Salariés et propriétaires : des réalités timidement affirmées

Comme pour les exploitants mais avec plus d’acuité encore, se pose à propos des représentants des salariés et des propriétaires non exploitants la question de la conformité au profil attendu. Les informations inscrites dans la rubrique « élu en qualité de » révèlent deux tendances contradictoires : si les déclarants ont tendance à n’y faire mention que du collège électoral, on décèle à la marge une volonté de précision qui est susceptible de dévoiler le fait que les élus ne correspondent guère au profil attendu, voire qu’ils ne s’y reconnaissent pas. Ainsi, les trois quarts des élus salariés se disent ou sont dits ouvriers agricoles, salariés agricoles, chefs de culture ou régisseurs, selon des combinaisons de termes variables. Du côté des propriétaires, les deux tiers des élus se disent ou sont dits propriétaires ou propriétaires non exploitants. En juillet 1959, lors de la discussion consécutive aux élections aux chambres d’agriculture, Luce Prault affirmait : « Il apparaît dès l’abord souhaitable que toutes les catégories sociales soient représentées. Certains voudraient que les chambres d’agriculture, comme les chambres de commerce, ne représentent que les exploitants. Certes, ceux-ci, qui forment l’infrastructure de l’agriculture française, doivent avoir une influence prépondérante. Mais on ne saurait exclure les propriétaires non exploitants et les salariés qui, indiscutablement, ont des intérêts agricoles. Il ne s’agit pas que les chambres d’agriculture règlent les conflits entre bailleurs et preneurs ou entre exploitants et salariés ; c’est le rôle des commissions départementales des baux ruraux et de la main-d’œuvre agricole. Mais les bailleurs comme les salariés ont des intérêts généraux solidaires de ceux des exploitants et doivent à ce titre être représentés dans les chambres d’agriculture ».

Face à lui, se déchaînait une évidente hostilité à « la représentation des salariés dans les chambres d’agriculture », de nombreux présidents sous-entendant que parmi ceux-ci « il est souvent difficile de trouver des hommes capables de siéger dans une assemblée » 4086. Une certaine attention portée aux écarts à la réponse attendue peut-elle permettre d’évaluer à quel point les chambres d’agriculture ont effectivement fait une place aux représentants des propriétaires et des salariés dans l’institution, puisque la loi l’impose désormais ? Comment l’APPCA a-t-elle répercuté les informations qui lui ont été données sur les élus de ces deux collèges, notamment en oblitérant ces écarts ?

Parmi les 244 élus des salariés, 213 sont de nouveaux élus. 24 étaient entrés à la chambre en 1959 4087, un en 1955 et six en 1952. Dans 62 départements, tous les élus salariés sont de nouveaux élus. Si dans plus d’un tiers des chambres l’ont emporté des listes d’union professionnelle patronnées par la chambre d’agriculture, ou sans étiquette, dans un autre petit tiers des chambres, ce sont les listes de la Confédération générale du travail (CGT) qui l’ont emporté, fournissant 82 élus aux chambres d’agriculture, dont 78 font ainsi leur entrée dans l’institution. Rappelons enfin que la compétition électorale était plus faible dans ces collèges que dans celui des exploitants, qu’elle était largement moindre chez les propriétaires non exploitants que chez les salariés 4088, mais cela ne doit pas faire oublier l’existence de pas moins de cinquante listes uniques dans le collège des salariés et ouvriers agricoles. L’hypothèse d’une relative mainmise des membres sortants de la chambre d’agriculture sur les élus salariés, ainsi que d’une réticence à dévoiler les indices de cette mainmise, peut-elle être prouvée ?

