Le 10 janvier 1974, a lieu la célébration du cinquantenaire des chambres d’agriculture, en présence du président de la Réphblique, Georges Pompidou. Le discours de ce dernier et l’accueil qui lui a été réservé a été analysé comme la confirmation d’une réconciliation entre les gaullistes et « les composantes traditionnelles de la profession agricole » 4432. D’autres n’y décèlent, en miroir, que les « idées directrices des conceptions agricoles et rurales de Georges Pompidou » 4433, indépendamment du lieu où il est prononcé et de l’assistance présente. Or nous pouvons maintenant souligner la situation très ambivalente de l’APCA en ce début de l’année 1974. Depuis le milieu des années 1960, certes, c’est sous l’égide du premier ministre Georges Pompidou et de son ministre de l’Agriculture Edgar Faure que la réunion de la « paysannerie unie derrière le gaullisme » s’est faite, et ce serait à partir de la Journée nationale des chambres d’agriculture, en décembre 1966, que le parti gaulliste se serait vu autorisé « à se faire l’interlocuteur privilégié des demandes de la paysannerie tout entière et à s’inscrire, par là-même, dans l’histoire séculaire de la gestion semi-institutionnelle du vote paysan » 4434. Depuis mai 1971, l’institutionnalisation de la concertation est effective avec la conférence annuelle, qui réunit les « quatre grandes organisations professionnelles que sont la FNSEA, le CNJA, l’APCA et la FNMCCA et la plus informelle conférence mensuelle qui a lieu le premier mardi de chaque mois et qui réunit le ministre de l’Agriculture et quatre représentants des organisations précitées 4435. Si ces évolutions sont loin d’entériner « la reconnaissance par l’État du pouvoir corporatiste de la profession agricole dans l’élaboration de cette politique publique » 4436, elles contribuent à déstabiliser l’institution qu’est l’APCA : à l’heure de la commémoration, c’est sous le signe de l’entropie que les dirigeants de l’assemblée permanente tentent de figer des conventions péniblement établies dans l’immémorial, alors même que ces conventions sont en pleine renégociation.
Pour l’APCA, ce cinquantenaire est en effet l’occasion d’orchestrer la publication de plaquettes valorisant l’action des chambres départementales depuis un demi-siècle : des brochures consacrées à telle ou telle chambre 4437 à l’hommage rendu aux présidents de l’APCA 4438, c’est par ce biais médiatique que l’APCA choisit de souligner l’œuvre accomplie. En décembre 1973, un timbre commémoratif est même édité 4439. Le texte qui accompagne le carnet-souvenir marque la volonté de l’assemblée permanente d’insister à la fois sur la capacité des chambres d’agriculture à adapter leur mission aux besoins du temps et sur la conformité de celle-ci au rôle que leur avait conféré la loi en 1924. Il se clôt sur ces mots : « de telles institutions, ainsi que les Chambres de Métiers et les Chambres de Commerce et d’Industrie, ne sont pas sans rappeler les "corps intermédiaires" chers à des penseurs politiques comme Montesquieu ; elles ont à jouer un rôle important entre les Pouvoirs et ce qu’on appelle aujourd’hui "le pays réel" ; c’est donc un beau sujet de réflexion civique et politique qui est proposé à l’opinion publique par cette pittoresque figure commémorative ».
Un opuscule titré « 50 e anniversaire des chambres d’agriculture »est préparé par les services de l’APCA et fait l’objet d’un avant-projet dont de nombreux extraits ne se retrouvent finalement pas dans la version publiée 4440. Les traces d’une récente déstabilisation sont palpables, notamment lorsqu’il est écrit : « l’Assemblée Permanente des Chambres d’Agriculture n’est pas une "administration", ce n’est pas la "Chambre d’agriculture de Paris", ce n’est pas, non, l’Organisme de tutelle des Chambres d’agriculture, mais c’est, en quelque sorte, la Chambre française d’Agriculture ; en effet, ses membres ont tous été élus au niveau départemental par les agriculteurs ; elle représente l’ensemble de l’Agriculture française qui est composée des différentes "Agricultures" régionales ; elle n’enlève rien aux Chambres départementales d’Agriculture mais, au contraire, elle les complète, coordonne leurs actions et les aide dans leur tâche » 4441. Arguant du fait que « les grandes décisions en matière agricole sont prises, au niveau national, par le Pouvoir politique », l’APCA tend à faire avaliser comme conforme à la loi de 1924 un second volet de son action, à côté de celui consistant à représenter les intérêts agricoles auprès des pouvoirs publics, qui correspond au rôle des chambres d’agriculture dans la cogestion du développement agricole, notamment — « les actions allant dans le sens Politique agricole-Agriculture, c'est-à-dire qu’en fonction des décisions prises par le Pouvoir politique et aussi des impératifs de notre époque, les Chambres d’agriculture devront orienter l’Agriculture » 4442 —, mais qui peut être perçu comme potentiellement plus large, à l’heure de la « participation gaulliste ».
