5.4.1.2. L’espace de locomotion

Dans l’expérience 1, Gaunet et Thinus-Blanc (op. cit.) ont proposé à des sujets aveugles d’explorer un espace expérimental de 5,5 m x 4,5 m à l’intérieur duquel étaient disposés quatre objets différents fixés sur des supports à un mètre de haut. Après avoir opéré un changement (déplacement d’un objet, interversion, etc.), le participant devait explorer à nouveau l’environnement de manière à détecter et identifier la nature du changement (phase test). Chaque participant était soumis à trois sessions (dans lesquelles alternaient phase d’exploration initiale et phase de test). Gaunet et Thinus-Blanc (op. cit.) ont évalué les performances en termes de nombre de bonnes réponses et de régularités comportementales de type :

  • « cycles » : patrons d’exploration consistant à visiter successivement les quatre objets (le premier visité étant également le dernier visité),
  • « allers-retours » : patrons d’exploration consistant à réaliser des trajets répétés entre deux mêmes points.

Cette expérience a mis à nouveau en évidence de meilleures performances dans le traitement des informations spatiales chez les sujets aveugles tardifs, en comparaison aux sujets aveugles de naissance, ces derniers faisant davantage d’erreurs de détection de changement. Gaunet et Thinus-Blanc (op. cit.) ont, par ailleurs, mis en évidence que les aveugles de naissance mettaient en jeu davantage de « cycles » et moins « d’allers-retours ». Elles ont proposé que les « cycles » reflétaient un codage de l’information sous forme de séquences de mouvement ou « route » alors que les « allers-retours » reflétaient une recherche d’informations métriques précises. Elles ont conclu que les aveugles de naissance, se basant préférentiellement sur le mouvement, utilisaient de manière prédominante les « cycles », alors que les aveugles tardifs, ayant accès à une représentation d’ensemble de l’espace, cherchaient à améliorer la précision des relations spatiales. Les deux étapes de cette étude montrent que l’absence d’expérience visuelle affecte la détection et l’identification d’un changement spatial apporté à une configuration d’objets.

Pour Lederman et coll. (1987), en locomotion, l’encodage n’est pas basé sur la durée de l’exploration, mais plutôt sur la distance parcourue, estimée par exemple grâce au nombre de pas (footstep metric). Néanmoins, selon les auteurs, cette technique d’encodage, adaptée dans un environnement de petite taille (largeur d’une pièce par exemple), trouve ses limites dans les espaces plus vastes comme peut l’être l’environnement urbain que nous étudions dans cette recherche.

C’est justement une configuration spatiale plus vaste, à l’échelle du bâtiment, qui a été l’objet de l’étude de Rieser et coll. (1980). Ils ont demandé à des aveugles précoces, des aveugles tardifs et des voyants d’estimer la distance entre certains objets ou équipements (meubles, portes, couloirs, etc.), dans un bâtiment qu’ils connaissent bien puisqu’ils y résident depuis longtemps (une institution pour aveugles). Les participants devaient indiquer, parmi trois lieux proposés, les deux qui étaient les plus près l’un de l’autre et les deux qui étaient les plus éloignés. Comme ces lieux étaient parfois séparés par des murs ou des étages, deux réponses étaient demandées : une évaluation des distances en ligne droite (à vol d’oiseau) et une autre en termes de locomotion. Aucune différence n’apparaît entre les groupes dans l’évaluation locomotrice. En revanche, dans celle à vol d’oiseau, les aveugles précoces ont des performances inférieures à celles des voyants, les aveugles tardifs se situant à un niveau intermédiaire. Cette étude laisse apparaître que les aveugles précoces ont plutôt une connaissance des routes et non une carte mentale des lieux qui leur sont pourtant familiers.

