Chapitre I :
Approche théorique

‘« You don't have to have sight to have vision. »2(Golledge, 2002)’

1. Entre perception et action : l’affordance selon Gibson

Lise, participante à notre recherche.
« Le bus s'arrête, la porte s'ouvre, je descends. Au son que mes pas et ma canne produisent, je sais si je me trouve devant, avant ou après l'abri bus. Quoi qu'il en soit, je passe derrière et me guide sur la bande de pelouse qui longe le trottoir. Parfois, un vélo me frôle, mais j'en ai toujours été quitte pour une bonne frayeur. Lorsque l'herbe laisse place au bitume sur ma droite, c’est là qu'il faut tourner. Se succède alors une alternance d'enrobé lisse et d'enrobé plus rugueux. La troisième zone rugueuse se trouve devant le portillon que je dois emprunter pour entrer dans le Parc d'Activité. Entre-temps, mon trajet est souvent ponctué d'éclats de voix. Ce sont les discussions animées des prostituées africaines qui exercent massivement leur art dans le quartier de Gerland. Je cherche à tâtons le portillon d'entrée, soulève le couvercle qui protège le digicode, compose les quatre chiffres magiques et actionne la poignée. Une fois de l'autre côté, je longe la façade des bâtiments. Ce n'est pas le trajet le plus direct, mais c'est le plus sûr pour moi. Je me suis déjà trop souvent perdue sur la zone en voulant couper. Le trottoir est étroit et jalonné d'obstacles dont j'ignore la nature précise. Le dernier de la série me sert de repère. Je me trouve alors juste devant la porte des locaux de mon entreprise. Une bonne journée de travail et il faudra remettre ça ce soir ! » ’

Lorsque nous évoluons dans un environnement (urbain par exemple), notre posture et notre locomotion s’adaptent très souplement et naturellement au terrain sur lequel nous nous déplaçons, sans en avoir conscience. Nous n’essayons pas d’atteindre des objets inaccessibles, ou nous n’essayons pas de marcher sur des surfaces impropres au déplacement. En effet, excepté à certaines périodes du développement (notamment concernant l’acquisition de la coordination vision-préhension ou de la marche) ou dans le cas de certaines pathologies, les chutes et les buts non atteints sont finalement extrêmement rares par rapport au très grand nombre de gestes réalisés quotidiennement avec succès. « L’affordance », néologisme proposé par Gibson (1986), et que nous expliquons plus loin,traduit fidèlement cette faculté de l’homme et de l’animal en général, à guider ses comportements en percevant ce que l’environnement lui offre comme potentialités d’actions. C’est un concept qui découle de la théorie écologique et dont l’utilisation se développe beaucoup, notamment dans des disciplines connexes à la psychologie, telles que la philosophie, l’ergonomie, la psychologie sociale, les neurosciences, et la robotique (Fritz, Paletta, Kumar, Dorffner, Breithaupt & Rome, 2006).

Notes
2.

« Il n’est pas nécessaire de voir pour être visionnaire »