Au niveau de l’AP(P)CA, la période 1960-1974 est marquée par une augmentation du nombre de motions votées en assemblée lors des sessions ordinaires et extraordinaires. Par rapport à l’étiage des années 1950 4345, la décennie suivante est celle d’un apparent retour en force 4346. En moyenne, six à sept motions sont votées à chaque session et, parfois, ce sont plus d’une dizaine de délibérations qui donnent lieu au vote d’un texte adressé aux pouvoirs publics. 105 motions portant sur la politique économique agricole et rurale sont votées. Onze d’entre elles concernent la planification économique et la place faite à l’agriculture dans l’élaboration de celle-ci, à laquelle des membres de l’AP(P)CA sont associés. 17 sont relatives à l’organisation des marchés : dans ce domaine, la continuité avec les périodes antérieures n’est que partielle, et s’articule désormais notamment avec « les efforts de classification des produits agricoles comme moyen de développement de leur débouchés » ou « les Comités régionaux de propagande et d’expansion des produits agricoles ». Surtout, 35 motions touchent directement ou indirectement à la Politique agricole commune (PAC). Dans ces textes souvent longs, la question de la fixation des prix agricoles pour chaque campagne occupe une place importante, même si une place est faite aux mesures socio-structurelles. Les enquêtes sont à nouveau nombreuses et plus formalisées : nombre de motions s’appuient expressément sur ces résultats d’enquête, y compris une « délibération sur les résultats de l’enquête sur le marché commun » de décembre 1967.
Mais si plusieurs indices d’une activité consultative revigorée existent, de nombreux facteurs viennent en minorer, voire en contredire la portée. Cela est particulièrement vrai au niveau départemental. Dans l’enquête 69-4, l’APCA se préoccupe en premier lieu du pouvoir consultatif des chambres d’agriculture et expose en préambule que « pour authentifier les avis et renseignements donnés par les chambres d’agriculture, la loi et les règlements en vigueur ont édicté un ensemble de règles (tenue des sessions, quorum à observer, compétence du bureau, etc…) et que de nombreuses compagnies ont estimé devoir compléter pour leur donner plus de poids. C’est ainsi que l’Assemblée permanente a décidé, d’une part d’adjoindre et de convoquer régulièrement aux séances de son Comité permanent général des membres associés désignés par les principales organisations professionnelles à cadre national, et d’autre part, de constituer des Groupes de travail faisant souvent appel à des personnalités appartenant à d’autres organisations. D’autre part, l’exercice de la mission confiée aux membres des chambres d’agriculture exige de leur part une connaissance et une mise au courant constante des problèmes de l’actualité agricole. Des chambres d’agriculture, maintenant nombreuses, mettent dans ce but à la disposition de leurs membres un ensemble de moyens d’informations [sic], dont le bénéfice s’étend souvent à l’ensemble des agriculteurs du département ». À l’introduction croissante des services administratifs et techniques dans le processus de consultation, répond la constitution de groupes de travail mêlant représentants de l’institution et personnalités hors institution, sur la base des compétences, dans la logique d’un remplacement de la consultation par l’expertise.
Le questionnement de l’APCA dans l’enquête 69-4 concerne « l’exercice du pouvoir consultatif », soit les « principales positions prises par la chambre d’agriculture, le rappel des délibérations importantes adoptées, les interventions effectuées, les suites constatées et les raisons vraisemblables des succès et des échecs » 4347. Christiane Mora, chargée de traiter les réponses des chambres d’agriculture, note que dans les réponses des chambres d’agriculture « on voit apparaître des doutes sur l’efficacité de ce pouvoir consultatif, tel qu’il se présente actuellement : pour certaines chambres d’agriculture, on ne peut que constater cette inefficacité et en penser que la responsabilité en incombe aux pouvoirs publics ; pour d’autres cette constatation tient à l’évolution considérable du rôle des chambres d’agriculture dans les dix dernières années, [pendant lesquelles] elles sont devenues tout autant les conseils des agriculteurs et de leurs organisations que ceux de l’administration » 4348. Au-delà des jugements énoncés par les dirigeants départementaux, présidents et membres de chambre d’agriculture, frappe la lecture de l’énumération des sujets sur lesquels les chambres d’agriculture auraient dû être consultées, selon l’APCA, et le faible nombre de chambres qui déclarent avoir été saisies pour avis par les pouvoirs publics. Sur les groupements agricoles fonciers, par exemple, seules les chambres des Hautes-Alpes et de l’Aube disent avoir eu l’occasion de formuler un avis. Seules huit chambres d’agriculture sur 45 révèlent qu’elles ont été sollicitées à propos de l’exécution du 4e Plan ou de la préparation du 5e. Certes, les questions relatives à « l’expansion ou l’aménagement du département » paraissent avoir été traitées en partenariat avec la chambre d’agriculture dans la plupart des cas, comme celle touchant à l’exercice du droit de préemption de la SAFER.
