Péréquation(s) et tensions internes

Le Fonds national de péréquation des chambres d’agriculture (FNPCA), institué par le décret du 24 décembre 1954, débute son action en 1955. L’existence de ce Fonds a accompagné et soutenu le formidable déploiement des effectifs salariés, notamment techniques, dans les chambres d’agriculture, et leur équipement en matériel. En 1959 cependant, le directeur du « Bureau d’étude des chambres d’agriculture », ressentait le besoin de défendre et justifier le rattachement du FNPCA à son service : « le Fonds de péréquation n’est pas seulement un outil financier, il s’est avéré dès le début comme le moteur de l’action technique des chambres d’agriculture : d’ailleurs, ce fonds a été expressément créé pour permettre la participation des chambres d’agriculture à l’expansion économique. L’activité des chambres d’agriculture quelles que soient les origines de leurs ressources constitue un tout, il était donc normal que ce soit le même service qui s’occupe de l’ensemble. De plus en plus, le Fonds est utilisé un peu à titre expérimental, afin de se rendre compte de l’efficacité, de l’utilité d’une initiative avant de faire appel à des sources de financement définitives ; le Fonds est à l’origine de la création de la plupart des services d’assistance technique et économique ; actuellement de nombreuses chambres d’agriculture ont fait appel à son aide financière pour la création de services d’observation des marchés, de services économiques etc. Séparer le Fonds de péréquation des autres activités du Service rendrait certainement plus difficile une vue d’ensemble sur l’activité des chambres d’agriculture » 4297.

Selon Le Robert, la péréquation est, en droit administratif, le « rajustement des traitements, pensions, impôts, destiné à les adapter au coût de la vie ou à établir entre eux certaines proportions déterminées ». Le terme désigne à la fois la « répartition » et l’« égalité dans la répartition » : en économie, il s’agit du « rajustement de ressources ou de charges afin de réduire certains déséquilibres ». C’est bien la lettre du décret de décembre 1954 et son interprétation par l’APPCA après la publication du décret du 23 juillet 1955 : le FNPCA a pour objet « de mettre les chambres départementales d’agriculture en mesure de couvrir les dépenses entraînées par leur participation à la réalisation des programmes agricoles généraux arrêtés par le ministre de l’Agriculture, après avis de l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture » 4298. Les conditions permettant de bénéficier du dispositif créé sont cependant nombreuses et complexes. Il faut que la chambre perçoive déjà 40 centimes additionnels, plus la cotisation à l’APPCA et la contribution de 10 décimes au FNPCA. Il faut que les dépenses visées s’inscrivent dans les « programmes agricoles généraux » et aient l’aval de l’APPCA. Enfin seulement les chambres départementales sont d’abord susceptibles de recevoir des subventions du FNPCA. La règle interne fixée au départ se fonde sur le calcul du montant moyen des ressources des chambres d’agriculture : « le Comité de gestion a décidé d’interpréter ce texte en considérant comme chambres d’agriculture ne disposant que de ressources insuffisantes, celles dont les ressources sont inférieures à la moyenne générale des ressources de toutes les chambres d’agriculture métropolitaines, c’est-à-dire que la valeur moyenne du décime étant de 11 000 francs environ, bénéficieront par priorité de l’aide du Fonds, les chambres d’agriculture dont le centime a une valeur inférieure à ce chiffre ». Les « chambres mieux dotées », si elles ne peuvent bénéficier de subventions, sont peuvent obtenir des prêts d’attente à court terme, ainsi que des cautions ou garanties pour leurs emprunts 4299.

L’activité du FNPCA démarre très rapidement et devient vite très soutenue : entre mai 1957 et mai 1958, 191 dossiers sont examinés. Au total, entre 1956 et 1966, ce sont au moins 543 demandes qui ont été satisfaites. « La présentation de chacun de ces dossiers, qui suppose l’analyse de chacune des demandes et de chacun des budgets des chambres d’agriculture demanderesses, ainsi que la correspondance échangée à la suite des décisions prises, constitue un gros travail qui explique que depuis février 1957 » 4300, deux personnes ont été engagées : une sténodactylographe et un secrétaire-rédacteur, André Faucon, ingénieur agronome issu de la promotion 1952 de l’INA. Le traitement de ces archives, dispersées et incomplètes 4301, est long et délicat, notamment parce que les décisions prises par le comité de gestion du FNPCA semblent agréées par une approbation ministérielle tacite. Il est cependant possible d’oser quelques constats.