Nous retrouvons des observations similaires dans le modèle proposé par Foulke (1982), qui aanalysé les étapes par lesquelles le piéton aveugle passe pour se déplacer vers un but. Ce dernier doit, tout d’abord, disposer d’une certaine information spatiale préalable (localisation spatiale du but et de sa propre position de départ). Il doit, ensuite, faire appel à des représentations spatiales en mémoire acquises au cours de déplacements antérieurs et doit saisir en temps réel des informations perceptives actuelles dont il testera l’adéquation par rapport à ses prédictions. Si besoin, il doit procéder à des corrections d’erreurs. Nous présentons ce modèle du déplacement des piétons aveugles en double page, ci-après (fig. 16).

Figure 16a : Tâches effectuées par les sujets aveugles en déplacement.
Figure 16a : Tâches effectuées par les sujets aveugles en déplacement.
Figure 16b : Tâches effectuées par les sujets aveugles en déplacement.
Figure 16b : Tâches effectuées par les sujets aveugles en déplacement.

Source : Foulke (1982)

La personne aveugle intègre donc au fur et à mesure de son déplacement les données sensorielles immédiates qu’elle rencontre (auditives, tactiles, kinesthésiques, etc.) et construit une représentation de l’espace de proche en proche. Nous retrouvons les observations faites par Rieser et coll. (1980) qui parlent d’une représentation de type « route », où le chemin est codé en termes de séquences de mouvements, et non en termes de carte spatiale où toutes les parties du chemin sont directement accessibles.

‘« Lorsqu’elle effectue un trajet non habituel, la personne aveugle est, de fait, dans l’obligation de faire le point comme un navigateur au fur et à mesure de sa progression. » (Raynard, 1999, p.33)’

L’étude de Veraart et Wanet (1984) s’est déroulée dans un espace de 40 m² à l’intérieur duquel étaient disposés des repères regroupés par trois, le long de six trajets différents. Les sujets adultes étaient répartis en trois groupes : sujets voyants, sujets aveugles tardifs et sujets aveugles précoces. Dans la procédure expérimentale, le chercheur guidait les sujets aveugles et les sujets voyants qui avaient les yeux bandés, le long d’un trajet à parcourir. L’exploration de l’espace pouvait aussi être effectuée par les aveugles, au travers de l’utilisation d’une paire de lunettes munie d’un dispositif à écholocalisation (cf. paragraphe 3.5.3) et d’écouteurs. Les obstacles étaient détectés par un codage directionnel binaural et par un codage de la distance proportionnel à la fréquence audible. Chaque trajet était parcouru deux fois, puis, à partir du troisième repère, le sujet devait estimer la distance et la direction des deux autres repères. Les résultats de cette étude ont montré que les performances des aveugles précoces, comparées à celles des voyants, étaient significativement inférieures tant pour la distance que pour la direction. En situation de parcours complexes comportant des changements de direction, Veraart et Wanet (op. cit.) retrouvent ainsi de meilleures performances chez les aveugles tardifs que chez les aveugles précoces, plus en difficulté dans la construction de la représentation spatiale du parcours. Les aveugles précoces présentent donc de plus faibles performances que les aveugles tardifs lorsqu’il leur est demandé de se représenter mentalement les conséquences spatiales de leurs déplacements (ou de déplacements d’objets). Cette étude étaie donc l’idée d’un déficit de la représentation spatiale chez l’aveugle congénital. Par ailleurs, la comparaison obtenue par Veraart et Wanet (op. cit.) des performances de l’ensemble des sujets aveugles au cours de l’exploration guidée à celles réalisées avec l’aide du dispositif à écholocalisation met en évidence une différence significative allant dans le sens d’une meilleure estimation de la distance et de la direction pour la deuxième condition. L’utilisation d’une source auditive contribue donc à enrichir l’information spatiale obtenue au cours du déplacement. Un certain nombre de travaux (Baltenneck, 2005 ; Portalier & Vital-Durand, 1989 ; Veraart & Wanet, op. cit.) ont illustré la fonction d’aide que peut offrir ce type de dispositif dans la construction et la représentation de l’espace.