Un élément semble capital. On remarquait au cours des années 1950 que les directeurs des chambres d’agriculture prenaient de plus en plus l’habitude de se rendre, avec le président, aux sessions de l’APPCA. Si ce phénomène ne concernait alors qu’une petite vingtaine de chambres, force est de constater qu’il se généralise au cours des années 1960 : à partir de 1964, plus d’un directeur sur deux se rend aux sessions de l’APCA, et après 1969, ce sont 60 à 80 directeurs qui siègent deux fois par an à Paris 4349. Certes, ils n’ont guère qu’une voix consultative et ne peuvent en aucun cas voter les motions. Certes, ils ne sont présents qu’à la demande expresse du président – il est en général précisé que ne sont présents que « les directeurs dont les présidents ont demandé qu’ils assistent à la session » 4350, mais leur présence massive accompagne manifestement le déploiement des activités de services des chambres d’agriculture dont les directeurs président à la mise en œuvre au quotidien. Évènement inédit : lors de la session extraordinaire de janvier 1973, seize chambres ne sont représentées que par le directeur de la chambre, venu sans accompagner le président ou l’un de ses suppléants-délégués, comme c’était la norme auparavant.
Au niveau de l’APCA, l’évolution est celle d’une consultation qui devient plus ouvertement une consultation des experts. L’APPCA est devenue Assemblée permanente des chambres d’agriculture au moment où les sessions rassemblant les présidents semblent céder le pas, dans l’ordre des cénacles qui comptent, aux commissions et groupes de travail, de plus en plus formels et actifs, en plus du Comité permanent et du bureau, déjà très dominants, avec le soutien de services pléthoriques et de leurs chefs, très sollicités. Le renforcement du caractère permanent de l’institution est particulièrement lisible à travers l’augmentation spectaculaire du nombre de salariés de l’APCA, qui passe de 75 en 1965 à 150 en 1973. Chaque année, entre 1966 et 1973, 25 à 35 salariés sont recrutés. En 1970, la Direction des affaires administratives et financières emploie 64 personnes, contre une vingtaine en 1965. Cet accroissement est notamment rendu possible par l’installation de l’APCA, en 1966, dans de plus vastes locaux, entre l’avenue Georges V et l’avenue Marceau, dans le 8e arrondissement.
Cela semble s’accompagner d’une distension des liens avec les chambres d’agriculture, qui se fondaient à l’origine sur la circulation des avis, vœux, motions ou délibérations. Si, en 1972, François Houillier ouvre le rapport sur l’activité des services en exprimant le besoin ressenti par l’assemblée permanente de « renforcer les liaisons entre l’APCA et les chambres d’agriculture », il s’agit d’envisager une augmentation du nombre de « missions en province » et de consolider les relations postales et téléphoniques. À l’opposé, depuis l’ouverture du bureau de l’APCA à Bruxelles, la Direction des relations agricoles internationales de l’assemblée permanente est très soutenue, et son activité repose sans équivoque sur la présence active de Pierre-Robert Collet et de Jean-Claude Clavel dans toutes les instances européennes, dont les réunions des experts généraux. Jean-Claude Clavel appartient à cinq sections spécialisées du comité économique et social de la CEE, dont celle de l’agriculture, des questions économiques, du développement de l’Outre-mer, ainsi qu’au sous-comité politique à moyen terme et ou sous-comité environnement. Les deux hommes jouent le rôle d’« intermédiaire pour toute demande de contact des chambres d’agriculture avec les instances de la CEE ». L’omniprésence de Jean-Claude Clavel est ostensible, de ses fonctions de commissaire aux comptes du COPA à son mandat éphémère de représentant de l’APCA à un colloque organisé par le même COPA, aux côtés de Jean Deleau, président de l’AGPB et de la chambre d’agriculture du Pas-de-Calais, et membre du CPG de l’APCA. Ces mutations complexes nécessiteraient sans doute une étude particulière, mais tout semble indiquer que l’APCA et l’ensemble des organisations agricoles s’insèrent, au début des années 1970, dans un mouvement qui voit l’expertise et les experts – directeurs ingénieurs – hissée au niveau de la représentation, dont elle infléchit et affaiblit le contenu. De la même façon, Sabine Saurugger observe, dans le cadre des négociations autour de la PAC au début des années 1990, « le rapport entre la représentation par l’expertise (économistes agronomes), le recours au nombre et à la morale (syndicats agricoles) et le processus de légitimation d’une bureaucratie » 4351. Après qu’en avril 1969 René Blondelle a voté contre la réforme du sénat, ce glissement vers l’échelon européen peut-il se comprendre sans envisager la position de l’APCA sur l’échiquier politique et la perception qu’en ont ses électeurs et les membres des chambres d’agriculture ? Par la bande, une lettre écrite en octobre 1969 révèle une partie de cette image politique de l’institution qui reste souvent dans l’ombre.
Voir Annexes. Dossier n° 10. Graphique 1.
Voir Annexes. Dossier n° 11. Graphique 6.
Chambres d’agriculture, 1er septembre 1969, pp. 11-17.
Arch. APCA, Activité des chambres d’agriculture. Bilan, 1964-1971.
Voir Annexes. Dossier n° 12. Graphique 11.
Chambres d’agriculture, 1-15 juin 1971.
Sabine SAURUGGER, « L’expertise, un mode de participation des groupes d’intérêt au processus décisionnel communautaire », dans Revue française de science politique, 2002, volume 52, numéro 4, pp. 375-401.