Les départements normands, du Nord-Pas-de-Calais, du Bassin parisien, d’Alsace et d’une partie de la Lorraine et de la Bourgogne, contribuent très fortement, du moins avant 1960, à alimenter le FNPCA : les cotisations des dix chambres d’agriculture les mieux dotées représentent un quart des ressources du fonds de péréquation. En apparence, évidemment, les chambres d’agriculture dont la cotisation est la plus importante, soit celles des départements où la valeur du centime additionnel est la plus élevée, ne sont pas celles qui ont bénéficié en priorité des fonds alloués. À l’inverse, parmi les chambres d’agriculture les moins riches, une douzaine de chambres d’agriculture – situées dans les zones les plus montagneuses du territoire métropolitain, Alpes, sud du Massif central et Pyrénées – ont perçu près d’un tiers des subventions allouées, alors qu’elles cotisent à hauteur de 5 % 4302.

Le département qui aurait bénéficié du montant de subvention le plus important est celui des Hautes-Alpes. Neuf demandes de subventions sont acceptées entre 1956 et 1964, pour les actions suivantes : subvention pour le paiement du bail d’un domaine pour l’étude, la création et la multiplication de semences de graines fourragères et céréalières, action en faveur des produits de qualité du département, traitement, charges sociales, frais de déplacement d’un second technicien de la chambre d’agriculture, renforcement du secrétariat, frais de fonctionnement du laboratoire d’analyse des sols de la chambre d’agriculture, encouragement de la production de la lavande, participation de la chambre à la gestion de la ferme expérimentale. En 1959, ce sont les traitements, charges sociales et frais de déplacement de deux nouveaux conseillers agricoles qui sont pris en charge à hauteur de 1 300 000 francs. En 1962, un assistant technique pour l’habitat rural justifie une demande de subvention, honorée, tandis que les actions entreprises antérieurement ne peuvent se poursuivre que parce qu’elles sont subventionnées chaque année par le FNPCA. En 1962, « le Comité de gestion constate que la plupart des actions que la chambre d’agriculture se propose d’entreprendre ont déjà fait l’objet, à plusieurs reprises, de mesures d’encouragement : compte tenu toutefois de la situation particulièrement difficile de l’agriculture du département, le Comité décide d’accorder les subventions suivantes » 4303. En 1963, la mise en place d’une expérience fourragère est rendue possible par l’octroi d’une subvention de 3 000 francs. En 1964, c’est celle d’un verger expérimental et le démarrage d’une expérimentation portant sur l’alimentation du cheptel bovin qui sont agréées. Bien d’autres chambres d’agriculture ont vu leurs activités de services encouragées presque aussi massivement par l’APPCA, par le biais du FNPCA, que celle des Hautes-Alpes dont le président est Louis Richier, vice-président de l’APPCA et président du comité de gestion du FNPCA.

Cependant, le principe établi en 1955, selon lequel les chambres d’agriculture dont les ressources excédaient la moyenne ne bénéficieraient pas de subventions, mais plutôt de prêts ou d’avances, est bafoué dès 1956. La chambre d’agriculture de la Moselle, par exemple, est l’une des chambres les plus riches de France : elle bénéficie pourtant dès la seconde année de fonctionnement du FNPCA d’une importante subvention d’un million de francs pour « participation à l’acquisition par la chambre d’agriculture d’une pelle mécanique sur chenilles avec équipement de fouille spécial pour le curage des fossés et le drainage, ce matériel devant rester la propriété de la chambre d’agriculture et être loué aux utilisateurs moyennant un prix couvrant au moins l’amortissement et l’assurance tous risques de ce matériel » 4304. Ainsi, la douzaine de chambres les plus opulentes aurait bénéficié entre 1956 et 1966 de près de 8 % des subventions. Et les 45 chambres les mieux dotées auraient perçu 32 % des subventions. Voilà qui amoindrit fortement la dimension redistributive du FNPCA. Dès lors, est-ce vraiment un principe de péréquation qui est à l’œuvre ou s’agit-il seulement d’un encouragement aux meilleurs élèves dans les directions prônées par l’APPCA ? Moyen d’organiser l’émulation et de jouer les chefs d’orchestre pour l’assemblée permanente, le FNPCA est dès les premières années vivement attaqué.

