3.4. Les modalités perceptives à l’œuvre chez le sujet aveugle

La perception de l’environnement se met en place très précocement chez l’homme et se développe pendant les premières années de la vie. Par conséquent, il est important de prendre en considération cette période de maturation chez l’enfant dans notre réflexion et de comprendre les enjeux qui s’y déploient.

Le jeune enfant aveugle dispose de plusieurs modalités, notamment proprioceptives, tactilo-kinesthésiques et auditives qui suppléent l’absence de vision, mais de manière relative (Fraiberg, 1977). Le toucher reste, en effet, plus limité que la vision, qui permet une appréhension de l’espace proche et lointain. Son champ perceptif, bien plus réduit que le champ visuel, et de nature discontinue (par opposition au flux visuel permanent), ne peut pas tenir la même fonction organisatrice de la tonicité et de la posture. La modalité tactilo-kinesthésique, peu adaptée à la perception des mouvements, est, par ailleurs, plus lente que la vision et le stockage des données en mémoire plus fragile que celui des données visuelles. Rappelons enfin que l’audition et la préhension se coordonnent plus tardivement que la vision et la préhension (Fraiberg, op. cit.). Comment, dès lors, le tout petit privé de vision perçoit-il et construit-il son environnement ? Nous nous inspirons ici notamment des travaux d’Hatwell (1986, 1999, 2003) dont l’approche du développement de l’enfant aveugle est fondée sur une observation clinique tenant compte de l’hétérogénéité des profils de cette population (situations où la cécité survient précocement ou tardivement, celles où elle est totale ou bien partielle).

Bullinger et Mellier (1988) ont observé que le jeune enfant aveugle utilise très fréquemment la bouche pour explorer les objets. Ils parlent de :

‘« […] fusion main-bouche, qui réalise une coordination tactile-kinesthésique, constituant une condition optimale de rencontre d’un tactile bien développé au niveau des lèvres et du proprioceptif (les mains qui portent et manipulent l’objet). Outre que la bouche va rester longtemps un relais privilégié dans l’exploration des objets, il est à remarquer que cette coordination devient très opérante : l’ouverture de la bouche est calibrée à la taille de l’objet approché par les mains (nourrissons aveugles de 8 à 12 mois) ». (op. cit., p. 196)’

D’amples mouvements d’exploration sont, par la suite, nécessaires au bébé aveugle pour agrandir son champ de recherche : mouvements exploratoires des mains, puis déplacements du corps pour appréhender l’environnement. L’accès au monde des objets qui entourent le tout petit privé de vision se fait, à ce stade, principalement par une exploration tactile. Les tentatives exploratoires de l’objet (sur des bases tactiles comme auditives) restent cependant circonscrites dans les premiers mois à la longueur du bras sans qu’apparaisse une avancée du tronc (Mellier & Jouen, 1986). Passé ce stade, le jeune enfant aveugle a prioritairement recours à des perceptions tactilo-kinesthésiques (ou haptiques) pour appréhender son environnement proche. Notons que les conduites manuelles des nourrissons aveugles précoces diffèrent de celles des voyants. Les réactions primitives de grasping et de saisie des objets sur stimulation tactile apparaissent aux mêmes âges, mais l’activité manuelle de manipulation est en général moins intense et moins fine chez les aveugles complets et la prise en pince n’apparaît que vers deux ans (Hatwell, 2003). Cette plus faible activité manuelle résulte notamment de la diminution des stimulations sensorielles. Alors que le bébé voyant garde présents dans son champ perceptif des objets éloignés qu’il ne touche pas, le nourrisson aveugle n’a aucun contact perceptif avec les objets lâchés par sa main ou non encore saisis, sauf si ceux-ci émettent des sons. La recherche manuelle d’un objet sonore qui a été déplacé puis a cessé de sonner, émerge chez le jeune enfant aveugle entre 22 et 30 mois. Cette conduite de recherche apparait, en revanche, vers sept ou huit mois chez le bébé voyant, témoignant d’un décalage important entre la coordination audition-préhension de l’enfant aveugle par rapport à la coordination vision-préhension du voyant (Hatwell, 2006). L’exploration tactile permet au jeune enfant privé de vision d’accéder à une partie non négligeable des informations spatiales, comme la forme, la grandeur, la texture, la localisation, la distance, etc. Le toucher s’avère autant efficace que la vision dans certains domaines comme l’identification des objets significatifs familiers dès l’âge préscolaire, la discrimination des textures et des longueurs vers sept ou huit ans (Hatwell, 1999).Le sujet aveugle reste cependant privé perceptivement d’une importante partie des connaissances spatiales dont bénéficient les voyants, et ce, quelles que soient les capacités de suppléance de l’audition et du toucher. L’avantage de la vision demeure ainsi très marqué dans la perception des formes géométriques et des orientations, et ce, même chez les adultes (Hatwell, 1986). Bullinger et Mellier (1988) ont mis plus particulièrement en évidence une gêne importante chez les enfants aveugles congénitaux à décrire ou produire des formes spatiales sur des bases kinesthésiques (dessin d’un carré avec le doigt sur un support homogène). Ils ont notamment constaté des difficultés pour fermer la figure et respecter les symétries.