6.2.4. Structures urbaines

Lorsque l'urbaniste Lúcio Costa a conçu Brasília en 1960, la voiture était au cœur des déplacements urbains. La capitale administrative du Brésil s'organise depuis autour de deux axes routiers perpendiculaires majeurs : l’Eixo monumental et l’Eixo Rodoviário ou Eixāo. L'Eixo monumental est considéré par les Brésiliens comme la plus large avenue du monde avec deux fois six voies et 250 mètres au point le plus large. L'Eixāo est courbe et constitué d'une piste principale de deux fois trois voies, accessible à partir des axes secondaires, chacun étant constitué de deux fois deux voies. L'Eixão est exclusivement réservé à la circulation des véhicules, des passages souterrains étant aménagés pour la traversée des piétons. Cette conception qui s’articule autour des déplacements motorisés (Brasília est très étendue et les distances à parcourir importantes) est très différente de l’urbanisme aujourd’hui développé en Europe.

En effet, dans la cité telle qu’elle est conçue actuellement, le piéton est au cœur du projet urbain. Les zones qui lui sont dévolues se multiplient depuis plus d’une dizaine d’années avec parfois un enchevêtrement entre des espaces spécifiquement réservés aux véhicules motorisés et d’autres aux cyclistes et marcheurs (Vignon, 2008). Ces « zones de rencontre »22 sont une extension du concept « d’espace partagé » (shared space) apparu dans les années 1970 aux Pays-Bas, principalement dans les quartiers résidentiels où l’habitat prédominait. Trois principes sont communs aux « zones de rencontre » dans les différents pays européens :

Dans une ville comme Drachten aux Pays-Bas, trottoirs et signalisation ont complètement disparu pour aboutir au concept de « route nue ». L’intérêt d’une telle démarche est d’accroitre la vigilance du conducteur, mis en situation de recherche d’informations, qui devient plus attentif à son environnement. Diverses expérimentations menées par certaines communautés urbaines au nord de l’Europe (Allemagne, Pays-Bas, Royaume-Uni, etc.) semblent montrer une diminution du nombre d’accidents dans ces zones. Toutefois, cet enchevêtrement des espaces de circulation, habituellement différenciés, n’est pas sans poser problème aux personnes aveugles. Ajoutons que ces « zones de rencontres » sont également souvent construites selon les règles actuelles de voirie qui tendent à gommer autant que possible les reliefs au niveau du sol. Il s’agit en particulier des hauteurs de trottoir, des abaissements et des bordures inclinées. L’appauvrissement en affordances provenant du sol est normalement compensé par l’implantation de dispositifs repérables aidant la locomotion. Toutefois, beaucoup de questions restent encore en suspend concernant ces dispositifs et de nombreuses études sont à l’œuvre actuellement pour trouver des solutions adéquates (Desprez, Rennesson & Vignon, 2010). En l’état actuel, les gênes potentielles de ces nouvelles zones urbaines sont relatives à l’orientation, à la localisation et au guidage. Enfin, il s’agit souvent de lieux particulièrement ouverts, ce qui entraine des particularités en termes de « bruits urbains », qui constituent le deuxième grand canal sensoriel d’informations pour un piéton aveugle.

La propagation du bruit en ville est une question étudiée depuis de nombreuses années (Bar & Loye, 1981). Le bruit est depuis toujours une manifestation de l’activité humaine. Toutefois, avec l’accroissement de la circulation automobile et des transports en général, il est devenue une source de nuisance importante. L’architecture de nos cités a évolué23 en prenant en compte cette nouvelle variable, afin d’en maitriser la propagation, grâce à l’utilisation de nouveaux matériaux et de nouvelles façons de construire. En se promenant en ville et en nous laissant guider par l’écoute, le sonore et l’oreille, nous rencontrons différents lieux, différentes organisations du bâti : des rues, des places, des jardins, des cours… Ces lieux ont une date, ils sont inscrits dans un certain monde, dans un tissu social, dans un mode de production du bâti qui n’est plus le nôtre (Bar & Loye, op. cit.). Les formes urbaines, à travers les multiples fonctions qu’elles remplissent ou qu’elles ont remplies, ont aussi une fonction acoustique et impriment leur empreinte aux sons que nous percevons.

Par conséquent, le bruit perçu dépend du tissu qui entoure la source sonore. Les bâtiments, leur organisation, la nature de leur façade, privilégient certaines sources, en atténuent d’autres, et marquent l’espace sonore d’une façon spécifique. Murray Shafer (1979) décrit la physionomie du « paysage sonore » urbain dans son ouvrage éponyme. Il évoque :

A partir de cette classification, Murray Schafer (op. cit.) définit deux qualificatifs qui lui permettent de juger de la qualité d’un environnement sonore :

Ces notions permettent d’introduire le concept d’ambiance sonore. Pour Bar et Loye (op. cit), « la superposition de différents mécanismes sonores élémentaires crée la qualification acoustique du lieu » et aboutit à la notion d’ambiance sonore. L’environnement urbain produit donc, par nature, une grande diversité d’ambiances sonores. Si l’on se place du point de vue strict de l’acoustique urbaine, chaque lieu identifiable par son empreinte, sa tonalité, son caractère, devient un repère et la ville devient une succession de lieux qui s’enchainent et se différencient au gré du trajet du piéton.

Ainsi, nous pouvons imaginer que le bruit en ville peut revêtir plusieurs significations : c’est un indicateur de la présence de vie, l’expression d’échanges (commerces) et de partages (conversations), un repère ou un éléments significatif (un changement de lieu est souvent déterminé par le bruit, ce qui est particulièrement utile pour les personnes aveugles), une marque du temps, un élément de relation avec l’architecture et le monde réel (besoin de savoir d’où vient le bruit dans un espace peu constitué), etc.

Notes
22.

Article R.110-2 : « Zone de rencontre : section ou ensemble de sections de voies en agglomération constituant une zone affectée à tous les usagers. Dans cette zone, les piétons sont autorisés à circuler sur la chaussée sans y stationner et bénéficient de la priorité sur les véhicules. La vitesse des véhicules y est limitée à 20 km/h. Toutes les chaussées sont à double sens, sauf dispositions différentes prises par l'autorité investie du pouvoir de police. Les entrées et sorties de cette zone sont annoncées par une signalisation et l'ensemble de la zone est aménagée de façon cohérente avec la limitation de vitesse applicable ».

23.

L’évolution de l’architecture se rapproche souvent d’évolutions sociales. Ainsi, au début du XXe siècle, le Mouvement Moderne est lié, en partie, à une volonté de brassage social et d’ouverture vers l’air et la lumière. De plus, les possibilités offertes par les nouveaux matériaux comme le fer, l’acier, le béton et le verre ont aussi conduit à l’invention de nouvelles techniques de construction.

24.

Il s’agit d’une allusion à la perception visuelle : la figure correspond à ce que l’on regarde et le fond permet de lui donner corps