On rencontre plusieurs exemples d’élus salariés qui se disent exploitants. Ainsi Jean Perrier, membre de la chambre d’agriculture de l’Eure, 46 ans, membre de la chambre depuis 1952, se présente comme « ouvrier agricole et petit exploitant » et mentionne une exploitation de huit hectares 4089, éléments tus dans les pages de l’annuaire, où à propos du même Jean Perrier ne sont évoqués que la Croix de guerre 1939-1940, une adresse et une appartenance à l’Association des salariés de l’agriculture pour la vulgarisation du progrès agricole (ASAVPA). A également été élu par le collège des salariés le « viticulteur ancien régisseur » Georges Tournier, dans le Jura. Régisseur du marquis de Vogüé 4090, été élu à la chambre en 1952, sur les listes des candidats des groupements et associations agricoles, il était vice-président de la chambre en 1955 et suppléant-délégué à l’APPCA entre 1956 et 1960. En 1964, il est encore président de la Société de viticulture du Jura, fonction occupée depuis plus d’une dizaine d’années, mais également président de l’Association des œnologues diplômés de l’université de Dijon, recteur de l’Union nationale des œnologues et membre de la commission consultative permanente de l’œnologie du ministère 4091. Mais alors qu’il était présenté en 1959 comme « viticulteur, agriculteur salarié » et « directeur du vignoble du château d’Arlay » 4092, aucune allusion à sa profession n’est faite dans les pages de l’édition suivante de l’annuaire. Âgé de 84 ans, Georges Tournier a cessé ses fonctions à la régie d’Arlay en 1960 4093 : il apparaît comme un choix peu pertinent comme représentant des salariés de l’agriculture jurassienne.

En Haute-Marne, Joseph Ballée nouvel élu du collège des salariés se dit « élu en qualité de » : « salarié agricole, sur présentation d’une attestation de la Mutualité sociale, mais actuellement je suis devenu exploitant agricole » 4094. À la tête d’une exploitation en « polyculture et élevage », Joseph Ballée vit à Anrosey, où il est né 45 ans plus tôt. Observons que la moitié des élus salariés renseigne la rubrique « nature éventuelle de l’exploitation » nous conduit à nous interroger sur le sens de la question posée et sur les interprétations concurrentes qui ont pu en être faites : si les salariés agricoles donnent à l’APPCA des informations sur l’exploitation sur laquelle ils travaillent, est-ce à dire qu’ils comprennent la question en termes de compétences techniques et non en termes d’intérêts économiques ? Puisque l’APPCA ne laisse rien paraître de ces informations, est-ce à dire qu’elle ne souhaite pas mettre en avant de quelconques compétences, mais bien plutôt connaître les secteurs de production des exploitants, ce à usage interne uniquement ?

L’appartenance syndicale des salariés élus n’est pas toujours aisément lisible. Pour Paul M. Bouju, « les listes CGT l’ont emporté totalement dans 24 départements où elles étaient le plus souvent en concurrence, plus six départements où les syndiqués CGT avaient fait liste commune et remportent un certain nombre de sièges ». Dans les pages de l’annuaire des chambres d’agriculture publié en 1965, seuls 14 membres sont présentés comme appartenant à un syndicat agricole affilié à la Confédération générale du travail (CGT). Si l’élection de 1964 est un « scrutin qui marque les véritables lignes de forces – ou de faiblesse – du syndicalisme CGT, actif surtout dans les départements céréaliers du Nord, du Bassin parisien, les départements viticoles et forestiers du Centre, du Sud-Ouest et le Midi viticole et maraîcher, le Massif central : au total assez peu, devant l’importance des listes anticégétistes et patronnées le plus souvent par la chambre d’agriculture ». Le cas de l’Ille-et-Vilaine semble significatif de la diversité de situations dans lesquelles la chambre d’agriculture intervient. Trois listes sont proposées aux électeurs du collège des ouvriers agricoles, chefs de culture et régisseurs : la première est une liste d’entente entre la CFTC et l’Association des salariés de l’agriculture pour la vulgarisation du progrès agricole (ASAVPA), la seconde est une liste CGT et la troisième a été « présentée par les membres sortants de la chambre d’agriculture » 4095. Les trois listes obtiennent un nombre approchant de voix et les candidats de la CFTC et de l’ASAVPA l’emportent de justesse. Sans que notre étude ait les moyens de s’y attarder, il semble que les chambres d’agriculture aient cherché à s’immiscer dans ce scrutin, en présentant des candidats, à la fois pour ne pas laisser entre eux les syndicats ouvriers, considérés comme étrangers aux intérêts agraires, mais également pour souligner une continuité sous la forme d’une cooptation rassurante pour ceux de leurs électeurs qui redoutent l’irruption des conflits entre salariés et propriétaires dans les débats des chambres d’agriculture – 31 des élus salariés appartenaient déjà à la chambre d’agriculture, ce qui corrobore cette volonté de contrôle des chambres.

