Document 7 : Interview de Lucien Biset, août 1954.

« Monsieur Biset ?... Encore deux kilomètres… Passé le hameau, vous trouverez un transformateur de ciment tout pareil à celui que vous voyez ici. Après ce sera le premier chemin à gauche…

Ce que ne me dit pas le charron de Méry c’est que le chemin qui conduit à la ferme du maire du Viviers-du-Lac, du conseiller général du canton de Lamotte-Servolex, du Président de la Fédération des Producteurs de Lait témoigne qu’en Savoie les représentants du peuple n’abusent point de leur mandat pour s’équiper aux frais de la communauté. Mais quel admirable pays. La Croix du Nivolet dresse sa masse altière dans le soleil matinal. Tout est rocher dans cette blanche barrière. Au pied c’est un luxuriant bocage. Il est 9 heures. Les vignes, les maïs, les prairies alternent avec les chaumes. On dirait un jardin sans fin, un verger à la dimension de cette vallée. Tous les arbres à fruits, et, dans la lumière fine des lignes de peupliers, la dentelure des frênes composent le plus délicat paysage de cette Savoie verdoyante qui est l’une de nos plus belles parures.

En short et chemisette, Lucien Biset nous reçoit dans sa cour. Les fleurs abondent sur la prairie fraîchement tondue. Voici de beaux noyers, des pommiers, des cerisiers.

  • J’ai remarqué tout au long de la route l’élégance et la netteté de vos villages.
  • On peut être propre sans être riche. Mais la Savoie sait qu’elle doit se présenter parée pour ses hôtes et tout l’été elle met sa robe des dimanches.
  • Puisque nous sommes sur le sujet, si nous parlions des rapports de l’Agriculture et du Tourisme ?
  • Nous venons de créer le syndicat intercommunal des rives du lac qui comprend toutes les communes riveraines du Mont-du-Chat jusqu’aux portes d’Hautecombes.
  • Quand nous aurons terminé nos adductions d’eau, je crois que le département pourra devenir un département pilote pour l’établissement de chambres d’hôtes, ce système auquel on songe de plus en plus dans l’organisation syndicale. Ici, l’expérience est faite depuis longtemps, qu’elle vienne de l’initiative hôtelière, de l’initiative privée, ou de l’initiative communale…

Nous sommes entrés dans la maison savoyarde, j’admire les beaux meubles du pays, les fleurs, la vieille horloge. Mme Biset a dépoté sur la table une cruche de vin blanc et deux verres.

  • J’ai bu, dis-je, hier un Crépy du tonnerre.
  • N’est-ce pas qu’ils sont bons nos vins blancs de Savoie. La coopération vinicole lui a donné une impulsion certaine. On vinifie mieux. À côté de nos crûs réputés : le Crépy, le Roussette, l’Apremont, les Abymes de Myans, nous devons tendre à la production d’un bon vin courant de pays, vendu en carafes sur les tables de nos restaurants. Pour cela, certaines mutations sont nécessaires dans le vignoble, les cépages de plusieurs secteurs devront être remplacés.
  • Veillez, dis-je — c’est le touriste qui parle — à ce que l’on pratique sur table des prix convenables. Des vins de pays qui ne supportent pas de prix de transport ne doivent pas être vendus plus chers qu’à Paris.
  • Saviez-vous, reprend Biset, que nous possédons ici deux coopératives pour la production des fruits, l’une à Méry, l’autre à la Motte-Servolex. Le marché de Chambéry est le grand marché des Alpes du Nord. De trois à sept heures du matin, c’est une véritable halle. On ne mange à Chamonix que des légumes et des fruits de cette vallée. L’excédent s’en va sur Paris où nous sommes malheureusement parfois en concurrence avec les grosses régions productrices et obligés de vendre sur Bruxelles.
  • Nous produisons ici des cerises excellentes. Les pêches viennent très bien au pied du Mont du Chat, le sol acide et le climat leur conviennent. Les hautes vallées vers Albertville et la Tarentaise produisent des pommes, la poire qu’on trouve un peu partout n’est pas développée. Mais je crois fermement à la possibilité d’intensifier la production maraîchère…
  • Et puis il y a le lait…
  • Et puis il y a le lait, reprend Biset, le lait et le fromage. D’abord le Beaufort…
  • Le Beaufort ?...

Lucien Biset sourit de mon étonnement.

