4.1. Particularités des déplacements chez l’aveugle

‘« Tant qu’il n’est pas incité à bouger dans l’environnement, l’enfant aveugle n’en découvre pas son existence. » (Adelson & Fraiberg, 1974 cités par Mellier, 1986, p. 44)’

La locomotion, malgré les difficultés rencontrées par le jeune enfant aveugle à mener de front les activités d’initiation du déplacement, de contrôle de l’équilibre postural et d’orientation (Hatwell, 2003), lui permet de passer du statut de sujet passif porté à celui d’expérimentateur actif de son environnement. Elle introduit le jeune enfant dans la découverte du monde qui l’entoure, lui assurant une autonomie nécessaire à son épanouissement et à son intégration (Portalier, 1990). Elle favorise, par ailleurs, l’expérimentation et « rend possible l’exercice et la construction des relations spatiales de rapprochement/éloignement. » (Mellier, op. cit., p. 43)

Fraiberg (1977) a montré que la cécité complète n’affecte pas le développement pendant les deux àtrois premiers mois de la vie, ce qui peut retarder le diagnostic de cécité, le fonctionnement sensori-moteur étant encore à cet âge fortement dépendant d’organisations biologiques préformées. Faute de disposer de flux sensoriel continu, le bébé aveugle est hypotonique, surtout au niveau de la tête et des membres inférieurs : il a souvent la tête penchée vers l’avant, les plus grands plaçant les bras enflexion contre le buste, les paumes de la main ouvertes. Ce sont principalement les conduites motrices impliquant la mobilité volontaire autonome qui sont retardées de quelques semaines par rapport aux enfants voyants, notamment sur les items « s’assoit seul », « se déplace en rampant », « se met debout seul », issus de l’échelle de développement Brunet-Lezine. L’acquisition de la marche autonome est particulièrement retardée chez le jeune enfant aveugle complet, avec un âge médian à 18 mois, mais des écarts pouvant aller jusqu’à 30 ou 32 mois chez des enfants n’ayant, par ailleurs, aucune atteinte motrice (Fraiberg, op. cit.).

Une fois la position debout et la marche acquises, on constate une démarche spécifique au jeune enfant aveugle qui ne concerne pas les enfants amblyopes (Sampaio, Bril & Brenière,1989). Portalier et Vital-Durand (1989)ont mis en évidence le retentissement de la cécité sur plusieurs paramètres de locomotion. Répartissant les sujets de leur recherche en trois groupes (sujets amblyopes, sujets présentant une acuité visuelle faible et sujets aveugles complets), ils ont mis en évidence que les enfants aveugles complets vont deux fois moins vite que les enfants ayant une acuité visuelle faible. Ils ont, par ailleurs, montré une différence significative entre les participants aveugles et ceux qui ont une acuité visuelle faible en ce qui concerne les temps moyens d’appui sur deux pieds. L’enfant aveugle réactiverait plus fréquemment ses afférences sensorielles, particulièrement au cours du contact sur les deux pieds, donnant à la marche une allure heurtée. Portalier et Vital-Durand (op. cit.) ont, enfin, noté qu’une référence auditive fixe améliorait la vitesse et la souplesse de la marche.

L’étude préliminaire de Sampaio et coll. (op. cit.), sur les débuts de locomotion autonome chez deux enfants atteints de cécité, a également mis en évidence une asymétrie dans la marche du jeune enfant aveugle qui consiste à avancer le premier pied puis à ramener le second au niveau du premier sans le dépasser. La progression se ferait chez ce dernier, sur un pied, un pas sur deux. Cette « phase de double appui », essentielle à la stabilité posturale, aurait une durée plus importante lorsque le jeune enfant aveugle marche seul que lorsqu’il est accompagné. Cette étude a ainsi montré que lorsque l’enfant aveugle est seul, il évite le plus possible d’utiliser une stratégie de chute et de rattrapage, induisant un rythme de marche et d’accélération plus faibles.

‘« Tout se passerait comme si, lorsqu’il marche seul, l’enfant aveugle devait à chaque pas, “réinitialiser” les paramètres (temporels et spatiaux) de la marche. » (Sampaio et coll., op. cit., p. 76)’

Mellier (1986) a introduit une différence au niveau de l’allure de la marche en fonction de l’activité du jeune enfant aveugle.Il a constaté que lorsque ce dernier oriente son déplacement pour rejoindre une cible sonore, il effectue un trajet plus ou moins sinueux, ponctué de ralentissements et d’arrêts au décours desquels l’enfant se réoriente. Mellier (op. cit., p. 45) a mis en évidence deux temps :

  • « l’orientation grossière » dont la finalité est de réduire la distance entre l’objet et le corps, jusqu’à faire entrer ce dernier dans l’espace de préhension,
  • « l’activité précise de positionnement du corps », orientée sur la capture de l’objet.

Il a opposé cette activité de déambulation à celle du jeu où l’enfant joue à marcher, sans finalité d’exploration ou d’orientation. Le jeune enfant aveugle adopte, dès lors, une allure de marche à pas symétriques, longs, franchis par levée haute du pied et prise d’appui de toute la plante. Le rythme des pas est alors accéléré.

Enfin, Clark-Carter et coll. (1987) ont effectué des observations similaires chez des sujets adultes. Ils ont choisi d’enregistrer les caractéristiques de la démarche de sujets aveugles habitués à utiliser une longue canne. Dans cette recherche, il a été demandé aux participants de marcher, munis de cette canne, dans un espace extérieur, sans obstacle, de cent mètres de long et de un mètre cinquante de large. Dans un premier parcours, le sujet est accompagné d’un guide voyant, et doit adapter la vitesse de marche la plus confortable pour lui (vitesse préférée de marche). Dans un second parcours, le sujet se déplace seul sur ce même chemin. Les résultats de cette étude ont montré que lorsqu’ils se déplacent seuls, les aveugles ralentissent significativement leur marche par rapport à leur vitesse de marche préférée. De même, la longueur du pas est réduite et la durée de chaque pas est augmentée quand l’aveugle n’est plus guidé. En conditions réelles de déplacement, la cécité a donc comme effet majeur de ralentir la marche. Ce type de situation a été mis en rapport avec des éléments de stress ou d’anxiété, dus à l’absence d’anticipation (Clark-Carter et coll., op. cit.).