En février 1974 ont lieu des élections partielles des membres des chambres d’agriculture : elles sont l’occasion de l’arrivée dans les institutions départementales de 552 nouveaux membres, soit un renouvellement de 18 %, très inférieur aux 38 % atteints en 1970. Si sur les 574 sortants non réélus, 150 étaient membres d’une chambre d’agriculture depuis 1952 au moins, il reste 287 membres qui le sont depuis 22 ans ou plus. En 1970, les anciens membres du Conseil régional corporatif d’une Union régionale corporative agricole (URCA) étaient au nombre de 288 : ils demeurent 243 après le renouvellement de 1974. C’est au niveau des présidences de chambre que le bouleversement est le plus patent : 32 nouveaux présidents ont en effet été élus dans les départements en mai 1974. Sur 89 présidents, seuls 17 occupaient déjà ce siège en 1964, dont neuf depuis 1959. Lors de la session du 5 juin 1974, la première séance est ouverte par Pierre Delmas, doyen d’âge, président de la chambre d’agriculture des Alpes-Maritimes qui se déclare « d’autant plus sensible au privilège de présider la séance que son actuel mandat sera le dernier, après bien d’autres depuis 1952, année qui a vu la résurrection des chambres d’agriculture et de l’assemblée permanente, après douze ans de mise en sommeil : des présidents de 1952, l’orateur demeure le dernier, c’est l’évolution normale des choses, l’essentiel est que la continuité soit assurée [et] elle ne l’est pas seulement par les suppléants délégués d’alors devenus présidents, MM. Biset, Nové-Josserand et Simon, mais par l’esprit qui demeure » 4443.
Du point de vue qui a été le nôtre, 1974 est la fin d’un monde, de celui de l’APPCA telle qu’elle a été remise sur pied à la fin des années 1940 et au cours de la décennie suivante, des élections de 1952 au développement des services techniques, du second « retour des évincés » aux adaptations des années 1960. À la tête de la chambre d’agriculture de la Loire, Pierre Collet a été remplacé par Robert Duclos, issu de la JAC et du premier CDJA du département 4444 : il doit donc renoncer à la présidence de l’APCA. L’élection du nouveau président se joue entre deux hommes qui se présentent comme les représentants de deux tendances : Gérard de Caffarelli se porte candidat face à Louis Perrin, secrétaire-général depuis 1971. Louis Perrin l’emporte par 48 voix contre 43 4445. La période qui s’ouvre alors mériterait bien des investigations. Les années 1970, qui sont celles de l’émergence et de la structuration des « gauches paysannes » 4446 et de la présidence Debatisse à la FNSEA, ont-elles vu le maintien d’un positionnement spécifique de l’APCA dans le champ des organisations professionnelles agricoles ? Les années 1980 s’ouvrent sur la reconnaissance, par le ministère Cresson et la loi du 3 août 1982, du « pluralisme syndical » : si les élections aux chambres d’agriculture de 1983 ont suscité nombre de travaux 4447, serait-il possible d’envisager l’impact respectif des modifications électorales et des changements sociaux, dans les chambres d’agriculture et à l’APCA, en lien avec l’ensemble des organisations agricoles ?