  • Vous ne connaissez pas l’admirable fromage de Tarentaise. Ce n’est pas tout à fait la saison et nous ne pouvons pas vous le faire goûter. C’est le fromage des alpages. Il est en forme de gruyère, mais diablement onctueux avec ses cinquante-cinq pour cent de matière grasse. Les coopératives qui le produisent sont très anciennes et elles disposent d’un équipement qui, neuf, coûterait aujourd’hui cinq cent millions. Nous produisons un millier de tonnes par an. Je suis persuadé que ce fromage peut aller très loin et faire sa place sur tous les marchés.
  • Pas de besoin de vous parler du Reblochon et de la Tome de Savoie. Mais l’Emmenthal de Savoie est, de loin, le meilleur Emmenthal français. Voyons les derniers cours… La Haute-Marne fait 230… le Doubs 240… l’Ain 235… le Jura 240… La Savoie, elle, fait 265. Vous voyez…

Lucien Biset interroge :

  • Les vaches sont-elles rentrées du pâturage ?... Oui… Allons les voir.

La belle étable que voici. On dirait un chalet. Et les belles bêtes !

  • Elles sont racées, dis-je.
  • Oui, elles ont la finesse d’un corps de chèvre. Regardez ces cuisses et ces sabots. C’est la race tarine ou race bovine de Tarentaise au pelage fauve qui est classée comme race d’expérience par le Ministère de l’Agriculture. D’ailleurs nous allons maintenant nous rendre au Centre d’Insémination d’Aix dont je suis justement fier…
  • Nous quittons la cour ombragée de noyers et la belle maison savoyarde, sévère et grise comme l’hiver, mais large et commode comme toutes ces demeures de montagne où l’on reste longtemps enfermé.
  • Nos champs sont trop morcelés, dit Biset, le grand problème est, ici, comme partout, le remembrement. J’ai piloté hier un ami jusqu’à Genève. A mille mètres d’altitude, on se rend compte du désastre. Partout des coupures multiples. Mais lorsqu’on passe en Haute-Savoie, on voit augmenter les parcelles. Cette division excessive tient essentiellement à l’extrême variété du sol. Sur ma propre exploitation, j’ai sept à huit bandes de sol différentes. Imaginez un partage familial. On se disputera pour un sol à pommiers dans la mesure même où l’on aura chacun suffisamment de sol à vigne. Les usines même ont poussé leurs paysans-ouvriers à conserver leurs bonnes parcelles. C’est vu avec l’esprit du patronat. Plus le paysan gagne sur son terrain, moins l’ouvrier est exigeant pour son salaire. Les jeunes, heureusement, sont résolument remembreurs. Et le problème se résout par la location des terres. Mais il y a encore des partisans acharnés du vieux système et qui nous opposent une volonté de résistance farouche.

« Et si la raison ne finissait pas par l’emporter, il y aurait lieu d’appliquer des mesures appropriées. Vous savez qu’on a envisagé d’exonérer d’impôts les parcelles remembrées. Sans aller jusqu’à frapper d’une majoration les récalcitrants, l’application d’une taxe, disons de fantaisie, aurait peut-être un effet salutaire.

« La terre remembrée, je crois à la possibilité de rendre rentable nos petites exploitations par le développement des cultures maraîchères, des pommes de terre primeur notamment.

Nous sommes arrivés au Centre d’insémination. C’est mieux qu’une ferme, une ville fleurie, tout en haut d’Aix-les-Bains, au revers de ce plateau fertile qui sépare la ville des contreforts du Revard.

De l’étable montent des mugissements aigus.

  • Les taureaux vous ont senti, quand ce sont des gens de la maison, ils ne disent jamais rien.

On entre. C’est un concert sans fin. Biset les calme en frappant du plat de la main leurs croupes monstrueuses.

  • Eh ! Je n’aurais pas voulu être le tueur.

Le plus beau, Cupidon, est un géant lustré, aisé et fier. Il mugit plus fort que tous et piaffe dans sa stalle comme un cheval de course.

Nous visitons les deux laboratoires propres comme des salles d’opération, les installations de froid, le bureau, les greniers.

Voyez, dit Biset, nous avons demandé au propriétaire de cette maison mitoyenne de recrépir son mur à l’unisson de nos bâtiments pour éviter un contraste désagréable à l’œil. Et il a accepté. Quand nous aurons achevé le défrichement des bordures, les bâtiments seront entourés de parterres fleuris…

On trouvera peut-être ce souci excessif. Ce serait une grave erreur. On ne peut construire dans le pays sans harmoniser toute chose avec la splendeur des masses et des couleurs. Et l’agriculture qui est une fois de plus ici à la pointe du progrès doit avoir souci de perfection. Toute sélection est beauté. »

Source : Jean ROMANS, « Choses vues en Savoie », dans L’Information agricole, n° 92, 14 août 1954.

Graphique 6 : Thèmes abordés dans les motions votées par l’APPCA de 1960 à 1973.
Graphique 6 : Thèmes abordés dans les motions votées par l’APPCA de 1960 à 1973.