5.4. Spécificité de la représentation de l’espace chez l’aveugle

5.4.1. Les cartes mentales en l’absence de vision

5.4.1.1. L’espace de préhension

L’étude de Lederman et coll. (1985), s’appuyant sur des tâches dites « d’inférence de distance », a mis en évidence chez la personne aveugle, des particularités dans la représentation des conséquences spatialesde ses propres mouvements. Rappelons qu’inférer une distance signifie en donner une estimation non par perception directe, mais en tirant des conséquences d’autres données perçues. Lederman et coll. (op. cit.) ont proposé à trois groupes de sujets (voyants avec occlusion de la vue, aveugles précoces, aveugles tardifs) d’estimer le plus court chemin entre deux points, si, partant de l’un d’entre eux, leur index arrive au second point après avoir suivi des détours. Les auteurs ont testé plusieurs distances (de 2,5 cm à 15,2 cm) en proposant pour chacune d’elles des détours sinueux 2, 4, 6 et 8 fois plus longs que la distance en ligne droite.

Figure 15 : Exemples de deux parcours (AB+BC) de longueurs différentes : la distance AC reste identique
Figure 15 : Exemples de deux parcours (AB+BC) de longueurs différentes : la distance AC reste identique

Après avoir effectué l’un de ces trajets, par parcours tactile avec l’index, le sujet doit inférer la distance euclidienne entre A et C (Adapté d’après Lederman et coll., 1985)

Les sujets ont été répartis dans deux conditions d’exploration : avec un « point d’ancrage » (le sujet garde un doigt sur le point de départ « A » tout au long de l’exploration, mode de réponse statique) et sans « ancrage » (la main qui n’explore pas n’est pas utilisée). Les résultats de cette étude ont révélé une surestimation des distances euclidiennes qui augmente à mesure que la longueur des détours s’accroît ; cet « effet du détour » apparaît quels que soient le statut visuel, la condition d’exploration et le mode de réponse. Mais l’amplitude de cet effet est nettement plus importante chez les aveugles précoces que chez les aveugles tardifs et chez les voyants travaillant sans voir. Selon Lederman et coll. (1985, 1987), en modalité haptique, les sujets aveugles précoces utilisent préférentiellement l’étendue du chemin pour inférer la distance euclidienne.

En s’appuyant toujours sur des tâches dites « d’inférence de distance », Lederman et coll. (1987) ont étudié deux types d’espace : l’espace de préhension (manipulatory space) et l’espace de locomotion (ambulatory space). Dans l’espace de préhension, en plus de la longueur du trajet, les auteurs ont fait varier la vitesse du mouvement d’exploration. Globalement, les données obtenues suggèrent que les effets de la « longueur » du trajet et de la « durée » d’exploration sont plus importants quand l’exploration s’étend dans le temps et l’espace et aboutissent à une surestimation de la distance.

Toutefois, ces résultats n’ont pas été répliqués par Gentaz et Gaunet (2006), qui ont montré que le codage est plutôt fondé sur le mouvement pour inférer la position du point de départ. Dans une recherche plus récente (Faineteau, Palluel-Germain & Gentaz, 2008), il a été démontré que l’effet de détour est expliqué plutôt par la présence et le nombre de points d’inflexion le long du trajet curviligne que par l’augmentation de sa longueur. Ainsi, dans leur recherche, l’effet de détour n’est pas significatif en l’absence de point d’inflexion.

Gaunet et Thinus-Blanc (1996) ont étudié la représentation de l’espace chez les personnes aveugles, en menant une série de deux expériences. Elles ont demandé à des sujets aveugles de naissance, des sujets aveugles tardifs et des voyants avec occlusion de la vue, d’explorer un espace expérimental à l’intérieur duquel étaient disposés des objets différents et tactilement identifiables, selon deux conditions : l’expérience 1 s’est déroulée dans un espace de locomotion (une pièce de 5,5 m x 4,5 m) et l’expérience 2 s’est déroulée dans un espace de préhension.

Concernant l’exploration de l’espace de préhension (expérience 2), il était demandé de détecter des changements dans la disposition de cinq objets positionnés sur une table de 1 mètre de côté. La détection des changements dans l’arrangement d’objets s’est faite selon trois conditions :

  • la position du sujet est identique à celle de la phase d’exploration,
  • le sujet détecte les changements après s’être déplacé à l’opposé du point d’exploration initiale,
  • le sujet détecte les changements après que la table ait été tournée d’un demi-tour.

Les résultats font état de meilleures performances dans la détection des changements de la configuration spatiale chez les aveugles tardifs que chez les aveugles précoces. Leur conclusion illustre le fait que l’expérience visuelle précoce facilite l’organisation cohérente des relations spatiales qui unissent les objets de la configuration. Il est également intéressant de noter que les chercheurs ont obtenu des résultats similaires dans la situation de locomotion (expérience 1), que nous présentons maintenant.