Compétition inédite et « aspiration à l’unité »  4105  ?

La prime aux sortants est indubitable si l’on considère que le nombre de candidats malheureux n’a jamais été aussi élevé, mais que ceux-ci se comptent surtout parmi les nouveaux impétrants. Alors que parmi les 1338 sortants, 1300 sont réélus quand seuls 38, soit 2 à 3 %, sont battus, quelques 2 300 à 2 400 candidats n’ayant jamais appartenu à une chambre d’agriculture se présentent, et près d’un millier d’entre eux, soit 44 % environ, sont battus. Cela s’explique aisément si l’on considère qu’« assez rares sont les départements où un ou deux anciens membres, élus solidairement en 1959, se sont présentés sur des listes adverses de la majorité des membres sortants ». On n’en compte qu’une quinzaine, toutes catégories d’électeurs confondues.

Le cas du Cher est extrême. D’anciens membres s’y sont présentés contre les membres sortants. S’y rencontre un des rares cas de candidature isolée : celle du sortant Paul Vilain – le préfet signale, « dans la circonscription de Bourges, un candidat individuel, de tendance extrême droite, membre de la Chambre d’Agriculture sortante : M. Vilain Paul » 4106. Sa profession de foi détaille très longuement ses griefs à l’encontre de ses anciens colistiers et du président sortant de la chambre d’agriculture, à qui il reproche d’« en faire le moins possible » 4107. Six des quinze anciens membres se présentent sur une « liste d’union de la chambre d’agriculture pour la défense des intérêts agricoles ». Dans les trois circonscriptions, trois listes s’affrontent pour le collège des exploitants : celles que dirigent des membres sortants, celles de la FDSEA et celles du MODEF. Partout, les listes présentées par la Fédération des syndicats d’exploitants l’emportent avec près de 40 % des suffrages exprimés. On remarque que dix des douze membres élus sur ces listes d’exploitants sont de nouveaux membres, tandis que deux sont d’anciens membres de la chambre, Antonin Godignon et Lucien Plisson, battus en 1959. Trois autres membres qui avaient été écartés de la chambre d’agriculture cinq ans plus tôt se présentent au suffrage des groupements, sur la liste de quatre candidats présentés par la Mutualité agricole, la Mutuelle 1900 et la FDSEA, seule liste complète à côté de laquelle on ne compte guère que les candidatures isolées de Paul Vilain – apparemment candidat pour les deux scrutins – et du candidat présenté par le CDJA 4108. Parmi eux, se trouve Charles Durand, sénateur indépendant depuis 1952, inscrit au Centre républicain d’action rurale et sociale (CRARS), président de la chambre de 1952 à 1959, ainsi que Joseph Lelarge, président de la FDSEA, dont il était déjà secrétaire général en 1951 4109, et Émile Pinguet, président de la CGA, dont il était vice-président dès avant 1959 4110. Est-ce à dire que les principaux dirigeants départementaux n’ont pas voulu risquer de se présenter au suffrage universel des agriculteurs après leur cuisant échec de 1959 et qu’ils lui ont préféré le suffrage des groupements agricoles, moins concurrentiel et confiné à un certain entre-soi ?

Dans le Rhône, la situation est plus banale. Onze membres sur vingt se représentent et sont élus, dont six exploitants – deux dans la circonscription de Lyon, trois dans celle de Tarare et un dans celle de Villefranche –, un propriétaire sur deux et un salarié sur deux, ainsi que trois élus des groupements agricoles sur quatre. De fait, les neuf nouveaux membres ne doivent pas aux seuls électeurs de faire leur irruption à la chambre : c’est à la faveur des négociations préalables entre organisations professionnelles, pour la constitution des listes, qu’ils ont été inscrits sur celles-ci aux côtés des sortants. Dans les trois circonscriptions, les candidats des exploitants dont le nom figure sur la liste des sortants s’opposent à une liste d’union pour la défense des exploitations familiales agricoles, patronnée par le MODEF, et dans les circonscriptions de Lyon et de Tarare, à une « liste d’union et de défense des libertés syndicales », dans celle de Villefranche, à une « liste professionnelle » 4111 : aucun des candidats de ces listes adverses n’a pu être identifié dans les annuaires publiés entre la Libération et 1960 4112 et tout au plus y reconnaissons-nous René de Saint-Laumer, fils de Guy de Saint-Laumer, président de l’Association de la famille rurale du Rhône et membre de la chambre d’agriculture de 1955 à 1964, sans que ses engagements professionnels soient plus lisibles. Une seule liste de propriétaires non-exploitants, proposée par « les organisations professionnelles », est présentée aux électeurs : seuls 29 % des électeurs inscrits se déplacent pour faire élire ces deux candidats. En revanche, 44 % des 2 000 électeurs du collège des salariés agricoles votent pour l’une des deux listes qui leur sont proposées : les candidats de la liste CFTC, dont l’un des sortants, élu en 1959, sont élus avec près de 550 voix chacun, contre 320 pour les candidats de la CGT.

