5. Représentation de l’espace et cécité

‘« Au début, quand je connaissais à peine le trajet je me faisais toujours piéger ; je déviais à droite toujours à bonne distance du mur et je me retrouvais face au recoin : bonjour l’angoisse, cette masse qui me saute au visage, à peine le temps de s'arrêter et la canne qui butte. Merde, qu'est-ce que j'ai fait ? Dans quoi je me suis embringué ? Maintenant, cela ne m'arrive plus, je garde ma trajectoire même quand il n'y a pas de voiture. Je vois d'ici les réflexions de mon prof de loco. Un sadique se type, il m'aurait fait recommencer dix fois dans des endroits pires. Je rêve, attention, j'arrive bientôt au coin de la rue où je dois tourner. Une voiture passe transversalement, j'y suis presque. Un pan coupé, je connais. Je vais faire mon numéro à l'anglaise, style armée des Indes. Je sens le premier creux, je garde bien ma ligne droite ; le deuxième creux, le vide de la rue qui s'allonge à ma droite. Un pas et je pivote sur le talon, 1/4 de tour à droite. Gare à la canne. Je vérifie ma distance au mur — sans y toucher. C'est une rue plus étroite qui donne une sensation de couloir. Le trottoir est moins large aussi, les voitures passent plus près, un sens unique. Le mur est différent, plus feutré ; demain j'irai toucher tout ça, plus tôt, je serai sûr d'être seul. Attention, le passage se rétrécit, je suis comme coincé dans une boîte, c'est la station d'autobus. La boulangerie est juste après. Une boutique en retrait, facile à repérer. Je sens bien le décrochement du mur. Trois pas et un petit coup de canne : c'est une porte en verre ou en plexiglas, je ne sais pas faire la différence, mais cela sonne creux. Quelques secondes encore et je prendrai dans la main gauche les croissants tout chauds, un peu gras... » Hugues (1989, p. 18).