1.3. La nature des affordances

Gibson (1986) définit l’affordance à la fois comme une donnée invariante de l’environnement, mais aussi comme une propriété émergente qui n’existerait qu’en rapport avec l’individu (ou l’animal). Selon lui, la personne saisit une affordance en fonction de ses besoins, mais cette dernière reste toujours présente dans l’environnement pour être perçue. L’environnement constitueraitdoncune collection d’opportunités pour l’action, les affordances étant ce que nous percevons, ou non, de cet environnement à un moment donné. Par exemple, nous ne percevons pas un stylo, mais plutôt « quelque chose pour écrire ». Dans ce cadre, l’individu peut avoir des actions par rapport à de « fausses affordances » (Luyat & Regia-Corte, 2009). Un mirage dans le désert nous fait accélérer le pas pour nous rafraichir, des sables mouvants semblent pourtant offrir la possibilité de s’y déplacer, ou une baie vitrée sans reflet peut afforder à tort le passage. La déficience visuelle est à l’origine de nombreuses situations de ce type. Citons, par exemple, un participant de notre recherche (Georges, communication personnelle, 5 octobre, 2009) qui souffre de rétinite pigmentaire (vision tubulaire). Il décrit la confusion dans laquelle le plongeaient les passages piétons, il y a quelques années, alors que l’évolution de la maladie dont il souffre était à un stade différent :

‘« Lorsque j’étais très malvoyant, mais pas encore utilisateur de canne blanche, il m’est parfois arrivé de confondre l’alternance clair-sombre que produisent les marches et contremarches d’un escalier vu de face, avec les bandes claires d’un passage piéton sur le goudron. Lorsque l’on pense s’approcher d’une traversée pour piéton, il est toujours très surprenant et déstabilisant de se rendre compte qu’il s’agit en fait d’un escalier. »’
Figure 2 : Come sa di sale
Figure 2 : Come sa di sale

Source : © Daniela Nobili (2008)

L’expérience de l’environnement permet de pallier, en partie, ces « fausses affordances ». L’individu perçoit les affordances, mais dans une approche dynamique. Nous illustrons cela par les travaux de Zwart, Ledebt, Fong, De Vries et Savelsbergh (2005) qui se sont plus particulièrement intéressés aux affordances chez l’enfant, en situation de déplacements locomoteurs. Ils ont mis en évidence que la décision d’action chez l’enfant (traverser un fossé) était sous-tendue principalement par l’expérience de la marche. Cette recherche suggère que l’émergence de la perception des affordances provient de l’expérience, donc de l’exploration de l’environnement.

Nous retrouvons cette approche interactive de l’affordance chez Gibson (1986) qu’il ne conçoit ni comme une propriété de l’individu, ni de l’environnement, mais plutôt comme une relation entre les propriétés de l’individu et celles de son environnement. Cette conception de l’affordance est la plus proche du postulat écologique de réciprocité entre l’individu et son environnement, qui constituent tous deux un système indivisible. L’affordance est une propriété de ce système, mais n’est la propriété d’aucun de ces deux éléments pris séparément. Dans cette approche systémique, nous pouvons donc dire que « le tout est plus que la somme des parties » (Von Bertalanffy, 1973). Cette conception montre un intérêt particulier dans la problématique de la déficience visuelle. Par exemple, une bordure de trottoir qui symbolise matériellement la différence entre la voie de circulation pour les automobiles et la voie de circulation pour les piétons prend une dimension particulière pour un individu qui se déplace sans voir. En effet, la saillance de cette bordure de trottoir, en plus de lui permettre d’identifier qu’il se trouve bien sur l’espace qui lui est réservé (le trottoir), lui offrira (affordera) une capacité originale et robuste de guidage, en lui permettant de cheminer de façon rectiligne. Nous pouvons faire l’hypothèse qu’il en va de même pour le flux auditif provoqué par la circulation des automobiles, auquel le piéton voyant ne prête pas d’attention particulière, mais qui servira d’appui sonore au piéton aveugle.

Figure 3 : Illustration des affordances entre le piéton (voyant ou aveugle) et l’environnement urbain
Figure 3 : Illustration des affordances entre le piéton (voyant ou aveugle) et l’environnement urbain

Sur ce schéma, certaines affordances sont communes aux sujets aveugles et voyants.