Dossier n°10 : L’enquête « 2UTH » et ses suites

Document 1 : Intervention d’André Begouin à l’assemblée nationale, le 4 mai 1960.

« Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Begouin (Applaudissements à droite)

André Begouin. Monsieur le ministre, pour formuler un jugement sur la série de projets de loi agricoles dont vous avez saisi le Parlement, je dirai qu’ils représentent un effort non négligeable pour améliorer la situation sociale des agriculteurs. Il ne me paraît pas qu’ils apportent un remède quelconque à leur situation économique.

Vous avez eu le souci de placer l’agriculteur au milieu de structures plus modernes, d’améliorer sa condition sociale. Si du moins vous acceptez la plus grande partie des mandements proposés par nos commissions, vous aurez fait un pas dans le sens du progrès social de la paysannerie. Je ne vois rien, par contre, qui manifeste un progrès sur le plan économique.

Les plus défavorisés vont, je l’espère, voir leur sort amélioré, ceux qui sont moins bien équipés, ceux qui cultivent des terres trop morcelées, ceux qui sont le plus à l’écart de la technique moderne, vont pouvoir progresser quelque peu, au moins avec le temps.

Mais vous n’apportez aucun remède à ce qui constitue cependant le fond du malaise paysan, le déséquilibre financier des exploitations.

Vous proposez des palliatifs aux situations les plus choquantes, aux retards les plus évidents. Vous n’apportez pas les solutions économiques qui, seules, permettraient de ramener dans nos campagnes le minimum de prospérité auquel elles ont droit.

Ce minimum de prospérité, elles ne peuvent le trouver — les chiffres vous le prouvent — que par une revalorisation des prix à la production. Le retard des prix à la production est tel qu’aucune aide directe, qu’il s’agisse des facilités de crédit, des assurances sociales, de l’amélioration des équipements publics, ne peut dispenser de l’effort, indispensable désormais, que doivent consentir l’État et la nation pour la revalorisation de ces prix.

On a dépouillé récemment les comptabilités de 8000 à 10000 exploitations agricoles. On a découvert que la gestion des deux tiers d’entre elles se trouvait en déficit. Or, il s’agissait d’exploitations évoluées, de dimension et de structures tout à fait normales, suivies par des conseillers agricoles et dirigées par des hommes dynamiques. Autrement dit, le sort des exploitations moins favorisées est à proprement parler catastrophique.

Les statistiques du Crédit Agricole permettent de faire les mêmes constatations et encore n’y est-il question que des exploitations les plus difficiles, qui n’ont même pas la possibilité de s’endetter auprès des caisses de crédit, car elles ne peuvent produire les garanties suffisantes !

Plus des deux tiers de nos exploitations familiales ne peuvent donc équilibrer leur bilan. Elles ne subsistent qu’en renonçant à leurs investissements ou en limitant les achats d’engrais, cependant indispensables au progrès de la productivité.

Comment pourrait-il en être autrement puisque dans tous les pays étrangers la situation serait la même si les prix des produits agricoles à la production n’étaient pas plus élevés ?

Les études qui ont été faites permettent de comparer les recettes brutes des exploitations françaises à celles des exploitations des pays voisins. Pour des exploitations comparables aux nôtres, de 17 à 80 hectares — vous voyez monsieur le ministre, que nous n’avons pas choisi les plus petites que vous prétendez non viables — et pratiquant la polyculture et l’élevage, les recettes brutes, en 1958, étaient supérieures aux nôtres de 10 % aux Pays-Bas, de 20 % en Belgique, de 22 % en Italie et de 25 % en Allemagne.

Malgré le blocage de ses prix au-dessous du minimum nécessaire à l’équilibre d’exploitation, notre agriculture a dû suivre le courant technique et faire face, dans les dix dernières années, à la substitution totale de la traction mécanique à la traction animale. Le prix de revient de la viande s’en est obligatoirement trouvé majoré ; l’animal ne sert plus au travail, il ne produit que de la viande et du lait et n’est amorti que par la vente de ces deux produits. Le prix des produits végétaux doit permettre désormais de couvrir intégralement les frais d’amortissement des machines comme le prix des produits animaux doivent couvrir intégralement les frais de la production animale.

Aucun problème de structure ne peut masquer cette réalité fondamentale : celle des prix. Ces prix sont à un niveau tel qu’il n’est pas question pour l’agriculture de possibilités d’auto-financement, de marges attrayantes pour les capitaux. Elle demande seulement que ses prix ouvrent ses frais généraux et rémunèrent son travail.

Comment une revendication si simple a-t-elle tant de mal à recevoir satisfaction ?

