Le 25 octobre 1969, un membre de la chambre d’agriculture de la Manche, Louis Fouilleul, écrit à Jacques Duhamel, ministre de l’Agriculture depuis le 22 juin de la même année, député du Jura inscrit au groupe « Progrès et démocratie moderne » de l’assemblée nationale. Le ton est hostile, la missive est assez longue – deux pages d’une écriture manuscrite assez serrée – et l’auteur de la lettre semble regretter le temps où le ministre « donn[ait] l’impression d’être un député courageux de l’opposition » 4352. Des éléments de contexte éclairent cette opposition. Suite à la victoire du non au référendum du 27 avril 1969 sur la régionalisation et la réforme du sénat, la démission de Charles de Gaulle entraîne l’organisation d’une nouvelle élection présidentielle. Le candidat de l’Union pour la défense de la République (UDR), formation gaulliste, majoritaire au Parlement, Georges Pompidou, est soutenu par les Républicains indépendants et rallié par une partie des centristes, dont Jacques Duhamel 4353. Depuis décembre 1968 et la publication du rapport Mansholt – qui prônait notamment le gel de 10 à 12 millions d’hectares en Europe, la réservation des aides économiques et des prêts du Crédit agricole aux industries alimentaires et aux 200 000 exploitations ayant une « vocation authentique à se moderniser », l’accélération des mutations socioprofessionnelles – les emplois non agricoles ont doublé en nombre –, et surtout, la condamnation de la pratique des hauts prix et l’estimation à 40 hectares le seuil minimum de rentabilité d’une exploitation 4354 – les organisations agricoles sont déstabilisées dans leur discours. En juin 1969, le rapport Vedel enfonce le clou en conseillant de soustraire à l’économie agricole française un tiers de la SAU et d’encourager le départ de 300 000 exploitants.
Ces deux rapports « exaspèrent l’opinion paysanne » 4355 – Louis Fouilleul ne fait pas exception qui se pose en représentant de « cette paysannerie qui refuse l’esclavage que lui offre [sic] les plans (Mansholt et Vedel) très cher au CNJA » et qui s’adresse ainsi au ministre de l’Agriculture : « On vous reproche de faire du plan Vedel votre livre de chevet » 4356 – et aggravent la difficulté des organisations professionnelles agricoles, aux premiers rangs desquelles la FNSEA et l’APCA, à « concilier […] la stratégie économique de modernisation sélective et la stratégie politique d’unification du monde paysan » 4357. En 1969, le gouvernement de Jacques Chaban-Delmas et son ministre de l’Agriculture, Jacques Duhamel, se montrent prudents dans leurs discours et les organisations professionnelles agricoles de gauche comme de droite, traversées par des tensions internes qui vont parfois jusqu’à la scission, sont dans l’expectative.
Au lendemain des manifestations du CNJA, le 16 octobre à Poitiers, et de la FNSEA, le 17 octobre à Paris 4358, au cours desquelles Jacques Duhamel aurait été « bafoué », voire « injurié » 4359, Louis Fouilleul entend faire partager son hostilité vis-à-vis du CNJA, de jeunes dirigeants qu’il estime discrédités en tant que « paysans » – « tous ces jeunes illuminés sont plus fort [sic] à Paris en réunion que dans leur propre ferme au milieu de la masse paysanne dont ils ont peur tellement cette masse paysanne les méprise ». L’auteur de la lettre annonce qu’il lui a « été agréable de savoir que notre [sic] ministre de l’Agriculture avait été bafoué par cette minorité d’anarchistes progressistes que forment le CNJA ». L’ensemble de son discours tend à dire et répéter que « le CNJA ne représente point la jeunesse paysanne [et] doit sa vitalité à Michel Debré qui lui a fait distribué [sic] une subvention pour lui permettre d’avoir pignon sur rue à Paris et d’être l’interlocuteur valable dont il avait besoin pour réussir sa politique anti-paysanne ». Le rejet de la cogestion et de la participation du CNJA à l’élaboration de lois agricoles qu’il semble réprouver se mêle de considérations confuses. Son antisémitisme est patent lorsqu’il évoque « la politique du Juif Debré » ou le « capitalisme judéo-maçonnique qui nous gouverne depuis 1958 ». Rejet des « programmes de soviétisation du syndicalisme », peur de « la socialisation de l’agriculture française », allusions aux « grands rassemblements de terres collectivisées » et à « l’agriculture de groupe la réforme des structures et autres slogans du CNJA [qui] sont empruntés à l’évangile du communiste [sic] »côtoient la stigmatisation des effets du capitalisme et des excès du Crédit agricole.