Ainsi le président de la chambre d’agriculture du Rhône, Jules Calloud, en février 1957, aurait adressé, à Luce Prault un courrier critiquant le fonctionnement du Fonds. Seule la réponse à cette lettre a été retrouvée, mais il semble que l’objet du conflit réside dans le fait que la chambre d’agriculture sise à Lyon a sollicité des subventions pour une action de vulgarisation dirigée par la Direction des services agricoles. C’est René Blondelle qui se charge de répondre à l’impétrant : « Il est à craindre en effet que les chambres d’agriculture des départements dits "riches", qui cotisent au Fonds national de péréquation des chambres d’agriculture et ne reçoivent rien en échange, se refusent à participer au financement des actions de vulgarisation effectuées sous l’autorité des Directeurs des services agricoles, et, lors de la prochaine session de l’Assemblée permanente, votent contre le renouvellement en 1958 de la cotisation de 10 décimes prévus en faveur dudit Fonds de péréquation. Je me permet [sic] enfin d’attirer votre attention sur le fait que le désaveu ainsi infligé à la politique professionnelle définie et suivie par l’Assemblée permanente risque de porter une atteinte grave aux chambres d’agriculture et, par voie de conséquence, d’entraîner leur disparition » 4305. On voit combien, outre qu’elles n’ont pas été exclues du subventionnement, les chambres d’agriculture les plus riches sont devenues, par le truchement du FNPCA et de l’APPCA, aptes à arbitrer les choix opérés dans les chambres d’agriculture les plus dépendantes du FNPCA. Instrument de mise aux normes, le FNPCA n’encourage que certaines actions de vulgarisation, puis de développement, ou plutôt les encourage dans le cadre d’une aspiration corporatiste à la cogestion. La chambre d’agriculture du Rhône, qui compte parmi les quinze chambres les moins riches, se voit intimer ainsi l’ordre de suivre la vulgate de Luce Prault et des membres du bureau.

Plus largement, la diversification des actions visées par le subventionnement et des structures aptes à en bénéficier brouille les cartes. Les chambres régionales et les SUACI peuvent ainsi, dès le début des années 1960, percevoir des subventions et profiter des prêts et avances du FNPCA : il devient ainsi plus difficile d’évaluer les péréquations réelles. La participation des chambres à des SICA et au capital des SAFER devient objet d’aides importantes. D’autre part, de moins en moins de subventions – en francs 1966, on passe de 4 934 389 francs de subventions entre 1956 et 1960, à 1 412 329 francs de 1961 à 1966 – et de plus en plus de prêts. L’attribution de ces prêts et avances ne paraît, à l’examen des cotisations et de leurs actualisations successives, plus du tout connecté à la cotisation, en sorte qu’aucun principe de péréquation ne semble présider à leur octroi, les plus riches en bénéficiant autant que les plus pauvres, voire un peu plus, avec 56 % des prêts accordés.

En 1966, le président de la chambre d’agriculture de Savoie s’en émeut auprès de René Blondelle en ces termes peu équivoques : « Je suis dans l’obligation de constater – et cela n’aura probablement pas échappé à votre attention – qu’en fin de compte les subventions accordées par le Fonds national de péréquation le sont finalement davantage au profit de départements ayant des possibilités financières relativement importantes plutôt qu’en faveur des départements pauvres. Certes, le montant total des subventions accordées est relativement modeste mais il est clair que les modifications successives apportées à la réglementation du Fonds de péréquation et à son application aboutissent exactement à l’inverse de l’esprit initial ayant présidé à la création du Fonds national de péréquation. On peut se demander, dans ces conditions, si le financement du Fonds national de péréquation des chambres d’agriculture ne mériterait pas un nouvel examen sur le fond et sur la forme et cela autrement que par une discussion extrêmement rapide au milieu d’un ordre du jour bien chargé à la session de l’APPCA. De toute manière, je serais curieux de connaître l’avis des chambres d’agriculture aux ressources modestes qui vont finalement contribuer davantage aux ressources du Fonds national de péréquation qu’elles n’en retireront de profit » 4306.

