Introduction Générale

Se mouvoir sans voir, ouvrage de Françis Raynard (1991) relate avec justesse l’aventure que peut devenir une excursion en ville pour une personne aveugle. En effet, nos sociétés contemporaines, devenues plus complexes socialement, ont construit à leur image, des environnements urbains également complexes et en constante évolution. Depuis le 19e siècle, l’urbanisation a concentré une grande partie des activités humaines, telles que l’industrie, l’éducation, la politique, la culture, les loisirs, au cœur de cités qui sont le lieu de déplacement de millions de personnes. Malheureusement, ces structures urbaines ne favorisent pas toujours la mobilité des personnes en situation de handicap.

Il est acquis que la vision, en particulier la perception du flux visuel, est l’un des supports principaux de l’acte locomoteur (Thinus Blanc & Gaunet, 1996 ; Wallach & O’Connell, 1953). C’est peut-être l’une des raisons qui explique que l’architecture urbaine soit conçue sur des bases fonctionnelles et esthétiques qui privilégient souvent le visuel, au détriment des autres sens (tactile, auditif, proprioceptif, etc.). L’objet de ce travail est de questionner l’incidence de l’environnement urbain sur le déplacement de personnes ne pouvant pas utiliser la vue. Nous savons que l’intégration des données auditives, d’une part, tactiles et proprioceptives, d’autre part, constitue un support fondamental pour le déplacement autonome de l’aveugle (Hatwell 2003 ; Martinez-Sarocchi, 1984). Nous faisons l’hypothèse que la distribution des « affordances » selon ces canaux sensoriels participe alors à la création d’ambiances sensibles et particulières pour le piéton aveugle, facilitant ou entravant le déplacement.

Notre recherche propose une approche écologique de l’interaction qui existe entre l’environnement urbain et les personnes aveugles qui le parcourent quotidiennement. Elle se situe à l’articulation de la psychologie environnementale et de la psychologie cognitive. L’objectif est de proposer une approche intégrative de l’incidence de l’environnement urbain sur différents aspects du déplacement que sont la perception et le ressenti, la locomotion, le stress et la représentation spatiale. Ce regard, que nous espérons assez ouvert, permettra de mettre en lumière les interactions qui peuvent exister entre ces différents aspects.

Ce document s’articule selon cinq grands chapitres. Nous présentons, dans le premier chapitre, le cadre théorique qui soutient cette thèse, avec en particulier les travaux de Gibson et la « théorie écologique » (Gibson, 1986). Cette approche s’intéresse à l’individu1 qui perçoit et agit dans son environnement. Gibson a principalement exploré la question de la locomotion et des flux sensoriels (en particulier visuels) dans le rapport au monde. Pour les sciences physiques, qui décrivent notre monde tel qu’il existe, celui-ci est conçu de l’infiniment petit (les atomes) à l’infiniment grand (les galaxies et l’univers). Dans l’approche écologique, qui se place du point de vue de l’animal, atomes et galaxies n’existent pas, l’animal ne les percevant pas. La dimension écologique s’intéresse précisément à ce qui est perçu donc significatif à l’échelle de l’animal (ou de l’individu) pour mener à bien une action. Le concept « d’affordance », que nous développerons, illustre cette réciprocité qui existe entre l’animal et l’environnement et offre un cadre de pensée tout à fait intéressant pour envisager la locomotion du piéton aveugle.

La vitesse, la fréquence et la longueur du pas sont, en moyenne, inférieures chez les aveugles, comparativement aux voyants (Clark-Carter, Heyes & Howart, 1987 ; Portalier & Vital-Durand, 1989). Cela traduit probablement la complexité et la difficulté de cette tâche, qui conduirait un nombre important d’adultes aveugles à ne pas quitter, seuls, leur domicile (Clark-Carter et coll., 1986 ; Foulke, 1982 ; Sander, Bournot, Lelièvre & Tallec, 2005). Cela interroge évidemment la notion de stress en rapport avec la locomotion en milieu urbain. Nous définissons cette notion de stress, fortement polysémique, selon ses aspects à la fois subjectif (en terme de ressenti), mais aussi objectif (en termes d’activation du système nerveux autonome). L’évaluation du stress chez le piéton aveugle reste relativement peu explorée à notre connaissance. Toutefois, les progrès récents dans le domaine des capteurs biomédicaux permettent d’envisager maintenant des mesures dans des conditions naturelles de déplacement (Dittmar, Vernet-Maury, Rada, Collet, Priez & Delhomme, 1997). Cela répond à notre volonté d’utiliser une méthodologie plaçant cette recherche en conditions réelles, au cœur du lieu de déplacement quotidien de nombreuses personnes aveugles : la cité.

Si la cécité est à l’origine de singularités dans l’action locomotrice, elle l’est aussi dans la représentation mentale de l’environnement. Plusieurs travaux ont ainsi mis en évidence l’existence d’un déficit de la représentation spatiale chez les non-voyants, en particulier chez l’aveugle précoce (Rieser, Lockman & Pick, 1980 ; Veraart & Wanet, 1984). La représentation est un domaine particulièrement étudié en psychologie, que ce soit auprès de sujets ordinaires (Denis, 1994 ; Golledge, 1987, 1999 ; Piaget & Inhelder, 1948/1981) que de sujets aveugles (Gaunet & Thinus-Blanc, 1996 ; Golledge, 1991 ; Ledermann & Klatzky, 1985, 1987). Ces recherches démontrent que se déplacer, s’orienter et planifier des itinéraires s’avèrent être dépendants de la capacité du sujet à se représenter et à mémoriser l’espace (Siegel & White, 1975). Toutefois, nous n’avons relevé que très peu d’études portant sur l’incidence de l’environnement urbain sur cette capacité de représentation spatiale. Nous concluons ce premier chapitre en évoquant certains aspects de la structure de la cité, notamment à travers l’exemple des aides environnementales insérées dans le paysage urbain. Dans notre pays, les lois ont régulièrement évolué depuis une trentaine d’années, afin de favoriser l’accessibilité de l’espace urbain aux personnes en situation de handicap, grâce à la mise en place de dispositifs nécessaires. Ce travail de thèse fait d’ailleurs suite à une recherche précédemment menée en collaboration avec le Grand Lyon, sur l’incidence de plusieurs dispositifs de feux sonores expérimentaux sur le déplacement de personnes aveugles dans un carrefour complexe (Baltenneck, 2005).

Le second chapitre de ce document est consacré à la présentation de la problématique. Nous présentons, dans le chapitre suivant, la méthodologie déployée pour tester nos hypothèses, avec en particulier le protocole de recherche qui se déroule dans les rues de Lyon. Après la présentation des résultats, le cinquième et dernier chapitre de ce document nous permet de discuter les données obtenues et de les mettre en perspective avec les notions « d’ambiance urbaine » et « d’aménagements urbains ». Nous terminons ce travail par une ouverture sur la théorie de la « cognition située », qui nous paraît tout à fait pertinente pour envisager de futurs travaux dans ce domaine.

Notes
1.

Dans ses travaux, Gibson parle d’animal en interaction avec son milieu, qu’il définit comme un être qui perçoit et agit.