Des « États généraux du développement agricole » aux récentes réformes du système de financement du développement agricole, quelle a été l’évolution de la position des chambres d’agriculture et de l’APCA ? Cette période a été amplement commentée et analysée 4448, et récemment étudiée au sein du Laboratoire de recherche sur les innovations socio-techniques et organisationnelles en agriculture (LISTO) – ses chercheurs envisagent, dans le cadre du projet SEPIA, « la manière dont l’organisation et le fonctionnement des Chambres jouent sur leur capacité à répondre aux exigences actuelles de la production agricole », et se penchent sur le « changement de modèle de développement agricole et la transformation identitaire des agents des chambres d’agriculture », considérant que « le travail des chambres d’Agriculture s’inscrit désormais dans une logique éloignée de sa posture historique » 4449. Elle l’a moins été sous l’angle proprement historique : notre recherche se propose comme un point de départ, qui par la clarification historique des tenants et des aboutissants de l’implication des chambres d’agriculture dans le développement agricole, permettrait de mieux en évaluer les mutations actuelles, comme celles des trois ou quatre dernières décennies.
Inévitables, les regrets sont nombreux au sortir de ces quelques années de recherches doctorales. Il en est un principal : à l’évidence, l’échelle reconnue comme pertinente aujourd’hui est celle de l’Union européenne et c’est sur le terrain de la Politique agricole commune (PAC) que le lecteur aurait peut-être voulu rencontrer l’APCA, comprendre son rôle, voire son absence de rôle. Et si « malgré le Monde, malgré l’Europe », l’agriculture reste « une affaire d’État » 4450, le constat n’est pas dérobade. Deux facteurs se sont conjugués pour nous éloigner de ce pan de notre sujet. Les sources ne nous ont guère semblé pouvoir permettre un éclairage inédit ou pertinent de la question : il eût fallu envisager les interactions entre organisations, notamment avec la FNSEA, et envisager une approche comparatiste 4451. Mais la richesse des archives qui nous étaient ouvertes à l’APCA rendaient toute approche comparée délicate, à moins de disposer d’un fonds aussi riche pour une autre organisation et pour les instances de Bruxelles : voilà pourquoi la dimension européenne n’est que peu abordée, même si elle structure les réorientations organisationnelles des années 1960.
Bernard BRUNETEAU, Les paysans dans l’État…, ouvrage cité, p. 184.
Gilbert NOËL et Émilie WILLAERT, Georges Pompidou et le monde des campagnes, 1962-1974. Actes du colloque organisé par l'Association Georges Pompidou au Conseil général d'Aurillac, les 8 et 9 juin 2006, Bruxelles/Berlin/Berne, P. Lang, 2007, 347 p, p. 10.
Bernard Bruneteau cite des propos de Jean Pinchon, directeur de cabinet d’Edgar Faure : « Pour l’élite agricole, rappelle Jean Pinchon, voir un ministre socialiste et un ministre du Maréchal avec Edgar Faure qui était le prototype du Ministre qu’elle aimait, c’était la continuité et la considération dont elle a besoin ». Bernard BRUNETEAU, Les paysans dans l’État…, ouvrage cité, p. 186.
Bernard BRUNETEAU, « Georges Pompidou et les organisations professionnelles agricoles, 1962-1974 », dans Gilbert NOËL et Émilie WILLAERT, Georges Pompidou et le monde des campagnes… ouvrage cité. (pp. 131-146) ; Pierre COULOMB, « Une nouvelle tentative corporatiste ? », dans Pierre COULOMB, Hélène DELORME, Bertrand HERVIEU, Marcel JOLLIVET et Philippe LACOMBE [dir.], Les agriculteurs et la politique… ouvrage cité. (pp. 147-159) ; Pierre COULOMB, « Les conférences annuelles : entre corporatisme et populisme », dans Pierre COULOMB, Hélène DELORME, Bertrand HERVIEU, Marcel JOLLIVET, Philippe LACOMBE, Les agriculteurs et la politique…, ouvrage cité, pp. 159-180.
Pierre COULOMB, « Les conférences annuelles… », article cité.
Citons notamment, parmi d’autres : Chambre d’Agriculture de la Moselle, Cinquante ans... 1924-1974 au service de la profession agricole, [1974], 83 p. ; Chambre régionale d’Agriculture de Rhône-Alpes, L’agriculture de Rhône-Alpes, Cahier du cinquantenaire, [1973], 28 p. ; Chambre d’Agriculture de Seine-et-Marne, L’agriculture en Seine-et-Marne, 1924-1974, [1974], 11 p. ; Chambre d’Agriculture de la Somme, 1924-1974, 50 années au service de l’agriculture, Amiens, non daté, non paginé. ; Chambre d’Agriculture de Maine-et-Loire, 1924-1974, D’hier à demain... L’Agriculture et la Chambre d’Agriculture de Maine-et-Loire, 1974, 31 p. ; Chambre d’Agriculture d’Indre-et-Loire, 1924-1974, 50 ans d’activités, [1974], 27 p.