Le front des propriétaires non exploitants liés aux chambres d’agriculture est-il plus homogène ? Paul M. Bouju estime qu’« en ce qui concerne les représentants des propriétaires, la création d’un collège spécial va permettre – conséquence imprévue – le retour d’un bon nombre de grands propriétaires, notables à l’échelon communal ou cantonal, "notables anciens" peu à l’aise, semble-t-il, devant le suffrage universel dans le cadre départemental. Ayant conservé un intérêt certain pour l’agriculture, résidant sur leurs terres et souvent exploitants directs en même temps que bailleurs, animateurs ou administrateurs de syndicats locaux de défense, de coopératives d’approvisionnement etc., ayant leurs élus à ces titres dans le collège des groupements, ils ont été presque tout naturellement candidats au collège des propriétaires, favorisés encore par l’indifférence de nombreux propriétaires non-résidents, d’origine urbaine, pour lesquels la terre n’est qu’un capital qui n’entraîne pas un mode de vie ». Ainsi, il considère que « les élections de 1964 marquent un double mouvement : "démocratisation" roturière plus accentuée encore des élus des groupements et des exploitants, mais retour massif au sein du collège des propriétaires renforçant en définitive l’influence de ces "notables anciens" dans les chambres d’agriculture » 4096.

Frappe d’emblée la forte proportion de noms à particules, susceptibles de signaler les détenteurs de titres de noblesse : 117 membres de chambre d’agriculture sont dans ce cas, soit 4,4 %, dont 50 élus du collège des propriétaires non exploitants, soit 24 % d’entre eux. Le département du Rhône montre une situation assez courante 4097 : les deux élus des propriétaires non exploitants déclarent posséder une ou des exploitations forestières, et l’un d’eux est le baron François de L’Escaille 4098. Dans certains départements, comme le Pas-de-Calais, trois des quatre élus des propriétaires semblent issus de l’aristocratie : le saint-cyrien 4099 André de La Bretesche, fils du marquis de La Bretesche, et général du cadre de réserve, ainsi que François de Lencquesaing et Antoine de Chabot-Tramecourt, tous deux âgés de 42 ans et présidents de CETA. Une trentaine des élus de ce collège mentionne une appartenance à un syndicat de propriétaires, principalement ceux affiliés à la Fédération nationale de la propriété agricole (FNPA). Ils sont également trente à être présentés comme membres ou présidents de sections de bailleurs au sein d’une FDSEA.

Tout semble indiquer que les rédacteurs de l’annuaire des chambres d’agriculture parachèvent l’invisibilité de la rente. Ils ont tendance à accentuer la réticence collective à se poser en bailleur, en propriétaire foncier ou a fortiori en rentier 4100, en substituant aux expressions qui font trop référence à la rente d’autres faisant plutôt allusion aux compétences : ainsi en est-il pour Émile Picheral, nouvel élu du collège des propriétaires à la chambre d’agriculture du Gard, qui sur sa fiche se dit « propriétaire bailleur en métayage » 4101 et qui est dit, dans l’annuaire « membre bailleur du tribunal paritaire de l’arrondissement de Nîmes » 4102. Curieux paradoxe que celui qui veut que les fonctions d’assesseur au tribunal paritaire apparaissent comme un gage de sérieux et soient une façon de ne pas évoquer le propriétaire bailleur, une volonté de souligner la profession et l’activité plutôt que la situation de rentier, quand ces mêmes fonctions procèdent bien souvent de la stricte défense des intérêts des bailleurs face aux revendications des preneurs, dans un schéma de lutte des classes évident. Mais prétendre à la légitimité au nom des compétences et des fonctions est une manière de « se rendre supportable » 4103, pour les grands propriétaires nobles comme pour les « bourgeois de la terre » 4104, malmenés depuis la promulgation des lois d’orientation agricole et cible des attaques conjointes des « jeunes agriculteurs » qui défendent leur droit à l’installation et fustigent les « cumuls » et des défenseurs des petites exploitations familiales. Car il ne faudrait pas oublier combien sont prégnants les enjeux syndicaux et politiques de ces élections.