Nous savons bien que le prix des produits agricoles est l’élément de base du coût de la vie dont dépend le coût de la main-d’œuvre industrielle et, par le fait même, le caractère concurrentiel de notre industrie. En demandant aux agriculteurs de nourrir à bon marché la main-d’œuvre industrielle, l’État donne à l’industrie française une prime sur les industries concurrentes des pays voisins.

Comment ne voit-on pas qu’ainsi a été créée une économie artificielle et que cette situation ne pourra pas durer ?

Il faut payer chaque chose à son prix ; c’est un principe économique auquel on ne peut pas toujours échapper.

Monsieur le ministre, votre gouvernement a voulu, il y a quelques mois, l’opération vérité. Il n’a pas hésité, au risque de faire augmenter le coût de la vie, à supprimer des subventions aux produits alimentaires.

Nous vous demandons d’aller jusqu’au bout de cette idée et de tenter, pour les prix à la production, une nouvelle opération vérité, en nous permettant de vendre nos produits à leur prix de revient, même si, dans cette hypothèse, notre industrie doit faire, elle aussi, un effort d’adaptation.

Notre industrie est vigoureuse : elle est devenue largement exportatrice. Pourquoi ne serait-elle pas capable de payer à l’agriculteur des prix normaux tout comme les industries allemande, hollandaise, italienne ou belge ? Le marché commun vous l’imposera d’ailleurs bientôt, vous le savez bien.

Vous serez obligés, dans les années à venir, d’augmenter de 20 % à 30 % les prix de nos céréales pour les aligner sur ceux de nos voisins.

Notre industrie a dû consentir, depuis deux ans, pour se préparer au Marché commun, des efforts considérables qu’elle a su mener à bien et qui, dans la plupart des secteurs, la placent aujourd’hui dans une situation tout à fait concurrentielle.

Vous devez faire les mêmes efforts pour l’agriculture qui affrontera demain les mêmes concurrences, notamment européennes. Vous devez la débarrasser de charges discales qui pèsent injustement sur elle, telles que le paiement de la taxe sur la valeur ajoutée qui porte sur les engrais, les produits anti-cryptogamiques, le matériel agricole.

C’est un handicap de l’ordre de cent milliards de francs que l’agriculture subit et qu’elle ne peut récupérer comme peut le faire l’industrie, handicap qui l’empêche de vendre nombre de ses produits à des prix concurrentiels, à l’échelle non seulement européenne mais mondiale.

Le potentiel de notre agriculture est tel qu’au premier rang de nos préoccupations vous devez penser à l’écoulement de ses produits, tant en France vers l’industrie, au moyen de contrats de longue durée, qu’à l’étranger, où leur exportation devrait être possible dans quelques années étant donné l’évolution démographique mondiale.

Abaissement des coûts de production, amélioration des prix agricoles à la production permettront de revenir à une rentabilité agricole positive. Aucun effort social, aucune aide indirecte, aucune facilité collective ne peut remplacer cette exigence fondamentale.

Aucun raisonnement, aucune fausse prudence ne peut vous y faire échapper. Les exigences des hommes de la campagne ne sont rien d’autre, aujourd’hui, que les exigences de la réalité économique.

Avant de terminer, monsieur le ministre, je voudrais attirer votre attention sur une calamité qui vient de frapper une nouvelle fois nombre de viticulteurs. Notre viticulture, déjà si éprouvée au cours des années passées, vient de subir l’assaut du gel et, bien qu’on ne puisse encore déterminer les dégâts — les estimations sont impossibles — certaines régions sont très touchées. Je m’excuse de parler de la mienne, qui a été touchée à 30 %. J’estime, monsieur le ministre, qu’il faudrait accorder certaines satisfactions aux viticulteurs frappés par cette nouvelle calamité. (Applaudissements à droite). »

Source : Journal officiel. Débats parlementaires. Assemblée nationale, discussion générale du 4 mai 1960. (p. 613)

Tableaux 1 à 4 : Quelques scrutins autour de la loi d’orientation agricole, juillet 1960.
Tableaux 1 à 4 : Quelques scrutins autour de la loi d’orientation agricole, juillet 1960.
Tableau 5 : Les présidents de chambres d’agriculture à l’Assemblée nationale et au Sénat, lors de la discussion sur la loi d’orientation agricole, avril-juillet 1960.
Tableau 5 : Les présidents de chambres d’agriculture à l’Assemblée nationale et au Sénat, lors de la discussion sur la loi d’orientation agricole, avril-juillet 1960.
Graphique 1 : Thèmes abordés dans les motions votées par l’APPCA de 1949 à 1959.
Graphique 1 : Thèmes abordés dans les motions votées par l’APPCA de 1949 à 1959.