L’itinéraire, même en pointillé, de l’auteur de cette lettre en éclaire le contenu. Louis Fouilleul, né en 1907 à Saint-Symphorien-des-Monts, canton de Teilleul, arrondissement d’Avranches, compte parmi les cinq fermiers désignés pour constituer le Conseil régional de l’URCA de la Manche en mars 1942 4360. Résidant à Villechien, dans le Mortainais, cet homme, alors âgé de 35 ans n’a pu être identifié dans aucune organisation agricole avant cette date : si le procès-verbal de l’assemblée constitutive de l’URCA le mentionne comme « membre du Comité régional d’organisation corporative » 4361, les listes des membres de ceux-ci ne contiennent pas son nom 4362. En décembre 1943, il est maintenu dans ses fonctions de membre de l’URCA de la Manche 4363. En 1952, c’est en tant que « cultivateur-fermier » qu’il est élu membre de la chambre d’agriculture de son département par les agriculteurs de la circonscription de Mortain 4364. Réélu en 1955, il l’est également en 1959 : alors, à 52 ans, il est chevalier du Mérite agricole, secrétaire des Mutuelles accidents de Villechien, ainsi que vice-président des bouilleurs de cru de Villechien, et du Syndicat des bouilleurs de cru du Mortanais 4365. En 1964, le préfet commente des élections dominées par la défaite de René de Tocqueville, le président sortant, face aux menées des « jeunes agriculteurs » du département. Il note cependant que la liste présentée par la chambre sortante dans la circonscription de Mortain est une « liste d’union conduite par M. Fouilleul, vice-président sortant, bien connu pour ses sentiments dorgéristes, [et souligne] la persistance, dans cette région, de nombreux agriculteurs extrémistes (bouilleurs de cru notamment) [ainsi que les retombées de la] notoriété très grande des co-listiers de M. Fouilleul, parmi lesquels M. Charuel Trésorier départemental de la FDSEA : [pour le préfet], c’est dans le Mortainais cependant qu’il apparaît que les ultimes tenants de la "Défense paysanne" conservent, le plus souvent par le truchement de la défense du privilège des bouilleurs de cru, quelque audience » 4366.
Depuis la création en 1965 du CRJAO, l’élection de Michel Debatisse à la fonction de secrétaire général de la FNSEA et la participation d’une frange minoritaire du CNJA aux mouvements de contestation du printemps 1968, se dessine progressivement la division du CNJA en deux tendances, incarnées par Michel Debatisse et Bernard Lambert. Ces évolutions en cours contribuent sans doute à effrayer le vice-président du Syndicat des bouilleurs de cru du Mortanais, mais sa condamnation sans appel concerne aussi la FNSEA. Pour Louis Fouilleul, la ligne de l’APCA serait la seule valable : se cachant derrière « la masse paysanne qui heureusement ne se laisse pas prendre [il prétend qu’]elle sait qu’elle a mieux dans l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture dans la personne de son Président (René Blondelle) et pourtant on limite à 18 ans la présence consécutive à la tête de cet organisme uniquement pour l’abattre 4367 . Là encore nous trouvons ce même capitaliste [sic] judéo-maçonnique qui inspire les illuminés du CNJA ». Louis Fouilleul conclut ainsi : « il va vous falloir vous armer de courage et faire vôtre la ligne de conduite de ce grand paysan (René Blondelle), le seul responsable qui a toujours eu une ligne irréprochable. Pour Blondelle et pour la masse paysanne le remède s’appelle la parité : l’agriculture de groupe la réforme des structures et autres slogans du CNJA sont empruntés à l’évangile du communiste [sic] » 4368. Cette lettre semble dire que des responsables de mouvements agricoles aisément classables à droite 4369, issus du dorgérisme et caractérisés notamment par leur anti-communisme, se reconnaissent, en 1969, dans une APCA pourtant vue comme l’alliée de la FNSEA. Cela soulève deux questions. Comment cette image a-t-elle pu perdurer depuis les jalons posés par Luce Prault aux lendemains de la Libération, par-delà l’adhésion massive et publique des présidents de chambre d’agriculture à la politique agricole gaulliste depuis le milieu des années 1960 au moins ? Ambivalence et ambiguïté ont-elles été entretenues volontairement par l’APCA, comme une stratégie de survie ?
Si les vœux et positions publiques dans ce sens ne sont guère lisibles, l’APCA prenant soin de lisser son discours en direction de l’extérieur, les connexions de l’assemblée permanente avec les partis politiques continuent de se faire en direction des « Républicains indépendants ». Le seul président de chambre d’agriculture député est un « non-inscrit », tandis que cinq des six qui sont sénateurs sont inscrits au centre républicain d’action rurale et sociale (CRARS). Parmi les 27 autres membres de chambre d’agriculture qui sont parlementaires, on compte trois députés et dix sénateurs siégeant avec les indépendants. Sur 34, seuls une dizaine, dont un seul président, ont été élus après 1959. Rescapés de l’« Action civique » et nostalgiques du Parti paysan de Paul Antier, les dirigeants de l’APCA, au premier rang desquels René Blondelle, ont accompli l’exploit d’incarner la survivance des thèses corporatistes et agrariennes les plus dures, tout en participant à la cogestion de la politique de développement agricole et à son élaboration aux échelles régionale, nationale et européenne. Au début des années 1970 toutefois, des bouleversements interviennent à la tête de l’APPCA.