Que l’on considère le verre comme à moitié vide ou à moitié plein, l’une des nouveautés de ces élections semble être l’irruption de la compétition électorale dans des élections aux chambres d’agriculture, jusque là atones. Paul M. Bouju ne considère-t-il pas que « le phénomène le plus marquant est l’affrontement dans un bon nombre de départements ou de circonscriptions, de listes opposées , parfois même de trois et quatre listes, alors que dans les élections précédentes la liste unique était, de fait, quasi générale », tout en assénant, à la page suivante que « le nombre élevé de départements n’ayant connu aucune compétition, même chez les exploitants, marque une aspiration profonde de l’électorat paysan à l’union de la profession, sinon à l’unité organique » 4113. À l’évidence, cette seconde assertion pose plusieurs problèmes d’envergure. Il est indéniable que l’on se trouve en face d’une compétition électorale en hausse : pour 24 départements où plusieurs listes s’opposaient en 1959, il s’en compte 63 en 1964. Pour le collège des propriétaires non-exploitants, on ne compte certes guère que onze cas où plusieurs listes s’affrontent. Du côté des exploitants, quarante départements seulement ont eu une liste unique dans toutes les circonscriptions, 24 départements n’ont connu que des affrontements partiels, et enfin 25 ont connu l’affrontement de deux listes ou plus dans toutes leurs circonscriptions. Chez les salariés, on dénombre cinquante départements à liste unique, 31 départements avec deux listes, et 19 avec trois listes. Le contraste est saisissant avec le scrutin des groupements professionnels agricoles, organisé à la fin du mois de février, pour lequel la liste unique est la norme, sauf dans huit départements. Les candidatures individuelles sont rares et on ne trouve guère qu’un seul cas où le candidat est élu – le sénateur François Levacher, vice-président de la Fédération départementale des syndicats de contrôle laitier en Eure-et-Loir.

Autre objection à l’interprétation de Paul M. Bouju : ce ne sont pas les électeurs mais les candidats et les organisations auxquelles ils appartiennent qui peuvent être considérés comme aspirant à cette unité ; les électeurs ne peuvent que la subir, sauf à se porter candidats eux-mêmes. Tout au plus peut-on affirmer que dans de nombreux départements et circonscriptions, il semble que la domination écrasante d’une coalition d’organisations menée souvent par la FDSEA ait découragé toute velléité d’opposition 4114. Paul M. Bouju admet volontiers que « le rôle des fédérations d’exploitants apparaît dans bien des cas déterminant, qu’elles soient entraînées par des personnalités au plan national, par exemple A. Genin et F. Michon dans l’Isère, Eugène Cuif dans les Ardennes, ancien parlementaire, ou qu’elles appuient simplement leurs dirigeants départementaux qui s’adjoignent le plus souvent un certain nombre d’administrateurs d’autres organismes » 4115. Peut-on confirmer le fait que « le choix personnel des candidats paraît bien être dans la plupart des cas le fruit de conversations et d’accords entre dirigeants qui constituent « la » liste ou les listes » ? L’auteur de l’étude ne repère guère qu’un département, le Finistère, où les organisations professionnelles auraient procédé à des réunions préparatoires au niveau local pour décider de la composition des listes, sans que cela n’évite la constitution de listes par le MODEF.