Lucien Biset réitère en 1968, exposant les difficultés des chambres d’agriculture « aux ressources modestes » : « Le fait que vous n’ayez été saisis que de deux demandes ne nous étonne qu’à demi. Nous ignorons les motifs d’abstention des chambres d’agriculture dites "riches" (peut-être le désir de conserver leur liberté ?...). Par contre, il est évident que les chambres d’agriculture aux ressources modestes, appelées normalement à profiter par priorité de la péréquation sont pour la plupart dans une situation telle, qu’à quelques exceptions près, elles ne peuvent envisager que rarement le recrutement de cadres diplômés d’études supérieures. Quand elles le font, elles courent d’ailleurs le risque, après peu de temps, de voir ces cadres les quitter pour une situation plus avantageuse dans des chambres d’agriculture plus aisées, des coopératives, etc... et même dans l’administration. C’est une constatation que nous ne demanderions pas mieux de voir démentir par les faits. En attendant, on peut se demander ce que peut encore signifier la péréquation... » 4307. Il semble bien que ce constat sans appel ait à voir avec la position de Lucien Biset dans le champ des organisations professionnelles : en vue dans les appareils des organisations nationales généralistes, il cherche à se poser en défenseur de l’agriculture pauvre des départements de montagne. Quoique la chambre d’agriculture de la Savoie soit seconde dans la liste des chambres qui ont reçu le plus de subventions du FNPCA, son président fait un pas de côté en se situant sur le plan du principe même de la péréquation.

Notes
4297.

Arch. APCA, Circulaires juin 1959-décembre 1959, rapport sur l’activité des services, année 1958-1959.

4298.

Arch. APCA, Circulaires, avril 1955-décembre 1955, note générale d’information, FNPCA, 6 octobre 1955.

4299.

Arch. APCA, Circulaires, avril 1955-décembre 1955, note générale d’information, FNPCA, 6 octobre 1955.

4300.

Arch. APCA, Circulaires février 1958-juillet 1958, rapport sur l’activité des services, année 1957-1958.

4301.

Les comptes rendus annuels n’ont été trouvés que dans les circulaires, à l’APCA, et seuls les dossiers postérieurs à 1963 semblent avoir été versés par le ministère de l’Agriculture aux archives nationales (CAC, 18 CA 41-54. Fonds national de péréquation et d’action professionnelle des chambres d’agriculture. Réunions du comité de gestion du Fonds : procès-verbaux, contrats d’avances, dossiers de réunion, notes, correspondance, décisions prises dans le cadre du fonds de prêts et de la section ordinaire du fonds. Classement chronologique, 1964-1988) Une lacune demeure pour l’ensemble des décisions de l’année 1958.

4302.

Voir Annexes. Dossier n° 11. Cartes 11 et 12.

4303.

Arch. APCA, Circulaires, juillet 1962-décembre 1962, procès-verbal de la réunion du comité de gestion du FNPCA, 14 novembre 1962.

4304.

Arch. APCA, Circulaires, décembre 1955-mai 1956, décisions prises par le Comité de gestion au cours de séance du 8 février 1956 et soumises à l’approbation de M. le ministre de l’Agriculture.

4305.

Arch. APCA, CA Rhône à Haute-Saône, 1949-1965, double d’une lettre de René Blondelle, Président,, APPCA, à Jules Calloud, président de la chambre d’agriculture du Rhône, le 27 février 1957.

4306.

CAC, 900439, Art. 42, Fonds national de péréquation et d’action professionnelle des chambres d’agriculture, 1967-1969, copie d’une lettre de Lucien Biset, président de la chambre d’agriculture de la Savoie, au président du Fonds national de péréquation et d’action professionnelle des chambres d’agriculture, le 17 novembre 1966.

4307.

Ibidem, copie d’une lettre de Lucien Biset, président de la chambre d’agriculture de la Savoie, au président du Fonds national de péréquation et d’action professionnelle des chambres d’agriculture, le 7 décembre 1968.