Notes
4086.

« 1ère session ordinaire 1959-30 juin-1er juillet 1959. Projet de compte rendu analytique », dans Chambres d’Agriculture, 1-15 août 1959, supplément au n° 177-178, pp. 28-31.

4087.

Lors des élections de 1959, qui ont eu lieu au scrutin de liste départemental sans panachage, des ouvriers agricoles étaient relativement souvent visibles sur les listes. Ainsi, une trentaine d’ouvriers agricoles, salariés agricoles, régisseurs ou chefs de culture figuraient parmi les élus, selon les informations données par l’annuaire des chambres d’agriculture de 1959.

4088.

Onze départements où s’affrontent plusieurs listes chez les propriétaires contre quarante chez les salariés.

4089.

Arch. APCA, Élections 1964. Corse à Finistère, 1964, Fiches individuelles des membres.

4090.

Claude-Isabelle Brelot écrit à ce propos : « À Arlay, le marquis L. de Vogüé, héritier du Prince d’Arenberg et président de la Société des viticulteurs de France, crée un vignoble de plants greffés de 5 hectares qui lui vaut un prix de spécialité au concours régional agricole de Lons-le-Saunier en 1925. Son régisseur, Georges Tournier, de 1911 aux années 1960, l’a brillamment secondé. Lui aussi lauréat du concours de 1925, président de la Société de viticulture du Jura, vice-président de la Chambre d’agriculteur dans les années 1950, il s’est impliqué de façon décisive dans la mise en œuvre des connaissances et des recherches œnologiques ainsi que dans l’exportation lointaine des vins du domaine. Avec lui commencent l’entrée en publicité et l’histoire publique du domaine du château d’Arlay ». Claude-Isabelle BRELOT, « Château, grande propriété domaniale et promotion des vins du Jura (19e-21e siècles) », dans La vigne et les hommes en Bourgogne et alentour, Propriété et propriétaires (16 e -21 e  siècle), Actes des premières rencontres « Aujourd’hui, l’histoire des bourgognes », Beaune, 16 avril 2005.– Cahiers d’histoire de la vigne et du vin, n° 5, 2005, 231 p., p. 137-154.

4091.

Annuaire APCA 1964.

4092.

Annuaire APCA 1959.

4093.

La Nouvelle revue franc-comtoise, n° 78, XX, fasc. 2, [janvier 1982], p. 112 (nécrologie) et n° 2, avril 1954, p. 125. (Notes qui nous été généreusement communiquées par Claude-Isabelle Brelot).

4094.

Arch. APCA, Élections 1964. Manche à Moselle, 1964, Fiches individuelles des membres.

4095.

Arch. APCA, Élections 1964. Gard à Isère, 1964.

4096.

Paul M. BOUJU, Les élections aux Chambres d’agriculture en 1964…, ouvrage cité, f° 107.

4097.

Voir Annexes. Dossier n° 11. Tableau 10.

4098.

http://leg.hon.beaujolais.free.fr/doc/francois_escaille.pdf

4099.

http://gw4.geneanet.org/index.php3?b=pierfit&lang=de;m=NOTES;f=Listes:Cyr

4100.

Voir Annexes. Dossier n° 11. Tableau 7.

4101.

Arch. APCA, Élections 1964. Gard à Isère, 1964, Fiches individuelles des membres.

4102.

Annuaire APCA 1964.

4103.

Voir notamment : Claude-Isabelle BRELOT, « Le syndicalisme agricole et la noblesse en France de 1884 à 1914 », article cité. Mais ce paradigme est présent dans l’ensemble de l’œuvre de Claude-Isabelle Brelot.

4104.

Vincent THÉBAULT, Les bourgeois de la terre : stratégies foncières et mobilités sociales dans le Midi toulousain (19 e -20 e  siècles), thèse de doctorat de géographie, Université Toulouse 2, 1995, 934 f°.