Les préfets, observateurs impliqués des joutes professionnelles qui se trament au sein du département à l’occasion de ces élections 4116, décrivent parfois les négociations qui ont eu lieu dans les semaines qui précèdent les élections de février 1964. Tractations et consultations ne paraissent pas incompatibles au préfet de Loire-Atlantique qui considère qu’« il n’y a pas eu de campagne électorale, [puisqu’] une liste unique de candidats était présentée dans chacun des quatre collèges. Cependant, des tractations ont eu lieu avant le dépôt des candidatures, notamment celles du collège "Exploitants agricoles". Dans chaque arrondissement, des réunions préparatoires de responsables agricoles se sont déroulées. Elles ont abouti à la désignation de candidats, en grande majorité dirigeants de la FDSEA et favorables à sa tendance actuelle (MRP). Plusieurs membres sortants de la Chambre d’Agriculture, hostiles à cette tendance, ont ainsi été éliminés […]. L’influence des dirigeants de la FDSEA dans ces désignations a été primordiale. On retrouve même cette influence dans la constitution de la liste du collège "Ouvriers agricoles". Là aussi, une seule liste a été présentée, composée de deux militants de la CFTC : l’un employé chez un des vice-présidents de la FDSEA, l’autre employé de coopérative » 4117. Des listes uniques émergent même dans des départements où les tensions entre organisations sont omniprésentes : dans les Pyrénées-Orientales, « la constitution d’une liste unique de candidats est intervenue à la suite de nombreux contacts entre le syndicalisme agricole traditionnel d’une part, le Mouvement des Jeunes Agriculteurs et la Ligue de Défense de l’Exploitation Familiale (ex-Ligue des Petits et Moyens Agriculteurs, de tendance communisante) d’autre part. Ces contacts ont permis de réaliser une entente qui paraissait improbable étant donné le courant hostile qui était né à l’encontre de M. Henry Vidal, Président sortant, lors des manifestations paysannes de l’an dernier » 4118.

Notes
4105.

Paul M. BOUJU, Les élections aux Chambres d’agriculture en 1964…, ouvrage cité, f° 48.

4106.

Arch. nat., F1cII 489 : Élection des Chambres d’Agriculture. Landes à Yonne (plus résultats). Ain à Vosges, 1964, lettre du préfet du Cher au ministre de l’Intérieur, direction générale des affaires politiques et de l’administration du territoire, bureau des élections et des assemblées locales, le 8 février 1964.

4107.

CAC, 850070, 6 CA 3-5. Élections de 1964, profession de foi de Paul Vilain, février 1964.

4108.

Arch. nat., F1cII 489, : Élection des Chambres d’Agriculture. Landes à Yonne (plus résultats). Ain à Vosges, 1964, lettre du préfet du Cher au ministre de l’Intérieur, direction générale des affaires politiques et de l’administration du territoire, bureau des élections et des assemblées locales, le 8 février 1964.

4109.

Guide national agriculture 1951-1952.

4110.

Guide national agriculture 1959-1962.

4111.

Le Rhône agricole, février 1964.

4112.

Annuaire CGA 1947, Guide national agriculture 1951-1952, Guide national agriculture 1959-1962.

4113.

Paul M. BOUJU, Les élections aux Chambres d’agriculture en 1964…, ouvrage cité, f° 48.

4114.

Ce que Paul M. Bouju admet quand il écrit : « la puissance des organisations agricoles décourage en effet les compétiteurs », tout en considérant que « la présentation d’une liste unique n’affecte nullement leur représentativité ». Ibidem, f° 52.

4115.

Paul M. BOUJU, Les élections aux Chambres d’agriculture en 1964…, ouvrage cité, f° 51. L’auteur a opté pour le soulignement de certaines expressions dans son texte.

4116.

Dans la « complicité » évoquée par Jean-Pierre Worms, « complicité qui vise à exclure l’expert de la relation du préfet et du notable ». Jean-Pierre WORMS, « Le préfet et ses notables », article cité, p. 269.

4117.

Arch. nat., F1cII 489 : Élection des Chambres d’Agriculture. Landes à Yonne (plus résultats). Ain à Vosges., 1964, lettre du préfet de Loire-Atlantique, au ministère de l’Intérieur et de l’Agriculture, le 7 mars 1964.

4118.

Ibidem, lettre du préfet des Pyrénées-Orientales, au ministère de l’Intérieur et de l’Agriculture, le 12 février 1964.