APCA, Hommage à Joseph Faure, Abel Maumont, René Blondelle, Présidents de l’Assemblée permanente des Chambres d’Agriculture, supplément au n° 523 de la revue Chambres d’Agriculture, 1er janvier 1974, 79 p.
Voir Annexes. Dossier n° 11. Document 10.
APCA, 50 e anniversaire des Chambres d’Agriculture, 1924-1974, Paris, APCA, [1974], 56 p.
APCA, Avant-projet de la plaquette cinquantenaire des Chambres d’Agriculture, 1924-1974, [1973], 56 p, p. 31.
Ibidem, p. 46.
Chambres d’agriculture, 1er-15 août 1974.
Jean-Pierre HOUSSEL, « Le syndicalisme agricole dans la Loire depuis 1945 », article cité (p. 56)
Chambres d’agriculture, 1er-15 août 1974, p. 22.
Jean-Philippe MARTIN, Histoire de la nouvelle gauche paysanne : des contestations des années 1960 à la Confédération paysanne, Paris, La Découverte, 2005, 311 p.
Citons notamment : Didier MINOT, « Les élections aux Chambres d’agriculture de 1983 », dans Isabel BOUSSARD et Bernard WOLFER [dir.], « Représentation politique et sociologique du monde agricole et rural français, Actes de la session de la Société française d’économie rurale, 22-23 mai 1996, INA-Grignon », dans Economie rurale : bulletin de la Société française d’économie rurale, n° 237, janvier-février 1997, pp. 3-48, pp. 27-30 ; Pierre DUBOSCQ, Michèle BARATRA, Jean MENAULT et Monique PERONNET, « 1983, élections aux chambres départementales d’agriculture : mythes et vecteurs », communication au colloque de l’Association française de science politique (rapport n° 517), Les agriculteurs et la politique depuis 1970, tenu à Paris, le 30 novembre et les 1er et 2 décembre 1987, 18 p ; Serge CORDELLIER et Roger LE GUEN, « Le vote des agriculteurs aux élections professionnelles (1983-2007), dans Le syndicalisme agricole. — Économie rurale. Agricultures, alimentations, territoires, n° 312, juillet-août 2009, 112 p, pp. 14-31 ; Serge CORDELLIER et Roger LE GUEN, « Élections professionnelles et conceptions de l’entrepreneuriat (1983-2007) », dans Bertrand HERVIEU, Nonna MAYER, Pierre MULLER, François PURSEIGLE et Jacques REMY [dir.], Les mondes agricoles en politique. De la fin des paysans au retour de la question agricole, Paris, Presses de sciences po, 2010, 450 p, pp. 145-191.
Pour ne citer que ceux-là : Charles SUAUD, « Le mythe de la base. Les États généraux du développement agricole et la production d’une parole paysanne », dans Actes de la recherche en sciences sociales, 1984, volume 52, n° 52-53, pp. 56‑79 ; François COLSON, « Le développement agricole face à la diversité de l'agriculture française », dans Économie rurale, 1986, n° 172, pp. 3‑9. ; Samuel DEGUARA, « Conditions d'émergence de la Confédération paysanne et conditions de production d'une nouvelle idéologie paysanne : éléments pour une socio-histoire du mouvement progressiste paysan », dans Quaderni, 2004, n° 56, pp. 71‑83.
http://www.dijon.inra.fr/listo/les_recherches
Bertrand HERVIEU, « Les agriculteurs dans la vie politique française. Cinquante ans d’évolution, quatre regards », dans Bertrand HERVIEU, Nonna MAYER, Pierre MULLER, François PURSEIGLE et Jacques REMY [dir.], Les mondes agricoles en politique…, ouvrage cité, p. 31.
C’est l’ambition que s’est fixée Élise Roullaud, qui prépare une thèse de doctorat en science politique, sous la direction de Jean-Louis Marie et de Jean-Luc Mayaud, portant sur la contestation de la Politique agricole commune par la Confédération paysanne et la COAG entre 1991 et 2008.