoire de la France rurale, tome 4… ouvrage cité, p. 630.

3956.

Voir Gilbert NOËL, Du pool vert à la politique agricole commune… ouvrage cité.

3957.

Pierre BARRAL, Les agrariens français de Méline à Pisani... ouvrage cité, p. 326.

3958.

Rose-Marie LAGRAVE, « Bruxelles. La représentation de la représentation », dans Bertrand HERVIEU et Rose-Marie LAGRAVE [dir.], Les syndicats agricoles en Europe, Paris, Éditions L’Harmattan, 1992, 318 p., pp. 265-300. Sur la période contemporaine, voir : Marie HRABANSKI, « L’encadrement syndical agricole européen : pertinences et limites du COPA et des associations spécialisées », dans Céline BESSIÈRE, Éric DOIDY, Olivier JACQUET, Gilles LAFERTÉ, Julian MISCHI, Nicolas RENAHY et Yannick SENCÉBÉ [dir.], Les mondes ruraux à l’épreuve des sciences sociales. Actes du colloque, Dijon, 17-19 mai 2006, Paris, Jouve, 2007, pp. 238-250.

3959.

Les principaux textes sont consultables sur http://www.ena.lu/, dans le chapitre Évènements historiques

3960.

Rose-Marie LAGRAVE, « Bruxelles. La représentation de la représentation », article cité, pp. 276-277.

3961.

Chambres d’agriculture, 1er septembre 1958.

3962.

De Gaulle fait peser une forte pression pour faire accepter la PAC qui intéresse au premier chef la France, alors que l’Allemagne est plutôt favorable à une politique industrielle du fait de la faiblesse de son agriculture. Le Président menace de rompre le marché commun si la proposition n’est pas acceptée. Il obtient finalement gain de cause et la politique industrielle s’accompagne d’une politique agricole au bout de plusieurs jours d’incertitude. Michel GERVAIS, Marcel JOLLIVET et Yves TAVERNIER, Histoire de la France rurale, tome 4… ouvrage cité.

3963.

Ève FOUILLEUX, La Politique agricole commune et ses réformes : une politique européenne à l’épreuve de la globalisation, Paris, l’Harmattan, 2003, 403 p. Texte remanié de sa thèse de doctorat en sciences politiques, soutenue à l’IEP de Grenoble en 1999.

3964.

Rose-Marie LAGRAVE, « Bruxelles. La représentation de la représentation », article cité, p. 289.

3965.

« S’il n’existe aucun texte formel précisant clairement les critères d’acceptation ou de refus d’une organisation nationale demandant sa participation au COPA, les demandes d’adhésion ne posent aucun problème jusque dans les années 1980, car elles s’effectuent par cooptation et selon la logique des affinités électives en sorte que les OPA composant le COPA représentent la droite et le centre-droit des paysanneries européennes ». Rose-Marie LAGRAVE, « Bruxelles. La représentation de la représentation », article cité, p. 278.

3966.

Guide national agriculture 1959-1961, pp. 86-102.

3967.

« Dès lors, le "bon" responsable professionnel ou le "bon" expert est celui qui connaît les arcanes du pouvoir et les règles d’un jeu social que seuls ont appris à jouer ceux qui ont "l’expérience de Bruxelles" ». Rose-Marie LAGRAVE, « Bruxelles. La représentation de la représentation », article cité, p. 287.

3968.

Chambres d’agriculture, 15 janvier 1960.

3969.

Ibidem.

3970.

Luce PRAULT, Paysans, votre combat ! Essai d’Économie Rurale…, ouvrage cité.

3971.

Luce PRAULT, Mort et résurrection des Chambres d’Agriculture…, ouvrage cité..

3972.

Entretien avec Bruno Cousin, directeur général adjoint de l’APCA, juillet 2002.

3973.

Pierre BARRAL, Les agrariens français de Méline à Pisani... ouvrage cité, pp. 326-327. Citant Luce PRAULT, Paysans, votre combat !... ouvrage cité, p. 380.

3974.

François HOUILLIER, Les chambres d’agriculture, ouvrage cité.

3975.

Doc. APCA, Rapport sur l’activité des services, année 1961-1962.