4.2. La locomotion en milieu urbain : une action exigeante pour le piéton aveugle

Sur le plan de la locomotion, nous savons qu’en l’absence de repères visuels, une trajectoire rectiligne a toujours tendance à s’incurver. Ce phénomène apparaît chez les voyants eux-mêmes placés dans un dispositif spécifique, comme c’est le cas dans la recherche de Souman et coll. (2008) sur les marcheurs du désert (cf. paragraphe 3.2.1). Notons que les déviations par rapport à la trajectoire rectiligne sont moindres chez les aveugles précoces que chez les aveugles tardifs, et moindres chez les aveugles tardifs que chez les amblyopes et les voyants qui se déplacent sans voir (Cratty, 1967). Ce résultat irait en faveur d’une amélioration de cette capacité avec l’expérience.

Du fait de cette tendance à dévier, la déambulation en milieu urbain s’avère extrêmement complexe pour une personne déficiente visuelle. Foulke (1982)parle de la locomotion autonome comme d’une tâche complexe et difficile en cas de cécité, conduisant un nombre important d’adultes à ne pas quitter, seul, leur domicile. Clark-Carter et coll. (1986) ont estimé que 30 % des déficients visuels recensés dans la ville de Nottingham en Grande-Bretagne ne se déplacent pas seuls en dehors de leur logement.

Plus récemment, en France, l’observatoire régional de la santé des Pays de la Loire a proposé un document exploitant les enquêtes « Handicaps-Incapacités-Dépendance » (HID) de 1998 et 1999. Il s’agit de la première enquête nationale sur le handicap dont l’objectif principal est de « fournir des données de cadrage couvrant l’ensemble de la population »(Sander, Bournot, Lelièvre & Tallec, 2005). Elle s’intéresse à la fois aux déficiences, aux incapacités et aux désavantages, les trois dimensions du handicap issues de la CIH. L'enquête HID a été organisée par l’INSEE en deux vagues successives, avec pour chacune un passage en institution et l'autre au domicile de la personne en situation de handicap. La première vague a débuté fin 1998, avec un premier passage en institution d'octobre à décembre 1998 et un passage au domicile de la personne aveugle de novembre 1999 à janvier 2000.

Cette enquête révèle que 58 % (891 000 personnes) environ des déficients visuels adultes (non confinés au lit et autorisés à sortir) sont gênés dans leur déplacement à l'extérieur. 29 % ne peuvent se déplacer seuls, 15 % peuvent se déplacer seuls uniquement sur certains itinéraires et 14 % sont gênés, mais peuvent se déplacer seuls sur tous les itinéraires. Ces données semblent recouper celles de Clark-Carter et coll. (op. cit.).

Figure 10 : Difficultés de déplacement déclarées par les déficients visuels en France métropolitaine, selon le type de déplacement (taux pour 100)
Figure 10 : Difficultés de déplacement déclarées par les déficients visuels en France métropolitaine, selon le type de déplacement (taux pour 100)

Source : Enquête HID 98-99 dans Sander et coll. (2005)

Ces résultats confirment que les déplacements sont une véritable source de difficultés pour les déficients visuels, en particulier à l’extérieur. L'environnement y est vécu comme plus dangereux que le domicile ou les abords du logement. Contrairement à l'espace domestique qui est connu, où les obstacles sont identifiés et peuvent être mémorisés, le milieu extérieur est déstabilisant pour les déficients visuels, même dans un environnement familier.

‘« Les principales appréhensions sont liées aux obstacles imprévus que la perte de vision empêche d'appréhender : le trafic automobile et particulièrement la traversée de carrefours jugés dangereux, le stationnement gênant de véhicules sur les trottoirs qui oblige à circuler sur la chaussée, les vélos que l'on n'entend pas, le mobilier urbain mal adapté, la peur d'être bousculé, de tomber... La sécurisation des déplacements constitue d'ailleurs un enjeu important de la rééducation en locomotion. » (Sander, et coll., 2005, p. 95)’

Par ailleurs, toutes déficiences visuelles confondues, les difficultés de déplacement augmentent avec l’âge, à la fois pour les déplacements à l'extérieur du domicile et ceux effectués aux abords ou dans le lieu de vie. Ainsi, 31 % des déficients visuels âgés de moins de 60 ans et 61 % de ceux âgés de 60 à 74 ans sont gênés pour leurs déplacements à l'extérieur. Ces difficultés sont encore plus fréquemment déclarées aux âges avancés (81 % parmi les 75 ans et plus).

Les aveugles et malvoyants profonds sont les plus gênés, particulièrement pour les déplacements à l’extérieur pour lesquels 85 % des hommes et 100 % des femmes décrivent des difficultés.

‘« La composante visuelle mise en jeu dans ce type de déplacement en milieu non sécurisé étant très importante, les personnes les plus déficientes sont plus pénalisées que les autres. Les atteintes du champ visuel périphérique, qui surviennent souvent dans des affections oculaires graves (glaucome, rétinopathies) sont probablement plus fréquentes chez les aveugles et malvoyants profonds que dans les autres groupes de déficients visuels. Or, elles sont particulièrement invalidantes pour appréhender l'espace environnant et donc pour marcher. » (Sander et coll., op. cit., p. 97)’

Enfin, accéder à son logement ou s’y déplacer est également une source de difficultés pour 38 % des personnes aveugles. Les malvoyants sont proportionnellement moins nombreux à déclarer ces difficultés de déplacement à l’extérieur du domicile (52 % des hommes et 69 % des femmes) ou aux abords et à l’intérieur de ce dernier (14 % des hommes et 26 % des femmes). Nous pouvons mettre ces observations en lien avec différents facteurs, dont notamment l’impossibilité d’établir des trajectoires rectilignes fiables, ayant pour conséquences (Hatwell, 2003) :

  • une mise en danger potentiel lors des déplacements,
  • une anxiété supplémentaire (risques de heurt ou de se perdre),
  • une augmentation de la vigilance.

Ainsi, le handicap principal dû à la cécité, dans la situation de déplacement locomoteur, semble être l’absence de « pré-vision » (perception à distance préalable du chemin et des obstacles qui s’y trouvent) et donc d’anticipation (Hatwell, op. cit.). Cette absence rend difficiles les anticipations perceptives et cognitives, obligeant à intégrer des données sensorielles immédiates (auditives, tactiles, etc.) et à avoir recours à des connaissances antérieures stockées en mémoire (structure des chemins, nombre de croisements de rues ou de changements de directions, nombre de stations de métro, etc.). L’absence de « pré-vision » peut être source d’une forte anxiété, du fait des risques accrus de heurter un obstacle ou de perdre son chemin (Hatwell, op. cit.). Selon Foulke (1982), la locomotion autonome en milieu urbain doit répondre à un certain nombre de critères :

  • la sécurité,
  • l’efficacité qui permet d’atteindre le but,
  • le confort qui rend le déplacement agréable,
  • l’harmonie des mouvements,
  • l’indépendance physique.

La cécité rendant particulièrement difficile l’accès à ces critères, nous pouvons comprendre aisément l’importance d’une réflexion autour des dispositifs d’accessibilité pour :

  • qu’ils soient facilement détectables par la personne aveugle, tenant la fonction d’une référence fiable dans la gestion des déplacements,
  • qu’ils renseignent sur le lieu où se trouve la personne en dispensant des informations simples favorisant la localisation et l’orientation à donner aux déplacements,
  • qu’ils permettent ainsi une déambulation la plus sécurisante possible en favorisant la détection des carrefours et obstacles, etc.