CAC, 910188, Art. 55, dossier CNJA (n° 12 134), lettre de Louis Fouilleul, membre de la chambre d’agriculture de la Manche, à Jacques Duhamel, ministre de l’Agriculture, le 25 octobre 1969. [Voir le texte intégral : Annexes. Dossier n° 11, document 8.]
« Le 22 mai, à l’issue d’un débat radiodiffusé, Jacques Duhamel, président du groupe parlementaire " Progrès et démocratie moderne " , annonce son ralliement à la candidature Pompidou, rejoignant ainsi René Pleven et Joseph Fontanet qui l’avaient précédé dans cette voie » : Serge BERSTEIN, La France de l’expansion, tome 2 : L’apogée Pompidou, 1969-1974, Nouvelle histoire de la France contemporaine, Paris, Éditions du Seuil, 1995, 332 p., p. 15.
« Mémorandum sur la réforme de l’agriculture dans la Communauté économique européenne », dans Bulletin de la Communauté économique européenne, mars 1969, n° Supplément 3/69, pp. 19-48. Consultable sur le site internet : http://www.ena.lu/
Bernard BRUNETEAU, Les paysans dans l’État… ouvrage cité, p. 206.
CAC, 910188, Art. 55, dossier CNJA (n° 12 134), lettre de Louis Fouilleul, membre de la chambre d’agriculture de la Manche, à Jacques Duhamel, ministre de l’Agriculture, le 25 octobre 1969.
Bernard BRUNETEAU, Les paysans dans l’État… ouvrage cité, p. 206.
http://www.ina.fr/audio/PHF07000602/inter-actualites-de-13h00-du-17-octobre-1969.fr.html
Nous n’avons su trouver de précisions à ce sujet. Louis Fouilleul écrit encore : « Vous devez savoir mieux que personne que la journée du 17 octobre a été un échec pour le syndicalisme qui n’est plus capable de rassembler des masses paysannes dans l’ordre et la dignité tellement il a dupé et trompé cette paysannerie qui refuse l’esclavage que lui offre les plans (Mansholt et Vedel) très cher au CNJA ». CAC, 910188, Art. 55, dossier CNJA (n° 12 134), lettre de Louis Fouilleul, membre de la chambre d’agriculture de la Manche, à Jacques Duhamel, ministre de l’Agriculture, le 25 octobre 1969.
Arch. nat., F10 5017, archives de la Corporation paysanne, Unions régionales corporatives agricoles (suite), département de la Manche, [1941-1944], procès-verbal de l’assemblée constitutive de l’URCA, le 27 mars 1942.
Ibidem.
Arch. nat., F10 4972, archives de la Corporation paysanne, organisation des Comités régionaux d’organisation corporative, 1941-1942. Fiche du CROC de la Manche, liste datée de mai 1941.
Ibidem, nouvelles listes des membres des URCA et du Conseil régional corporatif, 1944.
Arch. CA Manche, extrait du procès-verbal de la session extraordinaire du 29 mars 1952. (envoyé par Léone Gillette en octobre 2007).
Annuaire APCA 1959.
Arch. nat., F1cII 489 : Élection des Chambres d’Agriculture. Landes à Yonne (plus résultats). Ain à Vosges, 1964, lettre du préfet de la Manche, aux ministres de l’Intérieur et de l’Agriculture, le 10 février 1964.
L’article 18 du décret du 26 septembre 1969 relatif aux élections aux chambres d’agriculture précise que dans les chambres, « les membres du bureau demeurent en fonctions jusqu’à la première session ordinaire qui suit le renouvellement général ou partiel de la chambre. Ils sont rééligibles. Toutefois, la durée des fonctions de membre du bureau ne peut excéder dix-huit années consécutives, les seules interruptions de fonctions prises en compte étant celles qui résultent d’un renouvellement du bureau faisant suite à une élection des membres de la chambre d’agriculture ». Cette disposition est clairement un moyen de rajeunir les bureaux des chambres d’agriculture et l’APCA. En 1969, 21 présidents de chambre d’agriculture sont en fonctions depuis 1952, soit depuis 17 ans, et 20 d’entre eux ont des fonctions à l’APCA : trois sont membres suppléants du CPG, onze en sont membres titulaires, enfin six appartiennent au bureau, qui compte sept membres. Le président de l’APCA, malgré ses dénégations [Chambres d’agriculture, 1er septembre 1970, p. 13.], est dans ce cas et le décret a même pu être perçu comme une attaque contre René Blondelle, qui en avril 1969 a voté contre la réforme du Sénat, « donc contre De Gaulle ». Jean-François CHOSSON, Les générations du développement rural… ouvrage cité, p. 169.
CAC, 910188, Art. 55, dossier CNJA (n° 12 134), lettre de Louis Fouilleul, membre de la chambre d’agriculture de la Manche, à Jacques Duhamel, ministre de l’Agriculture, le 25 octobre 1969.
En 1970, Louis Fouilleul est dit membre du Comité directeur de la FFA de la Manche [Annuaire APCA 1970]. Créée en décembre 1969, la Fédération française de l’agriculture rassemble les héritiers du dorgérisme.